(1973) Articles divers (1970-1973) « La passion en 1970, est-ce possible ? (mai 1970) » p. 21

La passion en 1970, est-ce possible ? (mai 1970)g

« La passion, écrit Denis de Rougemont, est cette forme de l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut la distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressaisir et s’exalter. »

Cette passion qui se nourrit d’obstacles par définition, que devient-elle à notre époque où les obstacles ne se dressent plus entre les amants ?

La distance matérielle ou morale est abolie. Les avions ont réduit les séparations ; la psychanalyse a ruiné les tabous ; les plans sociaux sont nivelés et les princesses épousent des photographes ; le mariage, affaibli par la relative facilité du divorce, n’offre plus qu’une barrière fragile aux passions ; si on aime ailleurs, on divorce.

Et la passion, dans nos mariages modernes, qui ne sont en principe que des mariages de passion, comment s’accommode-t-elle de l’immédiat quotidien ou du prochain accessible ?

Je ne condamne ni la passion ni le mariage, dit Denis de Rougemont, je dis seulement qu’il y a un conflit, si toutefois on parle de passion, qui est autre chose que l’amour. En effet, si l’on se marie en état de passion, c’est-à-dire en état de fièvre, c’est exactement comme si l’on voulait prendre une décision grave le jour où l’on a un rhume de cerveau, quand l’esprit et ses facultés sont embrumés et en état de transe. La décision risque de n’être pas excellente.

La passion, d’autre part, est une projection narcissique : on aime, en l’autre, la projection de soi-même, alors que le mariage tue l’aspect narcissique de la relation. Pour moi, un mariage réussi l’est, quand les deux conjoints estiment que leur vie commune est favorable à l’épanouissement de chacun. C’est le contraire d’une relation narcissique.

Mais si l’on arrive à passer de la transe à la réalité, la passion peut conduire à l’amour. Le mariage à l’essai qui, maintenant et de plus en plus, tient lieu de fiançailles, me semble un bon moyen de faciliter ce passage et d’éviter les trop mauvais mariages.

Pourquoi les seconds mariages sont-ils souvent plus heureux que les premiers ? C’est que les premiers n’étaient que des mariages-maquettes.

Pour moi, le mariage, si on veut faire une comparaison politique, est le type même d’un rapport fédéral : l’association de deux éléments contradictoires, entre lesquels n’existent ni fusion, ni subordination, ni unification. C’est très différent d’une union basée sur la passion qu’on subit et dont on pâtit, par définition.

D’après Denis de Rougemont, la crise du mariage (qui ne date pas d’aujourd’hui) procède à la fois d’un culte exagéré de la passion, de la romance, pour reprendre le terme anglais et de la revendication des femmes pour l’égalité avec les hommes, alors qu’elles sont plutôt complémentaires.

Je suis contre l’égalité, dit-il, c’est la source de toutes les tyrannies.

Enfin, troisième raison ; la vulgarisation moderne des connaissances psychologiques, qui a rendu les hommes et les femmes plus exigeants sur la qualité de leur mariage, c’est-à-dire qu’à force d’entendre prôner l’idéale harmonie psychologique, indispensable dans un couple, les gens se posent des questions dont ils ne trouvent pas toujours les réponses.

Et ces fameux obstacles à la passion ? Pour Denis de Rougemont, ces obstacles n’ont pas été supprimés, ils ont été déplacés.

On parle un peu abusivement de la suppression des tabous. Le tabou sexuel, par exemple. Il est certain que, depuis Freud, le sexe n’est plus passé sous silence. Cela dit, nous n’avons rien inventé et l’explosion sexuelle s’est surtout produite au niveau de la parole et de l’information, qui donnent l’impression d’une liberté fantastique. J’ai lu, l’autre jour, qu’il y avait à Paris, autour de 1890, une quinzaine de théâtres de nus qui offraient des spectacles beaucoup plus provocants que celui de « Hair » !

Les interdits, les tabous, les convenances ne sont pas arbitraires. Ils expriment des répulsions humaines. Supprimez des obstacles extérieurs et vous créez des obstacles intérieurs. Si on supprime des gênes extérieures, cela ne correspond qu’à des permissions extérieures.

Voyez Tristan et Iseut. Quand ils ont supprimé l’obstacle qui empêchait et exaltait à la fois leur passion (présence du roi Marc, mari d’Iseut), quand ils se retrouvent seuls dans la forêt, ils inventent un autre obstacle pour préserver leur passion : l’épée déposée entre eux, symbole de chasteté. La passion est toujours possible. Le mythe de Tristan et Iseut est assez rusé pour se reproduire, quelles que soient les circonstances.