(1981) Articles divers (1978-1981) « Hypothèses directrices pour la recherche d’un modèle de région transfrontalière (1979) » pp. 7-18

Hypothèses directrices pour la recherche d’un modèle de région transfrontalière (1979)aa

Si le problème des régions en général a fait l’objet dès 1960 d’une importante conférence organisée par la CEE et a donné lieu depuis lors à une très abondante littérature, il n’en va pas de même pour le problème particulier des régions transfrontalières : la liste des publications qui en traitent ne comporte guère que des rapports présentés lors de colloques comme ceux qu’organisèrent la Regio basiliensis dès 196517, le Centre européen de la culture en 1965, 1969 et 197518, le Conseil de l’Europe en 197219, l’Institut de sociologie internationale de Gorizia en 197220.

Objet nouveau pour la recherche, qui ne peut être repéré d’abord, puis éventuellement défini, qu’au carrefour de la géographie, de l’économie et de l’écologie, mais aussi de données historiques, sociologiques et culturelles ; objet donc qui n’existe pas pour une seule discipline ou dans un seul secteur, mais qui est pluridisciplinaire en soi, par son approche même et sa définition ; réalité qui est encore à construire et sur laquelle n’existe, à notre connaissance, aucune étude fondamentale et systématique, la région frontalière sollicite l’imagination des chercheurs, mais celle-ci ne saurait opérer dans le vide : elle a faim de réalités (chiffrées ou non) à déchiffrer, à brasser et réordonner, et finalement à composer en un modèle virtuellement « opérateur » ou directeur.

Il faut tout inventer dans ce domaine : l’objet de la recherche autant que sa problématique, la définition des problèmes autant que leurs solutions, et parfois le vocabulaire de l’exercice.

Posons au seuil de ce travail une précision indispensable : région transfrontalière peut signifier :

a) Région définie par des difficultés que créèrent la séparation douanière et la différence des régimes nationaux.

b) Région virtuelle inscrite dans la géographie, l’histoire, l’écologie, l’ethnie, les possibilités économiques, etc., mais bloquée par la souveraineté des États régnant de part et d’autre de la frontière. Nous ne parlerons ici que des régions du second type, celles qui ne cesseraient pas d’exister en tant que régions — bien au contraire — si la frontière disparaissait.

I. Les données du problème

1. Nous constatons d’abord que les problèmes écologiques, économiques, énergétiques, éducatifs, sociaux et culturels se multiplient et s’exacerbent dans toutes les régions frontalières de l’Europe, avec une intensité particulièrement marquée le long d’une ligne qui va du Schleswig-Holstein par la Frise, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, l’axe rhénan jusqu’à Bâle ; mais aussi le long des Alpes, de Genève à Menton-Ventimiglia, et des Grisons à Trieste. Et cela tient au fait que les données du problème général des régions dans le cadre de l’État-nation (plus ou moins centralisé) se compliquent ici du fait de la frontière, qui divise arbitrairement ce que la nature, l’histoire, les ethnies, ou les intérêts avaient uni.

2. Près des frontières, on voit et on ressent immédiatement que les solutions aux problèmes qu’on vient de citer sont rendues difficiles ou impossibles du simple fait que l’État-nation se veut souverain unique, indivisible et absolu, dans tous les domaines (sauf le religieux remplacé par l’idéologie nationale au xxe siècle) de la vie publique.

Mouvements pendulaires de main-d’œuvre à travers la frontière, non maîtrisés par l’État central ; problèmes de production locale et de distribution d’énergie, rendus insolubles par les prétentions des grandes centrales nationales ; lutte contre la pollution — lutte arrêtée par les frontières, qui ne laissent passer que la pollution elle-même — des airs, des eaux, des ondes et des tempêtes ; fiscalité prélevée dans la région, mais profitant d’abord aux bureaux de la capitale ; production agricole arbitrairement séparée de ses marchés naturels ; obstacles multipliés, légaux et financiers, à l’éducation scolaire aux trois degrés et à la formation professionnelle ; tout cela définit le problème des régions frontalières (non ces régions elles-mêmes, nous y reviendrons).

3. L’État-nation à souveraineté illimitée dans ses frontières fixes apparaît donc l’obstacle décisif à la construction des régions destinées à lui succéder.

Or, cet État-nation ne correspond plus aux réalités du xxe siècle finissant. Il se révèle à la fois trop petit pour jouer un rôle au plan mondial (à deux exceptions près sur 160 États), et trop grand pour animer la vie réelle de ses communes ou même de ses régions (à l’exception du Luxembourg, de Malte, d’Andorre, du Liechtenstein et de San Marino, mais non de Chypre) et cela même si l’intensité et l’étendue des inconvénients qu’on vient de citer varient selon qu’il s’agit d’un grand ou d’un petit État, d’un État centralisé ou d’un État plus moins fédéralisé.

L’absurdité fondamentale, congénitale, de l’État-nation centralisé, de type napoléonien, copié d’abord par tous les États européens sauf la Suisse, puis par tous les nouveaux États au xxe siècle, consiste dans la prétention d’imposer une frontière physique et une seule à des réalités aussi hétérogènes en substance, en étendue et en qualité, que la langue et les richesses du sous-sol, l’état civil, l’idéologie (hier religion), l’économie, l’ethnie, la culture et la défense militaire. S’il se trouvait qu’un jour — qui ne s’est jamais trouvé — ces réalités coïncident, le miracle ne pourrait pas durer, car les phénomènes collectifs ont des rythmes de variation absolument incomparables. Qu’il suffise d’indiquer ici que le rythme de mobilité des langues est en moyenne millénaire, celui des frontières politiques centenaires21, et celui des espaces économiques au mieux décennal. Vouloir imposer une frontière fixe et commune à des réalités aussi diversement mouvantes est un projet théoriquement indéfendable et qui ne s’est réalisé qu’à la faveur des guerres modernes et de leurs « levées en masse », dès la Révolution française, nécessitant une mobilisation générale de toutes les forces de la nation à partir d’un centre unique, capable de tout uniformiser et mettre en uniforme pour le temps de guerre. Mais c’est fausser les réalités (au nom de la raison d’État dont l’ultima ratio est la guerre). Et les réalités se vengent, d’où les crises actuelles.

4. Tel étant le conflit, l’alternative est simple : ou bien l’on persiste à vouloir faire rentrer dans le lit de Procuste des États-nations les réalités régionales, physiques et humaines ; ou au contraire, à partir des régions, on tente d’élaborer des modèles nouveaux de communauté.

La seconde possibilité étant ouverte ou suggérée par les difficultés croissantes que rencontre la première, c’est elle qu’il conviendra d’abord d’explorer.

Mais ce n’est pas seulement l’inadéquation de la formule stato-nationale aux réalités économiques, sociales et culturelles du xxe siècle qui se « déclare » dans les régions frontalières. C’est aussi et surtout l’impuissance des citoyens à décider de leurs destins, à intervenir dans les processus de décision concernant leur existence quotidienne, décisions dont les plus importantes sont décrétées dans les bureaux de la capitale, c’est-à-dire le plus loin possible des prises concrètes de ceux qui en subiront les conséquences.

Même si les régions n’avaient que peu ou point d’utilité dans les différents domaines de l’économie, par exemple, elles se justifieraient pleinement comme espaces de participation civique réelle.

Ceci, qui est capital, doit nous conduire à éliminer les définitions technocratiques, voire étatiques de la région.

II. Questions de méthode

Procédons par élimination des fausses pistes les plus tentantes.

a) Depuis une dizaine d’années, les gouvernements occidentaux comme les grandes firmes se déclarent partisans de la décentralisation. C’est un hommage que l’obsession de la puissance rend aux conditions de la liberté. Mais la décentralisation décrétée par le Centre est un leurre. Elle ne vise en fait qu’à augmenter l’efficacité du Centre dans les régions où il implante ses agents. Il s’agit au contraire, à notre avis, de partir des réalités locales et de constituer des pouvoirs locaux, autonomes, qui ne soient pas « délégués » par le Centre, comme le sont en France les préfets.

b) La CEE, et dans une moindre mesure le Conseil de l’Europe, se préoccupent de « réduire les inégalités » (par exemple entre le Mezzogiorno et la Lombardie) et ont pu sembler parfois réduire à cela le problème régional. Mais qui jugera de « l’égalité » (ou équivalence) entre des quantités (niveau de vie calculé en revenu par tête) et des qualités (modes de vie ancestraux, ou déterminés par l’environnement) ? Il y faudrait une intuition globale, un génie, qu’on n’est pas en droit d’attendre des nombreux fonctionnaires chargés de l’aménagement du territoire. De plus, si les régions sont définies par leur sous-développement, elles disparaîtront une fois les niveaux de vie égalisés. Où sera alors le cadre de participation civique ? Ceci ne signifie pas — bien entendu — que les inégalités économiques doivent être maintenues à tout prix, mais seulement que la définition d’une région par ses problèmes économiques est insuffisante.

c) La grande presse s’occupe de temps à autre, à l’occasion d’attentats, de plasticages, d’occupations de préfectures, etc., des manifestations de révolte « régionalistes » (en réalité ethniques) contre l’État central. Mais le projet de régions fondées sur l’ethnie seule ou sur la langue comme paramètre décisif (cas de la Bretagne, du pays de Galles, du Pays basque, du Sud-Tyrol, de la Catalogne, du Jura bernois, etc.) n’est guère plus soutenable que le projet initial de la CEE de fonder les régions sur les seules réalités (inégalités) économiques. Les partis ethniques en viennent nécessairement à revendiquer des villes et territoires qui ne sont pas (ou qui ne sont plus) de leur ethnie, pour des raisons d’équilibre économique. (Ainsi le Front de libération breton revendique pour des motifs économiques, Rennes et Nantes, qui ne parlent pas ou plus breton…)

d) Il ne saurait donc être question de régions qui reproduiraient à une échelle réduite les absurdités de l’État-nation, de régions qui tendraient à se constituer en mini-États-nations souverains et dotés, qui sait, de leur force de frappe basque ou bretonne.

Encore que la supériorité du petit État sur le grand soit aisément vérifiable aux niveaux les plus variés de l’existence européenne, du revenu par tête à la vitalité culturelle en passant par le nombre de téléphones, d’autos, de médecins pour 1000 habitants et de prix Nobel par million d’habitants, le grand État n’ayant sur le petit qu’un seul avantage certain, celui de pouvoir mener de grandes guerres — il est non moins évident que le « mini-État souverain » dans ses frontières polyvalentes ou omnivalentes, présenterait des inconvénients de même nature que le grand, sans en avoir les douteux « avantages » (puissance militaire, moyens de chantage sur les voisins).

e) Enfin, nous devrons nous méfier d’expressions telles que « découpage des régions », ou « taille optimale d’une région », caractéristiques du mode de penser stato-national, dont il s’agit précisément de se libérer si l’on veut se mettre en état d’imaginer des régions à partir de leurs réalités, non des intérêts du Pouvoir central.

Ces considérations nous orientent toutes vers la recherche d’une définition fonctionnelle des régions.

Dans l’évaluation (plus ou moins subjective) des fonctions susceptibles de définir la région, deux écoles se déclarent d’entrée de jeu : celle des économistes et celle des ethnicistes. Nous les avons renvoyées dos à dos dans les remarques précédentes.

Partant de l’hypothèse de régions définies par des fonctions et non par leur découpage territorial, cherchons d’abord quelles sont, parmi les fonctions nécessaires à la vie d’une communauté de type européen, celles qui souffrent le plus du fait de la frontière, ou, à plus proprement parler, du fait de la bi- ou tripartition d’un virtuel ensemble naturel ou ethnique, ou économique, par deux ou trois souverainetés nationales, comme c’est le cas de la Regio Bâle-Alsace-Bade, ou de la région franco-suisse, centrée sur la « cuvette genevoise » et que nous avons baptisée Région lémano-alpino.

Les fonctions essentielles qui apparaissent lésées ou paralysées par la frontière ne sont pas seulement ni même principalement les plus évidentes, c’est-à-dire les échanges commerciaux et agricoles, mais tout autant ou davantage l’enseignement et la formation professionnelle, l’emploi, le régime hospitalier, la protection de l’environnement, enfin la production et la distribution de l’énergie.

C’est probablement le problème des frontaliers, c’est-à-dire des ouvriers et employés résidant dans l’Ain et la Haute-Savoie, mais travaillant à Genève, qui a éveillé chez les Genevois comme chez leurs voisins la conscience d’une entité régionale sous-jacente, qui ne demanderait, pour exister, qu’à être libérée de cette frontière dont on voit de moins en moins la raison et le sens, mais dont on ressent de plus en plus la nuisance.

Paradoxalement, c’est à partir des difficultés créées par « les frontaliers » (notamment dans les « communes-dortoirs » du pays de Gex et de la Haute-Savoie) et des négociations franco-suisses qu’elles ont occasionnées, qu’on en est venu à constituer la première Commission régionale transfrontalière reconnue par des gouvernements — en l’occurrence ceux de Paris, Berne et Genève.

Dès ses premières séances, la Commission s’est donné un programme qui déborde le problème des frontaliers et s’étend déjà, prudemment, vers les domaines de l’environnement et de la formation professionnelle, en attendant d’autres élargissements qui sont inscrits dans la logique des réalités de la région — et qui la définissent.

Car les problèmes écologiques, que la bipartition nationale du bassin lémanique a empêché jusqu’ici de traiter convenablement, sont plus graves à long terme que les problèmes de l’emploi. Le Léman, au milieu duquel passe la frontière, est mortellement menacé par un ensemble de pollutions qui appellent un ensemble de mesures préventives et curatives ; mais en l’absence de toute autorité locale capable d’étudier et de maîtriser la situation en Suisse et en France à la fois, les efforts tardifs et dispersés d’une Commission internationale qui ne peut que transmettre ses vœux à Berne et à Paris, d’instituts sans pouvoir et de chercheurs isolés, risquent bien de ne pas suffire à enrayer le mal avant le point de non-retour. Les mêmes considérations valent pour la protection des nappes phréatiques, pour les nuisances de l’aéroport international de Cointrin, et vaudront pour les risques créés par la future centrale nucléaire de Verbois : nuisances et risques également ressentis dans le pays de Gex et le canton de Genève, et qui appellent d’urgence la gestion d’une autorité régionale, sous le contrôle direct des populations intéressées, voire immédiatement « exposées ».

Là encore, des populations (surtout les jeunes), sensibilisées depuis quelques années par les campagnes pour sauver l’environnement, sont en train de prendre conscience de la réalité possible et vivement souhaitable d’une région écologique d’un seul tenant, qui ne tiendrait pas plus compte de la frontière que ne le font les pollutions et les nuisances de toute espèce.

Troisième exemple, qui concerne la fonction de l’enseignement : celui des universités de Suisse romande et de Rhône-Alpes. On sait que la collaboration interuniversitaire, déjà difficile entre les cantons romands, est plus que ténue entre universités suisses et françaises. Les professeurs français peuvent être nommés en Suisse, mais non l’inverse. La mobilité des étudiants, un peu plus égale en droit, se voit limitée en fait par des difficultés fréquentes quant à l’équivalence des diplômes. Quant au droit d’exercice d’une profession libérale (effectus civilis) pour les diplômés d’une université « étrangère », il est quasi nul.

Pourtant, l’extraordinaire densité des établissements d’enseignement supérieur dans la région lémano-alpine (16 pour le moment, en prolongeant la région jusqu’à Saint-Étienne à l’ouest, Besançon au nord, Aoste à l’est)22 invite à imaginer la richesse des possibilités de coopération qu’ouvrirait l’organisation d’une région universitaire. Englobant celles déjà citées plus haut, cette nouvelle région fonctionnelle contribuerait à former la conscience d’une entité transfrontalière réunissant la Franche-Comté, la Suisse romande, le Val d’Aoste et la plupart des départements de Rhône-Alpes. Entité qui n’est pas accidentelle d’ailleurs. Car la région universitaire dont nous avions esquissé la possibilité devant plusieurs recteurs suisses et présidents d’université français, se trouve coïncider très exactement, comme le fit observer l’un d’entre eux, avec l’aire du franco-provençal (ou burgondien) qui y fut parlé, écrit et chanté du ixe siècle jusqu’aux débuts du xixe . (Pictet de Rochemont, le négociateur des actuelles frontières franco-genevoises, avait écrit trois opuscules dans cette langue, dont nous ne connaissons plus que quelques mots, les paroles de Cé qu’è lainô par exemple, mais qui a sans aucun doute marqué toute la culture de la région et laissé des traces profondes dans l’inconscient de ses habitants.)

Ajoutons que cette « plus grande région » est aussi celle de l’horlogerie européenne, et celle de la clientèle principale de l’aéroport de Cointrin !

Tous ces problèmes concrets, quotidiennement vécus, et le fait aisément vérifiable que seule la frontière les rend insolubles, voici qui enseigne la région, convainc de sa nécessité, répond à la question du pourquoi des régions, en partant de ce que tout un chacun peut vérifier. Pour qui voit et comprend les réalités locales la leçon est claire : il faut susciter la région pour que la vie continue, tout simplement.

La disparité des aires saute aux yeux. La plus petite région, celle de la main-d’œuvre frontalière, a pour le moment un rayon d’environ 40 km autour de Genève. La plus grande, celle des universités, qui a ses fondements ethniques et historiques, serait de la taille d’un Land allemand moyen. Tandis que la région écologique, d’une superficie intermédiaire, se voit plus exactement définie par le bassin du Léman — le lac, ses affluents au sud, et les villes polluantes au nord — et se prolonge vers le Valais d’une part, la vallée du Rhône de l’autre, les sources de nuisance actuelles ou éventuelles telles que les usines chimiques du Valais, l’aéroport de Cointrin, et la centrale nucléaire de Verbois s’y trouvant englobées.

Quant aux fonctions économiques et commerciales, il est clair qu’elles ne sauraient être localisées de la même manière sur notre carte.

Sans liens constants avec un territoire, elles définissent des « régions abstraites », composées de flux, de réseaux, et chiffrées en puissance ou en intensité, non pas en km2.

La disparité territoriale des régions fonctionnelles est normale. Elle était implicitement prévue par nos hypothèses de travail. Si l’on refuse la pseudo-solution unitaire, stato-nationale du lit de Procuste, on est conduit à reconnaître que chaque région doit avoir pour extension spatiale le territoire de sa réalité.


Mais « pratiquement », dira l’homme de la rue, comment savoir qui fait partie de quoi ?

La réponse est en fait des plus simples. Le territoire d’une région fonctionnelle sera défini par celui des communes qui choisiront de faire partie de cet ensemble, qui « s’abonneront » en quelque sorte à la fonction (de main-d’œuvre, d’échanges agricoles, d’enseignement, d’environnement ou d’énergie) comme on s’abonne au téléphone, aux services de voirie, ou d’électricité, ou de cinéma et de tournées théâtrales.

La formule des syndicats intercommunaux se répand rapidement, en France notamment, et paraît à la fois efficace et facilement assimilable.

Mais encore, pense le citoyen moyen, quelle est la vraie région à laquelle je me rattache ? Les notions et concepts les plus simples ont seuls chance de se voir adoptés. Et la pluralité des allégeances, pour la majorité de nos contemporains, c’est une espèce de scandale, c’est quelque chose d’impensable dans le cadre stato-national auquel nous a formé l’École aux trois degrés. (Mon pays bien clairement marqué « sur la carte » en rose, bistre, vert pâle ou violet.)

La « vraie » région sera-t-elle la plus grande possible ? (Ici, la région ethno-universitaire et historique, la plus englobante.) Ou au contraire la plus petite et rassurante, « cuvette genevoise », « bassin lémanique », ou encore la région horlogère de Besançon-Neuchâtel que relient des siècles d’histoire, d’échanges de biens, de chartes, d’utopies (Fourier et Proudhon d’un côté, Bakounine et la Fédération jurassienne de l’autre) et les plans d’architectes visionnaires (Ledoux à Besançon, Le Corbusier à La Chaux-de-Fonds) ?

Pour nous, la « vraie » région sera celle où se vérifieront des relations circulaires, de système, entre les régions de fonction inégalement superposées ou contiguës. Telle est notre actuelle hypothèse de travail. Elle nous amènera vite à la question cruciale de la politique régionale proprement dite, à celle des arbitrages, des orientations globales, des attributions et pondérations fiscales, bref, au problème vraiment neuf du gouvernement d’une région à territoire variable selon les fonctions sollicitées.

III.ab Système régional

Les interactions désormais bien connues entre la production industrielle, les sources d’énergie, les investissements, la pollution, l’agriculture, les services (hygiène et hôpitaux, enseignement aux trois degrés et formation professionnelle, assurances, banques, etc.), peuvent faire l’objet de schémas ou de graphes rendus familiers par les rapports au club de Rome de J. Forrester (1971), D. Meadows (1972) et Mesarovic-Pestel (1974).

Il est évident que la pollution du Léman dépend principalement des industries chimiques valaisannes, des pollutions urbaines de la rive nord, des affluents savoyards, non épurés (pour ne rien dire du gazoduc en cours d’installation, danger virtuel).

L’influence négative de la pollution sur le tourisme, positive de l’enseignement sur les services, contradictoire de la production d’énergie et de la pollution, ne pourront être évaluées et mesurées qu’au terme d’une collecte d’informations qui est en cours, et que nous avons initiée avec l’appui très efficace des services français de la région Rhône-Alpes.

En vue de l’établissement d’un modèle de région à la fois fonctionnel et systémique, nous avons entrepris une série d’enquêtes portant sur les flux commerciaux, sur les transports, sur les échanges téléphoniques, sur les relations interuniversitaires, sur les conditions de mutations scolaires, et sur les régimes de l’emploi.

Le modèle qui est le but de toute l’opération, ne pourra pas être établi avant la fin de nos enquêtes sur les secteurs mentionnés.

IV. Développements politiques ultérieurs

S’il est vrai que le problème des régions ne s’est posé qu’à partir du moment où s’est ouvert un horizon européen — le Conseil de l’Europe, la CECA puis la CEE — il apparaît aussi que les autorités européennes constituées (Direction générale de la politique régionale, à la CEE, Commission des pouvoirs locaux et régionaux au Conseil de l’Europe) prennent de plus en plus au sérieux la problématique régionale, au-delà même des « régionalisations » esquissées dans un cadre national rigide par l’Italie et par la France.

Mais il faut voir clairement que cette prise au sérieux posera des problèmes politiques inhabituels : en admettant que chaque fonction régionale (écologique, économique, de recherches scientifiques, d’université, etc.) soit exercée par une agence régionale compétente, comment arbitrer et répartir les ressources fiscales de la région entre les différents domaines de l’industrie, de l’agriculture, de l’enseignement, et des transports ?

Il y faudra une instance politique, au sens originel du terme, de compétences locales, mais agissant dans le cadre d’informations, d’options indicatives, et beaucoup plus rarement de directives, formées par des instances fédérales de niveau supérieur, national, continental, voire dans certains cas mondial (pollution des mers, atteintes à la couche d’ozone, matières premières en voie d’épuisement, satellites…). Le schéma qui s’impose alors est celui d’une fédération continentale, gérée par une série d’agences fédérales pour l’économie (CEE, Bruxelles), la recherche nucléaire (CERN, Genève et pays de Gex), l’écologie (quelque part en Suisse), les transports, l’énergie, les universités (Florence), etc., etc.

Les chefs de ces agences fédérales (ou continentales) constituent l’exécutif européen, sous le contrôle d’un parlement bicaméral dont une chambre élue par le peuple européen, l’autre par les États et les régions. Ce parlement peut très bien se constituer sans délai sur la base de délégations des régions en cours de formation, et se réunissant une ou deux fois par an.

L’exécutif européen, élu par le parlement, indépendamment de toute allégeance nationale, correspond très exactement au Conseil fédéral suisse, qui a fait ses preuves.

On pensera que ces processus prendront plus de temps qu’il n’en reste pour sauver le mode de vie cher aux Européens. Nous voyons là une raison de plus, et décisive, d’intensifier la recherche régionale. Convaincus que nous sommes que le salut de l’Europe et de l’Occident tout entier dépend du dépassement progressif de la formule stato-nationale, et de l’adoption sans délai des formules régionales esquissées ci-dessus, — de leur mise en chantier immédiate.

(15 novembre 1974)