Quand même il serait seul… (Sur un texte de▶ George Orwell) (automne 1975)ds
S’il est une affaire entendue parmi ◀les▶ intellectuels autant que dans ◀le▶ grand public européen, c’est que George Orwell a prévu notre destin inéluctable ◀d’▶Occidentaux promis à ◀l’▶impitoyable sollicitude ◀de▶ « Big Brother », aux environs ◀de▶ 1984, dans moins ◀de▶ dix ans…
Je tiens Orwell pour l’un des écrivains ◀les▶ plus importants et ◀les▶ plus émouvants ◀de▶ notre siècle, avec Kafka et bien peu d’autres.
◀D’▶autant plus faut-il ◀l’▶attaquer dans ◀les▶ domaines où son autorité, gagnée ailleurs, peut égarer.
Il écrivait en 1939, aux premiers jours ◀de▶ ◀la▶ guerre, un texte sur lequel ◀le▶ journal brésilien O Estado de São Paolo a eu ◀l’▶idée ◀d’▶interroger de par ◀le▶ monde, neuf écrivains, savants et philosophes.
Voici cette page et ma réponse.
Une nouvelle guerre européenne a éclaté. Il se peut qu’elle dure plusieurs années et mette en pièces ◀la▶ civilisation occidentale ; ou qu’elle se termine ◀d’▶une manière indécise et prépare une autre guerre qui réglerait ◀l’▶affaire une fois pour toutes. Mais ◀la▶ guerre n’est que « ◀la▶ paix intensifiée ». Guerre ou pas guerre, il est bien évident que ce qui est en train d’arriver, c’est ◀l’▶effondrement du capitalisme libéral (laissez faire) et ◀de▶ ◀la▶ culture chrétienne libérale. Jusqu’à tout récemment, ◀les▶ implications complètes ◀de▶ ce fait n’avaient pas été prévues, car on imaginait en général que ◀le▶ socialisme pouvait préserver et même étendre ◀le▶ climat du libéralisme. Combien cette idée était fausse, voilà ce qui commence à se faire sentir. Presque certainement, nous allons vers un âge ◀de▶ dictatures totalitaires, un âge dans lequel ◀la▶ liberté ◀de▶ pensée sera d’abord un péché mortel, et deviendra plus tard une abstraction dépourvue ◀de▶ sens. ◀L’▶individu autonome est sur ◀le▶ point ◀d’▶être étouffé, devient inexistant. Mais cela signifie que ◀la▶ littérature, du moins sous ◀la▶ forme que nous connaissons, devra passer par une mort temporaire. ◀La▶ littérature du libéralisme touche à sa fin et ◀la▶ littérature du totalitarisme n’est pas encore apparue et demeure à peine imaginable.
Commentaire
Je me méfie des « bons prophètes », ◀de▶ ceux auxquels ◀l’▶histoire donne entièrement raison : si tout ce qu’ils annonçaient nous arrive aujourd’hui, ne serait-ce pas qu’ils n’ont rien fait pour ◀l’▶empêcher ? Et tout fait pour accréditer ◀d’▶avance dans nos esprits ◀l’▶idée ◀de▶ fatalités peut-être désastreuses, mais qui auront ◀l’▶avantage ◀de▶ nous innocenter ?
Toute prophétie trop bien réalisée — et peu ◀le▶ sont mieux que celle ◀d’▶Orwell — m’incite à poser cette question : ◀l’▶auteur a-t-il été un vrai prophète, à savoir celui qui avertit, qui annonce ◀l’▶issue tragique ◀de▶ nos manèges, mais nous adjure ◀de▶ faire mentir ses prévisions et nous en montre ◀les▶ moyens ; ou bien a-t-il été ◀le▶ complice objectif des catastrophes à venir, par prévision autoréalisante ?
S’il est vrai que « ce qui est en train d’arriver, c’est ◀l’▶effondrement du capitalisme libéral et ◀de▶ ◀la▶ culture chrétienne libérale », alors oui, il est bien certain que « nous entrons dans ◀l’▶âge des dictatures totalitaires ». Mais que « ◀l’▶individu autonome » soit annihilé, évacué, devienne « inexistant », voilà qui n’est nullement ◀l’▶effet, mais bien ◀la▶ cause, tant de ◀l’▶effondrement chrétien que ◀l’▶on allègue, que ◀de▶ ◀l’▶avènement totalitaire que ◀l’▶on subit.
◀La▶ position du problème me paraît fausse, non pas seulement parce que ◀le▶ capitalisme (libéral ou non) n’est pas lié au christianisme (libéral ou non, — et ◀l’▶adjectif n’a pas ◀le▶ même sens dans ◀les▶ deux cas), mais surtout parce que ◀l’▶événement annoncé — ◀l’▶effondrement du christianisme, ou ◀de▶ sa culture — ne se passe pas hors de nous et sans nous, collectivement : il ne peut exister que dans nous et par nous.
Celui qui aime activement son prochain se comporte en chrétien, et ◀le▶ christianisme par cet acte existe en lui, quand même il serait seul. Mais ce n’est pas « ◀le▶ christianisme » institué qui aime un humain, ou cesse ◀de▶ ◀l’▶aimer et s’effondre.
Quand Orwell écrit son essai, ◀le▶ malheur qu’il prévoit est déjà arrivé : il se produit dans et par ◀la▶ phrase même qui ◀l’▶annonce. Car cette phrase trahit et déclare ◀la▶ démission du spirituel qu’elle dit fatale.
Ce qu’il s’agit ◀de▶ savoir en réalité, c’est si ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶Esprit existe ou non pour moi ; si ma sensibilité au spirituel est vivante ou non. Et non pas du tout ◀de▶ savoir si ◀le▶ christianisme (ou « ◀la▶ culture chrétienne libérale », comme ◀le▶ dit Orwell trop vaguement) est bien vu ou mal vu dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, est majoritaire ou minoritaire, est à ◀la▶ mode ou rayé ◀de▶ ◀la▶ liste des best-sellers religieux.
Orwell a vu que ◀les▶ substituts du christianisme, ◀de▶ ◀l’▶Église et du cléricalisme seront ◀le▶ socialisme, ◀le▶ Parti et ◀l’▶appareil bureaucratique. Et que ◀les▶ socialismes au pouvoir ne vont mener nulle part à plus ◀de▶ liberté, partout à des régimes totalitaires, fascistes ou communistes ◀d’▶étiquette, mais toujours militaires en fait.
En revanche, il n’a pas su montrer ◀l’▶alternative personnaliste à ◀l’▶individualisme en proie à ◀l’▶impuissance ou à ◀la▶ nostalgie totalitaire.
95 % des Allemands au moins ont plébiscité Hitler : ce n’est pas Hitler qui ◀les▶ a privés ◀de▶ leur autonomie, c’est eux qui ont choisi leur Führer, qui ◀l’▶ont produit, qui ◀l’▶ont fait leur libérateur, celui qui venait ◀les▶ libérer ◀de▶ leur responsabilité, c’est-à-dire ◀de▶ leur liberté — ◀de▶ leur angoisse !
Tous ◀les▶ systèmes totalitaires (ou seulement stato-nationaux, pour commencer) nous invitent à cette démission ◀de▶ ◀la▶ personne — dont ils résultent en vérité ! — et ◀la▶ présentent comme une fatalité. Ils couvrent aujourd’hui ◀la▶ terre entière, sans ◀le▶ moindre reste, et ne laissent aucun espace libre. Nous ne pouvons rien contre eux. Mais sans eux, malgré eux ? Vous ne voyez pas ? On nous répète qu’ils sont ◀la▶ seule réalité…
Nous voici donc contraints et acculés à ◀l’▶invention ◀de▶ formes neuves ◀de▶ ◀la▶ liberté. « Invente, ou je te dévore ! », nous dit ◀le▶ Sphinx assis sur ◀le▶ seuil du futur.
« 1984 » désignait ◀le▶ règne omniprésent du collectif abstrait. Inventons contre lui, sans délai, des attitudes mentales et affectives, des recettes, des conduites communautaires. ◀La▶ société des personnes autonomes, des communes en autogestion, des régions fédérées, voilà ◀le▶ But.
Cette société sera peut-être secrète, ces communautés clandestines, ces régions sans institutions : il importe seulement qu’elles existent, pour nourrir notre espoir raisonnable ◀de▶ restructurer une cité qui mérite ◀d’▶être appelée humaine.