(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « La Suisse et l’Europe : projet de résolution (septembre 1975) » pp. 1-4

La Suisse et l’Europe : projet de résolution (septembre 1975)g

La Suisse n’a plus le choix

La participation de la Suisse à l’Europe communautaire ne relève déjà plus d’un choix. Qu’on la souhaite ou qu’on s’en méfie, elle est inscrite dans les faits. Par son industrie et son commerce, par sa monnaie, par l’interférence du mode de vie et des progrès scientifiques et techniques, la Suisse est dans le mouvement qui débouchera inéluctablement sur une union politique du continent. Il lui reste en revanche la possibilité d’infléchir l’organisation politique de l’Europe dans le sens qui lui paraîtra convenir le mieux à l’ensemble des objectifs de l’intégration. Pour elle comme pour les autres membres de cette communauté, le choix n’est plus entre l’intégration ou la non-intégration. Il est de subir l’Europe que d’autres auront voulue ou de mettre tout en œuvre, et dès maintenant, pour que prévalent certaines idées directrices et certaines méthodes plutôt que d’autres. Le temps imparti à cette faculté d’intervention est court ; il l’est de par les décisions déjà prises dans le cadre de la CEE ; il l’est surtout à raison de l’urgence de problèmes dont la solution requiert la création rapide d’institutions politiques et administratives communes, requérant elles-mêmes des textes et des procédures juridiques communs.

La conférence au sommet de Paris a tout récemment décidé de demander « aux institutions de la Communauté d’élaborer un rapport destiné à être soumis à une conférence au sommet ultérieure ». Ce rapport devra proposer les moyens de transformer les relations des États membres en une union européenne. Il devra être déposé avant la fin de 1975, cependant que les chefs d’État et de gouvernement qui l’ont demandé se sont eux-mêmes donnés « comme objectif majeur de transformer, avant la fin de l’actuelle décennie et dans le respect absolu des traités déjà souscrits, l’ensemble des relations des États membres en une union européenne ». Des institutions de la Communauté sont déjà en place, d’autres vont être créées en vue d’autres domaines que ceux de l’économie et de la monnaie ; le mouvement de coopération est amorcé, qui va très rapidement déboucher sur l’apparition de nouvelles autorités et de nouveaux centres de décision, auxquels les récalcitrants seront infailliblement voués à faire allégeance. L’avenir européen de la Suisse fait partie du présent. Cet avenir dépend de nos autorités et de tous ceux qui voudront bien s’en préoccuper à un titre ou à un autre ; il dépend surtout des méthodes que la Suisse saura mettre en œuvre sans plus tarder pour faire entendre sa voix et influencer les travaux préparatoires autant que les décisions.

L’objection que la Suisse ne participe ni à ces travaux ni à ces décisions pour ne pas être membre à part entière de la Communauté, ne résiste pas à l’examen. Elle dispose d’autres moyens non moins efficaces, entre autres l’action de la parole et de l’écrit sur les opinions publiques, l’organisation de congrès où elle inviterait les parlementaires, les journalistes, les élites intellectuelles, les représentants des milieux sociaux, etc., de l’Europe entière. Ce serait là des dépenses judicieuses infiniment moins lourdes que n’importe laquelle des subventions de la Confédération.

La distribution des marchandises, la diffusion de la publicité, la main-d’œuvre, la lutte des syndicats et des patrons, le développement des sociétés multinationales, les relations sociales dans l’entreprise, les transports et la circulation routière, la solidarité monétaire, la protection de l’environnement naturel, l’établissement d’équilibres écologiques, autant de réalités, heureuses ou malheureuses révélant l’osmose européenne. Si elle reste sur sa réserve et garde ses distances, la Suisse perdra le mérite d’avoir contribué à la maîtrise politique des évènements, ce qui laisserait aux Suisses l’amertume de l’impuissance. Si elle s’ouvre délibérément à l’Europe et coopère à son invention, la Suisse s’établira en son rôle européen en même temps qu’elle entretiendra la confiance nécessaire des personnes en leur propre avenir.

Le pouvoir souverain d’un État ne saurait être une fin en soi, même lorsqu’il s’agit de protéger un domaine national : il n’est que l’instrument des moyens politiques dont disposent les personnes et les communautés pour protéger leur identité et l’autogestion de leurs intérêts. Sa justification présente sera d’ouvrir la Suisse au monde, sans qu’elle ait à aliéner ce qui lui est propre et que ses ressortissants tiennent en estime.

Intervenir, mais au nom de quoi ?

Mais c’est à un titre plus contraignant encore que la Suisse peut intervenir dans le débat et dans le projet d’une Europe unie. L’expérience du fédéralisme comme conception de la vie en commun et méthode de gouvernement lui fait un devoir de l’exprimer et d’en informer l’opinion publique européenne. Non pour se prévaloir d’une réussite ou d’une quelconque vérité politique, mais pour dire que cette conception et cette méthode, nonobstant l’imparfait usage que la Suisse en a fait, répondent aux exigences de l’Europe économique autant qu’aux exigences de la « qualité de vie », de la culture et de son renouvellement.

Le fédéralisme européen ne sera pas la copie du fédéralisme suisse. Les institutions politiques européennes devront être appropriées à d’autres dimensions, à d’autres tendances et à une tout autre complexité que celles qui ont déterminé les institutions fédéralistes de la Suisse. C’est un autre monde qui les inventera et c’est pour un autre monde qu’elles auront à fonctionner. N’empêche que la Suisse et les Suisses sont à même, s’ils le veulent bien, de proposer à l’Europe le projet d’une organisation fédéraliste à partir de l’expérience qu’ils en ont faite et de la preuve qu’ils peuvent administrer de l’efficacité de ce système. La Suisse commettrait une faute historique si elle ne cherchait pas à promouvoir les avantages d’une méthode de gouvernement et d’un type de structures politiques dont elle a largement profité.

Les Suisses ont profité du fédéralisme sans le savoir. Ils ignorent généralement que c’est le seul système politique connu qui permette de surmonter les conflits et les tensions sans réduire l’un des protagonistes au silence, le seul qui entretienne l’unité et l’autorité intérieures à partir de la pluralité, de la diversité et de l’autonomie des groupes sociaux, des communes et des régions (ou actuellement des cantons). Ils ignorent que la Suisse serait demeurée sans rayonnement dans le monde, si le fédéralisme n’avait été le levier de l’esprit d’entreprise, de l’émulation au travail et à l’expansion. Il faut qu’ils le sachent afin qu’ils sachent aussi qu’un tel système a plus d’avenir que de passé. C’est sur une imbrication de conflits, de tensions, de conservatisme et d’exigences révolutionnaires, de contrastes ethniques et d’affrontements idéologiques que l’Europe est à édifier. Il lui faut une méthode capable de surmonter sans éliminer, de concilier sans détruire ; il lui faut des stratégies, du gouvernement et de l’autorité, s’inspirant, comme n’a cessé de le faire le fédéralisme authentique, d’une philosophie de l’ouverture à l’expérience. Ouverture à l’expérience des autres, à l’expérience de la communauté, à l’expérience de la liberté et de ses limites.