(1973) Articles divers (1970-1973) « « S’unir, au-delà de nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités » (mai-juin 1970) » pp. 242-245

« S’unir, au-delà de nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités » (mai-juin 1970)f

Vous êtes l’auteur d’une phrase fameuse : « Il faut faire des Européens avant de faire l’Europe » ; comment y parvenir ?

Le véritable centre de gravité de ma théorie est le mythe de l’« État-nation », tel que Napoléon en a posé le modèle, intégralement centralisé en vue de la guerre. C’est le culte du sol sacré de la patrie qui a engendré cet État-nation où coïncident, à l’intérieur de frontières absolument factices, des réalités tout à fait hétérogènes. Rien de plus hostile à toute espèce d’union tant soit peu sérieuse que cet État-nation qui se révèle incapable de répondre aux exigences concrètes de notre temps, puisqu’à la fois trop petit pour agir à l’échelle mondiale et trop grand pour permettre une participation civique réelle. Je vous dirai donc qu’entre l’union de l’Europe et les États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et le culte prolongé d’un mythe, il faut choisir !

Ce choix doit s’opérer dans une certaine finalité ; quelle finalité trouvez-vous à l’Europe ?

Jusqu’à nous, voyez-vous, il fallait se battre pour survivre. Aujourd’hui que le nécessaire est assuré, on se bat pour le contrôle de zones d’influence plus idéologiques que commerciales. Il va falloir maintenant savoir ce que nous voulons au juste : un niveau de vie quantitatif ou un certain mode de vie ? Un accroissement indéfini du produit national brut, ou la recréation d’un habitat décent, d’une communauté vivante ? Il faut d’autre part épargner à l’Europe de se faire purement et simplement absorber par d’autres économies.

Cela ne revient-il pas à se poser la question fondamentale du sens même de notre vie ?

Oui, je crois à la personne humaine et à sa liberté. Pour surmonter les aliénations actuelles, il faut poser un nouvel ordre, se mettre en commun pour certaines choses et pas pour d’autres, trouver une unité diversifiée, en un mot.

Par quelles structures pensez-vous qu’il soit possible de l’établir ?

J’admets qu’il y a une pluralité d’allégeances, civiques, politiques, culturelles, idéologiques et religieuses, contre la prétention de l’État-nation à leur monopole absolu. Il faut donc distribuer les pouvoirs étatiques aux différents niveaux de décision indiqués par la nature des tâches, leurs dimensions et celles de la communauté la plus apte à les administrer. Concrètement, cela revient à appliquer la méthode du fédéralisme. Une Europe divisée en régions aux frontières fonctionnelles, tenant compte de cette pluralité des allégeances en se fractionnant en un certain nombre d’« agences » (culturelles, économiques, etc.) à la mesure des décisions qui doivent être prises. Autant l’Europe des nations était simpliste, autant l’Europe des régions sera complexe, mais combien plus simple à vivre ! Je vois l’Europe comme un grand jardin plein de surprises, mais un peu désordonné…

Ne craignez-vous pas l’utopie ? Comment sera-t-il possible de changer le système actuel de notre société, irréversible course au profit ?

Mais le système de la société actuelle n’existe pas ! Il y a précisément une crise universelle ! Il faut faire maintenant quelque chose pour établir un ordre universel nouveau. Le monde est à la limite de ses possibilités : les lacs ne sont plus nageables, les rues ne sont plus respirables, les villes ne sont plus gouvernables, l’explosion de population est formidable. Tous les équilibres anciens sont détruits : prenez les villages qui éclatent, le paysage qu’on saccage. C’est maintenant ou jamais qu’on peut trouver quelque chose de neuf, l’Ordre après le Désordre !

Quel dénominateur commun peut-il aider l’Europe à trouver cet ordre nouveau ?

L’Europe a la chance d’avoir une culture. Je ne crois pas aux cultures nationalistes, en dépit des manuels scolaires : il n’y a que des divisions tout arbitraires opérées dans l’ensemble vivant de la culture européenne. On parle souvent d’une politique européenne commune comme dénominateur commun : là aussi, je ne suis pas d’accord. La politique ne doit pas être une activité séparée : c’est la vie dans la cité, « l’art d’aménager les relations humaines », et en Europe l’art d’équilibrer tous les contraires, toutes les tensions, évitant toute uniformisation, et tirant parti de toutes ces cellules qui font la complexité de l’Europe.

On parle souvent d’helvétisation de l’Europe : pensez-vous que le modèle suisse soit le meilleur et qu’il soit viable à l’échelle européenne ?

Le système suisse, à mon avis, est excellent, hormis peut-être les cantons qui ne sont pas d’une originalité débordante. Unir les États européens en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir l’autonomie de chacun de ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que la Suisse a résolu avec ses 25 petits cantons souverains. La différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Mais tout a changé avec l’avion. On peut dire que pratiquement l’Europe d’aujourd’hui est plus petite que ne l’était la Suisse à l’époque où elle s’est fédérée ; et les disparités de coutumes ou de richesse, de langue, de confession, voire de régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre les États de l’Europe qu’elles ne l’étaient entre les cantons suisses avant 1848. Il ne faut pas non plus oublier les moyens techniques dont nous disposons à l’heure actuelle et qu’il ne faudrait surtout pas renier : je suis persuadé que le fédéralisme européen se construira grâce aux ordinateurs (pour répartir les tâches aux différents niveaux où elles doivent être accomplies)… Bluntschi, auteur d’un code civil cantonal, disait lui-même au siècle passé que la nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international et que c’est ce type d’union pluraliste qui peut seul assurer la paix de l’Europe ! Il me semble ainsi que l’idée européenne ait trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. L’anthologie de l’idée européenne réserve d’ailleurs une place de choix à Rousseau, Constant, Robert de Traz et Gonzague de Reynold, pour ne vous citer qu’eux.

Mais que pensez-vous de la réserve mise par la Suisse à l’idée de l’intégration européenne, qui tient surtout à l’obstacle de sa neutralité ?

La neutralité est une survivance historique ! Elle est encore attachée à la conception de l’État-nation. Tout à fait justifiée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle ne se justifierait plus en tout cas dans une Europe unie. Mais je verrais tout à fait une Suisse-district fédéral, siège de toutes les « agences » de l’Europe unie dont je vous parlais tout à l’heure. Il est vrai que le projet d’union de l’Europe a généralement passé pour chimérique en Suisse. Et jusqu’à présent, à chaque étape de cette lente unification, notre gouvernement a dû faire des pieds et des mains pour rattraper l’histoire en train de se faire ! On craint souvent en Suisse que la politique d’unification européenne vise à mêler les peuples pour éliminer peu à peu les caractéristiques nationales et les remplacer par un sentiment européen. Il est clair qu’une Europe une et indivisible serait tout simplement une catastrophe pour la Suisse. Mais personne ne la préconise, je crois. Il est clair, en revanche, qu’une Europe fédérée, respectueuse de ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec la vocation traditionnelle de la Suisse. Savoir si elle se fera dépend de nous aussi : c’est à nous de faire valoir dans les Conseils qui élaborent l’Europe future les avantages de la formule fédéraliste. Car je pense que prétendre conserver les bénéfices de notre fédéralisme pour nous seuls, serait le plus sûr moyen de les perdre !