Denis de Rougemont : le▶ retour ◀d’▶un hérétique (3 octobre 1977)aq ar
Cela vous fait plaisir ◀de▶ redevenir un penseur à ◀la▶ mode ?
◀La▶ mode ? Je ne sais pas très bien ce que c’est !
Tout de même, avec ◀la▶ naissance ◀d’▶une nouvelle sensibilité écologique, avec ◀le▶ retour en force ◀d’▶une certaine tradition humaniste et antitotalitaire, vous vous retrouvez, bon gré mal gré, dans ◀l’▶air du temps…
J’ai plutôt ◀l’▶impression que ◀l’▶air du temps retrouve un certain nombre ◀d’▶idées pour lesquelles je me bats obstinément depuis près de cinquante ans. Évidemment, cette convergence m’émeut car ça fait toujours plaisir ◀de▶ constater qu’on n’a pas parlé dans ◀le▶ vide. Mais, parmi tous ceux qui défendent aujourd’hui ◀les▶ thèmes que je défendais moi-même dans ◀les▶ années 1930, combien m’ont vraiment lu ? Combien savent seulement que j’existe ?
Tout de même… ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident fut un best-seller mondial traduit en dix-sept langues. Et ◀le▶ titre ◀de▶ votre dernier livre — ◀L’▶Avenir est notre affaire — sert déjà ◀de▶ slogan à un nouveau courant ◀de▶ pensée33.
En fait, il s’agit moins ◀d’▶un slogan que ◀d’▶un appel au bon sens. Car il ne faut pas s’y tromper : ou bien notre mode ◀de▶ développement continue sur sa lancée productiviste et c’est ◀la▶ catastrophe à brève échéance. Ou bien nous réagissons et, alors, il faut faire vite. Cela dit, il y a un vieux proverbe latin que je me répète souvent : « Plaise aux dieux que je sois un faux prophète. »
◀Le▶ drame, aujourd’hui, c’est que ◀la▶ prophétie est devenue un exercice assez rigoureux. Regardez ◀les▶ conclusions des experts du club de Rome : dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ hommes persévéreront dans leur démission, ces conclusions se vérifieront. C’est ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶incontestable. Grâce à ces experts — et à d’autres —, on sait désormais que ◀le▶ pire, s’il n’est pas sûr, est en tout cas probable. Or, actuellement, il n’y a guère que ◀les▶ écologistes pour percevoir et pour essayer ◀de▶ prévenir cette probabilité.
Ainsi, par ◀le▶ biais ◀de▶ ◀la▶ protestation écologique, vous retrouvez ◀les▶ thèmes que vous aviez formulés dans ◀les▶ années 1930, puisque pour vous, fascisme, stalinisme et libéralisme n’étaient alors que ◀les▶ variantes ◀d’▶une même tendance productiviste…
Absolument. J’ajouterai cependant que ce qui, dans ◀les▶ années 1930, pouvait passer pour une intuition est devenu aujourd’hui une évidence.
Et que répondez-vous à ◀l’▶objection classique selon laquelle, finalement, cette critique ◀de▶ ◀la▶ croissance n’est qu’un luxe ◀de▶ nantis ? Après tout, ◀le▶ club des pays industrialisés est plutôt restreint et ◀les▶ deux tiers ◀de▶ ◀l’▶humanité n’en font pas partie…
C’est un sophisme. Car si ◀les▶ deux tiers ◀de▶ ◀l’▶humanité sont encore dans un état ◀de▶ sous-développement industriel, c’est précisément à cause du type ◀de▶ croissance que ◀les▶ pays riches ont choisi pour eux. Ce type ◀de▶ croissance suppose nécessairement un pillage du tiers-monde et une spoliation généralisée. C’est parce que nous nous développons à ◀l’▶excès que nous maintenons ◀d’▶innombrables pays ◀d’▶Afrique, ◀d’▶Asie ou ◀d’▶Amérique latine dans ◀la▶ misère.
Aujourd’hui, ◀le▶ tiers-monde s’imagine que ◀le▶ bonheur passe non seulement par ◀l’▶automobile mais aussi par ◀les▶ embouteillages. Tant qu’il n’aura pas l’un et l’autre, il se sentira frustré, exclu. Je pense donc qu’après ◀l’▶avoir exploité pendant plusieurs siècles ◀l’▶Occident pourrait au moins lui épargner ◀de▶ nouvelles désillusions. Pour ce faire, il faudrait que nous commencions par changer ◀de▶ cap nous-mêmes. Il faudrait que nous imaginions une forme ◀de▶ développement moins démente, moins suicidaire. Bref, après avoir donné tant de leçons à ◀l’▶humanité, nous pourrions, peut-être, pour une fois, lui donner ◀l’▶exemple.
Bien sûr, on peut rêver…
On peut aussi limiter ◀les▶ dégâts. D’ailleurs, nous y serons contraints ; ◀les▶ experts américains, qui adorent ◀les▶ scénarios « absurdes », ont calculé que, si notre démographie n’était pas maîtrisée, il suffirait ◀de▶ quelques siècles pour que chaque mètre carré ◀de▶ notre planète soit occupé par une dizaine ◀d’▶individus. On ne pourra même plus s’allonger…
L’autre grande critique que vous avez été l’un des premiers à formuler concerne ◀l’▶État-nation. Avec sa volonté ◀de▶ puissance et son égoïsme sacré, il serait ◀le▶ grand responsable ◀de▶ ◀l’▶apocalypse qui se prépare…
Qui pourrait en douter ? ◀Les▶ États, qui sont des entités absurdes, n’en finissent pas ◀de▶ se multiplier, ◀de▶ fortifier leurs frontières et ◀de▶ s’y cramponner comme si elles étaient ◀le▶ bord incontestable ◀de▶ leur identité. Or qu’est-ce qu’une frontière ? C’est, généralement, ◀le▶ résultat ◀d’▶une guerre ou ◀l’▶expression ◀d’▶un rapport ◀de▶ force.
Tout se passe donc comme si ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre se laissait découper par des abstractions guerrières, et ce au mépris des réalités ◀de▶ sous-sol, ◀de▶ langue, ◀de▶ culture ou ◀de▶ région. Il ne faut pas s’étonner si ◀les▶ économistes ont tant de mal à faire fonctionner ◀les▶ économies nationales car ◀la▶ seule idée ◀d’▶« économie nationale » est une absurdité. Prenons ◀l’▶exemple du lac Léman, puisque nous ◀l’▶avons sous ◀les▶ yeux : il est en train de se polluer, et ◀d’▶une manière dramatique. Or personne ne se décide à intervenir car son administration relève ◀de▶ deux souverainetés nationales. ◀Les▶ frontières — c’est-à-dire ◀les▶ idéologies nationales et nationalistes — rendent impossible une gestion raisonnable ◀de▶ ◀la▶ nature. On pourrait faire ◀le▶ même constat pour ◀le▶ Rhin, qui est actuellement pollué par cinq pays. Vous voyez donc comment ◀l’▶idée européenne, ◀le▶ régionalisme et ◀l’▶écologie sont, pour moi, des thèmes très étroitement liés. En face, il n’y a que des illusions « stato-nationales ». Il est plaisant ◀d’▶observer qu’aujourd’hui, en France, ce sont ◀les▶ deux grandes traditions jacobines — ◀les▶ gaullistes et ◀les▶ communistes — qui se retrouvent pour brandir des slogans, incapables qu’ils sont ◀de▶ voir plus loin que ◀l’▶Hexagone.
Vous dites également que ◀la▶ finalité ◀de▶ ◀l’▶État-nation, c’est ◀la▶ guerre et que ◀la▶ seule façon ◀de▶ prévenir celle-ci consiste à bâtir une Europe supranationale au sommet et régionaliste à ◀la▶ base…
En effet, depuis Hegel qui en fit ◀la▶ philosophie, on sait que ◀l’▶État-nation est génétiquement lié à ◀la▶ guerre : « C’est par ◀la▶ guerre au-dehors qu’il trouve ◀la▶ tranquillité qu’il n’a plus au-dedans. »
À cet égard, on peut dater avec précision ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶État-nation : c’est ◀le▶ 20 avril 1792, lorsque ◀les▶ girondins — et non ◀les▶ jacobins — déclarèrent ◀la▶ guerre « aux rois ◀de▶ ◀l’▶Europe » parce que ◀la▶ guerre était devenue pour eux ◀le▶ seul moyen ◀de▶ tenir leur monde, ◀de▶ contrôler ◀la▶ société française, afin de lui imposer un carcan étatique et uniforme.
Au fond, ◀la▶ guerre c’est, pour ◀l’▶État, ◀le▶ moyen idéal ◀de▶ parvenir à ses fins ; dès que ◀la▶ patrie est en danger, il n’y a plus ni catholiques, ni protestants, ni ouvriers, ni patrons, ni paysans, ni bourgeois, il n’y a plus que des sujets dociles et mobilisés.
◀La▶ guerre permet ◀de▶ gommer toutes ◀les▶ différences ◀de▶ culture, ◀de▶ région, ◀de▶ classe ou ◀de▶ langue. Elle est ◀le▶ creuset où tous deviennent identiques. Par conséquent, on comprend pourquoi, tôt ou tard, ◀l’▶État-nation aura besoin ◀d’▶y recourir. ◀La▶ guerre, par essence, ◀le▶ fortifie puisqu’elle lui permet ◀d’▶imposer sa loi et son autorité sur une population disciplinée. Toutes ◀les▶ institutions stato-nationales — que ce soit ◀le▶ centralisme, ◀les▶ méthodes ◀de▶ répression, ou ◀la▶ destruction des cultures locales — sont nées ◀de▶ ◀la▶ guerre et, fatalement, y conduisent.
Vous voici, soudainement, bien anarchiste, c’est plutôt inattendu de la part d’un homme qui cite plus souvent Luther que Bakounine…
Je ne suis pas anarchiste dans ◀la▶ mesure où je sais qu’un minimum ◀d’▶État est nécessaire à ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ société. En revanche, ce qui me semble important, c’est ◀de▶ hâter ◀la▶ désacralisation ◀de▶ cet État. Au xvie siècle, Jean Bodin avait défini celui-ci comme ◀le▶ souverain capable ◀de▶ « poser et ◀de▶ casser ◀les▶ lois », ◀de▶ « commencer et ◀de▶ finir ◀les▶ guerres ». Au nom de quoi devrions-nous, toujours et encore, subir ◀la▶ tyrannie ◀de▶ cette définition ? ◀L’▶urgence, aujourd’hui, passe donc non pas par une destruction ◀de▶ ◀l’▶État mais par sa redistribution. ◀Les▶ régions, ◀les▶ collectivités humaines ou professionnelles, ◀les▶ groupes ◀de▶ base doivent se réapproprier ◀le▶ pouvoir dont ◀l’▶État jacobin ◀les▶ a dépossédés.
Or ◀l’▶obstacle majeur à cette redistribution du pouvoir, c’est ◀le▶ mythe nationaliste pour lequel il faut toujours « rester maître chez soi ». ◀La▶ seule façon ◀d’▶user cette souveraineté interne, asphyxiante, c’est ◀de▶ ◀la▶ dissoudre au profit, d’une part, ◀d’▶une entité plus vaste et, d’autre part, au profit ◀de▶ pouvoirs locaux. Tant que ◀l’▶Europe n’existera pas politiquement, il n’y aura pas ◀de▶ régionalisme possible.
Comment expliquez-vous que ◀l’▶idée européenne soit malgré tout cela si peu populaire ?
Rien n’est moins sûr. Il y a quelques années, j’ai mêmeas écrit un livre intitulé Vingt-huit siècles ◀d’▶Europe dans lequel je m’étais amusé à collectionner tous ◀les▶ textes où s’exprimait une nostalgie ◀de▶ ◀l’▶Europe, depuis Hésiode jusqu’à Jean Monnet… À relire tous ces textes, on a ◀le▶ sentiment très vif que, contrairement à ce que vous semblez croire, ◀l’▶idée ◀d’▶une Europe unie n’a jamais cessé ◀de▶ hanter ◀l’▶imagerieat populaire. Et, ◀de▶ nos jours, c’est encore plus sensible car, qu’on ◀le▶ veuille ou non, c’est parce que ◀l’▶idée européenne est tacitement acceptée que plus personne n’imagine qu’une guerre soit possible entre pays ◀d’▶Europe.
À ◀la▶ Libération, ◀l’▶idée européenne — qui avait été un grand espoir ◀de▶ ◀la▶ Résistance — aurait dû s’imposer tout de suite et, avec quelques amisau, j’avais milité en ce sens. Il se trouve que des manœuvres politiques ont empêché ce vaste mouvement ◀d’▶aboutir. Ce fut un rendez-vous manqué dont nous payons encore ◀le▶ prix.
J’ai ◀l’▶impression qu’il y a un malentendu : dans votre jeunesse, disiez-vous, vous étiez résolument anticapitaliste. Or ◀l’▶Europe qui se fait aujourd’hui est une Europe taillée à ◀la▶ convenance des multinationales. Si cette Europe-là se réalise, ce sera pour ◀le▶ plus grand profit ◀d’▶un mode ◀de▶ production et ◀de▶ civilisation qu’en outre vous condamnez. Alors, pourquoi soutenez-vous une telle entreprise ?
◀De▶ ce point de vue, il n’y a rien à craindre. ◀L’▶Europe des marchands ne se fera pas car son principe repose sur une idée empruntée au marxisme vulgaire, et d’ailleurs curieusement revendiquée par ◀les▶ grands bourgeois autant que par ◀les▶ socialistes : c’est ◀l’▶idée selon laquelle ◀l’▶économie commande tout. Jean Monnet, quels que soient ses mérites, ne raisonnait pas autrement. En gros, cela voulait dire : si ◀l’▶on tient ◀les▶ gens par ◀le▶ fric, on ◀les▶ tiendra par ◀la▶ peau.
À ◀l’▶inverse, quand de Gaulle a bloqué ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce fut pour des raisons strictement politiques ou culturelles. On a alors pu constater combien celles-ci étaient efficaces et mobilisatrices. Si, aujourd’hui, ◀les▶ princes qui nous gouvernent voulaient vraiment faire ◀l’▶Europe, ils invoqueraient, d’abord, des raisons politiques et culturelles. À partir de là, ◀l’▶intendance suivrait… ◀L’▶économie, c’est ◀l’▶intendance.
Sinon, comment oserions-nous attendre des populations qu’elles s’enthousiasment pour ◀les▶ marathons ◀de▶ Bruxelles, qui, dans ◀le▶ meilleur des cas, ne fixeront jamais que ◀le▶ prix du seigle ou ◀de▶ ◀la▶ betterave ?
◀L’▶enthousiasme pour ◀l’▶idée européenne est plutôt rare ◀de▶ nos jours. Même pour ◀les▶ « grands intellectuels », ce n’est pas un thème très mobilisateur…
À vrai dire, on a ◀l’▶impression que leurs idées sur ◀le▶ sujet ne sont pas très précises. Prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ Sartre : en 1949, à ◀l’▶époque où je créais ◀le▶ Centre européen de la culture, il m’avait envoyé un long rapport dans lequel il expliquait que ◀la▶ culture française n’avait pas ◀d’▶avenir en dehors de ◀la▶ culture européenne et que celle-ci ne pourrait voir ◀le▶ jour que si ◀l’▶Europe politique devenait une réalité. J’étais ravi.
Or, peu de temps après, Sartre devient, comme ◀l’▶on sait, ◀le▶ compagnon ◀de▶ route du PCF. Du même coup, ◀l’▶antieuropéanisme devient un article ◀de▶ foi ◀de▶ son nouveau credo. Il alla même jusqu’à écrire une préface fort célèbre pour ◀le▶ livre ◀de▶ Franz Fanon, ◀Les▶ Damnés ◀de▶ ◀la▶ terre, dans laquelle il déclare, en gros, que ◀les▶ Africains auraient raison ◀de▶ « tirer à vue » sur tout Européen qui se présenterait à eux. C’était pour ◀le▶ moins curieux car, d’une part, il affirmait que ◀l’▶Européen, en tant que tel, n’existe pas, mais dès qu’il s’adressait au tiers-monde, il accréditait ◀l’▶idée ◀d’▶une « nature européenne » (comme on dit « nature humaine ») que ◀les▶ colonisés auraient raison ◀de▶ haïr. Aujourd’hui, Sartre signe des manifestes contre ◀l’▶élection au suffrage universel du parlement européen qui affirment que ◀l’▶Europe ne sera jamais qu’une modalité ◀de▶ ◀l’▶impérialisme germano-américain, ce qui, à mon sens, témoigne ◀d’▶une grande méconnaissance des réalités et des forces en présence. Mais, ce faisant, il obéit sans ◀le▶ savoir à un vieux réflexe ◀de▶ chauvinisme dont il se croit sincèrement incapable.
◀L’▶« impérialisme germano-américain » n’est tout de même pas une abstraction. Pourquoi parler ◀d’▶une « méconnaissance des réalités » sitôt qu’on entreprend ◀de▶ ◀le▶ dénoncer ?
Certes, ce n’est pas une abstraction, mais il est désolant que ◀de▶ grands esprits ne lui opposent qu’une sorte ◀de▶ poujadisme instinctif. Depuis 1945, on sait que ◀le▶ « péril allemand » sera ◀d’▶autant moins probable que ◀l’▶on s’engagera plus franchement dans ◀le▶ processus ◀d’▶une fédération européenne. ◀Le▶ dénoncer, comme ça, en se crispant sur son État-nation, ce n’est pas une façon ◀de▶ ◀le▶ conjurer, au contraire… C’est en refusant ◀l’▶Europe qu’on renforcera ◀l’▶axe germano-américain. De même, c’est en refusant ◀l’▶Europe que notre vieux continent s’achemine vers ◀les▶ totalitarismes locaux et, à terme, vers ◀la▶ catastrophe écologique.
Manifestement, ◀la▶ prophétie est un genre qui ne vous déplaît pas…
… Surtout quand je m’aperçois, quarante ans après, que ◀les▶ jeunes gens suivent presque à ◀la▶ lettre ce que vous appelez mes « prophéties ». Tenez, en mai 1968, ça m’a fait une bien curieuse impression ◀de▶ voir tant de jeunes gens — qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne ◀de▶ moi, ni ◀d’▶Arnaud Dandieu, ni ◀de▶ Robert Aron — reprendre en chœur ce que nous écrivions, à ◀l’▶époque, dans L’Ordre nouveau .
Avouez que, pour une revue dont le premier numéro paraît en 1933, au moment où Hitler prend ◀le▶ pouvoir, c’était un titre bien fâcheux…
Tout d’abord, je vous rappellerai que Gramsci, dans ◀les▶ années 1920, avait intitulé sa revue Ordine nuovo. De plus, personne ne pouvait alors prévoir que Hitler aurait, un jour, ◀l’▶impudence ◀de▶ s’approprier ◀l’▶expression. Quant au fond, il ne faut pas se méprendre : ◀l’▶expression « ordre nouveau » n’avait pas du tout ◀le▶ sens qu’on lui prête aujourd’hui. Nous ne ressemblions vraiment pas à ces petites brutes ◀d’▶extrême droite pour qui « nouveau » veut dire « ancien » et pour qui ◀l’▶ordre se confond avec ◀la▶ tyrannie. Dans ◀les▶ années 1930, notre grand souci, c’était d’abord ◀la▶ Révolution…
Laquelle ?
◀Les▶ révolutions qui avaient déjà eu lieu — comme celle ◀de▶ 1917, en Russie, ou comme celle qui se déployait, sous nos yeux, en Allemagne — ne nous convenaient guèreav. De plus, ◀l’▶état ◀de▶ décomposition dans lequel se trouvaient alors ◀les▶ démocraties occidentales était pour nous comme ◀l’▶aveu, ◀la▶ preuve ◀de▶ ◀l’▶essoufflement du libéralisme. Nous étions donc anticapitalistes, anticommunistes et antifascistes parce que nous pensions que ces trois systèmes, par leur logique interne, nous conduisaient droit à ◀la▶ guerre et au totalitarisme…
Pourtant, si ◀l’▶on ouvre le premier numéro ◀de▶ L’Ordre nouveau, on y trouve des choses assez déplaisantes, surtoutaw si on ◀les▶ replace dans leur contexte. Ainsi, en 1933, vousax trouvez opportun ◀d’▶écrire un article sur « ◀la▶ faillite du marxisme et du libéralisme en Allemagne », et ◀de▶ ◀le▶ faire précéder ◀d’▶une longue citation ◀de▶ Proudhon dans laquelle ◀l’▶idée même ◀de▶ suffrage universel est tournée en dérision. À ◀l’▶époque, cela cadrait tout à fait avec ◀la▶ propagande nazie.
Peut-être, mais c’était un malentenduay. Ce sur quoi je voulais mettre ◀l’▶accent — quand je dis « moi », je pense aussi aux intellectuels « personnalistes » regroupés par Emmanuel Mounier autour de ◀la▶ revue Esprit , — c’était sur ◀le▶ drame ◀d’▶une jeunesse européenne qui avait été abusée par ◀les▶ grandes doctrines du moment. Cette jeunesse avait faim ◀de▶ communauté, ◀de▶ rassemblement, voire ◀de▶ religion, et Hitler, Staline ou Mussolini, en vrais charlatans, se taillaient des triomphes faciles parce qu’ils arrivaient et disaient : « Moi, je vais vous offrir du communautaire, du religieux. » Et, en histoire, quand une jeunesse a faim, elle ne regarde pas ce qu’elle mange.
Dans ces conditions, ◀l’▶antifascisme et ◀l’▶anticommunisme étaient, pour nous, des urgences. Mais attention : notre critique du communisme ne reposait pas sur ◀la▶ peur bourgeoise du rouge ou du partageux. C’était un refus devant ◀la▶ forme moderne des religions ◀d’▶État. C’est pour cela que j’ai souvent défini ◀le▶ marxisme comme « ◀l’▶opium ◀de▶ ◀la▶ révolution ».
Quant à ◀la▶ démocratie et à notre scepticisme devant ◀les▶ vertus du suffrage universel, je reconnais que c’était un diagnostic trop abrupt. Mais n’oubliez pas qu’en 1933 c’était un mécanisme démocratique et une élection parfaitement régulière qui avaient permis à Hitler ◀de▶ devenir chancelier.
Au fond, je faisais partie ◀d’▶un groupe ◀d’▶intellectuels pour lesquels ◀le▶ phénomène totalitaire incarnait ◀le▶ mal absolu ; pour lesquels ◀le▶ marxisme n’était qu’une variante du productivisme dont nous, Occidentaux, pouvions déjà constater ◀la▶ faillite. En ce temps-là, Bakounine et Proudhon me semblaient plus toniques que ◀l’▶auteur du Capital. On passait donc pour des anarchistes, des libertaires. Aujourd’hui, on dirait « nouveaux philosophes »az…
C’est tout de même Otto Abetz, dont vous faites alors ◀la▶ connaissance, qui vous procure un poste ◀de▶ lecteur ◀de▶ français à ◀l’▶Université ◀de▶ Francfort…
C’est vrai. C’est grâce à Abetz que j’ai pu voir ◀de▶ près ◀l’▶horreur hitlérienne à ses commencements. Bien sûr, en m’offrant ce poste à Francfort, il s’imaginait que je ne tarderais pas à me convertir à ◀l’▶idéologie du IIIe Reich. Pourtant, il n’ignorait rien ◀de▶ mes prises ◀de▶ position antinazies. Voulait-il donc me convertir ou m’éclairer ? ◀De▶ ce point de vue, il ne faut pas oublier qu’Otto Abetz lui-même n’était qu’à demi nazi.
Une moitié suffit…
Je vous ◀l’▶accorde. Toujours est-il que, dès 1932, il avait témoigné un certain intérêt à notre petit groupe. Plus tard, il en parla même à Ribbentrop à ◀l’▶occasion ◀d’▶un congrès ◀de▶ ◀la▶ jeunesse européenne qui s’était tenu à Francfort, et auquel participèrent des gens aussi différents que Philippe Lamour, Harro Schulze Boysen, le premier chef ◀de▶ ◀l’▶Orchestre rouge, et Otto Strasser. C’est donc par Ribbentrop que ◀l’▶expression « ordre nouveau » parvint à Hitler, qui en fit ◀le▶ mauvais usage que ◀l’▶on sait.
Au fond, vous ne cessiez pas ◀de▶ jouer avec ◀la▶ politique sans jamais choisir votre camp. C’était une position délicate, inconfortable…
◀L’▶inconfort ne nous gênait pas. Notre grande idée à ◀l’▶époque, c’était ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀la▶ condition prolétarienne et des idéologies stato-nationales qui portaient en elles ◀la▶ guerre « comme ◀la▶ nuée porte ◀l’▶orage ». À cette fin, nos interlocuteurs s’appelaient aussi bien Blumba que Caillaux.
Là-dessus, il y a eu ◀la▶ guerre, puis ◀la▶ Résistance. Certains d’entre nous, comme Mounier, s’engagèrent d’abord dans des organisations vaguement pétainistes (je pense surtout aux fameux Chantiers ◀de▶ jeunesse ◀d’▶Uriage), mais, pour ◀l’▶essentiel, nous nous sommes tous retrouvés dans ◀le▶ combat antinazi. Par ◀le▶ biais ◀de▶ ◀la▶ presse clandestine et des mouvements ◀de▶ Résistance, toutes ◀les▶ idées que nous défendions dans L’Ordre nouveau ou dans Esprit ont retrouvé une audience et une actualité formidables. Relisez ◀les▶ éditoriaux ◀de▶ Combat , ils étaient visiblement inspirés par ◀les▶ idées personnalistes. En Hollande, à ◀la▶ Libération, il y eut même un parti « socialiste personnaliste » au pouvoir.
À ce moment-là, n’avez-vous pas eu envie ◀de▶ vous engager plus directement dans ◀l’▶action politique ?
Étant suisse, je ne pouvais pas prétendre à une carrière politique en France. De plus, j’ai toujours eu horreur des partis. Ce qui ne m’a pas empêché ◀de▶ militer un peu partoutbb afin de conjurer, ◀de▶ différer ◀les▶ apocalypses qu’on nous prépare.
D’après vous, ◀l’▶« apocalypse » pourrait être différée ?
Plus exactement, je crois que ◀l’▶histoire se réserve toujours ◀le▶ droit ◀de▶ nous surprendre en enchevêtrant des séries causales dont rien, au départ, ne laissait prévoir ◀le▶ croisement. Prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ Ford, ◀l’▶inventeur ◀de▶ ◀l’▶automobile, et ◀de▶ Hitler. À priori, rien ◀de▶ commun. Pourtant… Le premier, avec son obstination géniale, impose à notre civilisation un type ◀de▶ transport qui, par conséquences secondaires, amène ◀les▶ États à accorder une énorme importance au pétrole, donc aux pays qui en produisent. Parallèlement, Hitler, en organisant un effrayant génocide, devient ◀la▶ cause indirecte ◀de▶ ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶État d’Israël. Or cet État, par son implantation géographique, provoque des conflits incessants avec ◀les▶ pays arabes producteurs ◀de▶ pétrole. ◀D’▶où ◀la▶ crise ◀de▶ 1973, qui aboutit à ◀la▶ hausse des prix que ◀l’▶on sait et qui, en retour, met en péril ◀les▶ industries occidentales ◀de▶ ◀l’▶automobile, ce qui, finalement, peut être un bienfait pour notre mode ◀de▶ développement.bc bd
Ainsi, si ◀l’▶on considère rétrospectivement ces chaînes ◀de▶ causalités, il apparaît que ◀l’▶abomination du génocide hitlérien a peut-être, pour ultime conséquence, notre survie écologique, alors que Ford aurait pu, à lui seul, nous conduire à ◀l’▶asphyxie et à ◀l’▶embouteillage mondial. Bien sûr, je caricature. Mais enfin… Cela me fait penser au vers ◀de▶ Hölderlin, « Là où croît ◀le▶ danger, croît aussi ce qui sauve. »be
◀D’▶où ◀l’▶ambiguïté fondamentale ◀de▶ votre rapport à ◀la▶ politique…
Pourquoi parler ◀d’▶ambiguïté ? Fidèle à mes premières intuitions, je crois, et ◀de▶ toute mon énergie, à ◀la▶ possibilité ◀d’▶une politique ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ ◀l’▶individu qui sont ◀les▶ seuls pôles ◀de▶ résistance à ◀la▶ terreur ◀d’▶Étatbf. Même si ◀le▶ but est commun, chacun doit inventer son chemin, car, si ◀l’▶on prend ◀les▶ routes nationales, on arrive toujoursbg à ◀la▶ capitale, au centre, et alors, au lieu de prendre ◀le▶ pouvoir, c’est ◀le▶ pouvoir qui nous prend et nous phagocyte.
Vous parlez du pouvoir comme vous parliez ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident …
C’est absolument exact puisque, dans ce livre, je me livrais à une étude du couple à travers ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Occident. Or qu’est-ce qu’un couple ? C’est ◀l’▶assemblage ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ différences et, ◀de▶ ce point de vue, ça fonctionne exactement comme une fédération ◀de▶ groupes ayant chacun ses lois propres. Ce type ◀de▶ contrat exclut, par définition, ◀l’▶uniformisation et ◀la▶ fusion. ◀L’▶homme et ◀la▶ femme y sont libres, ensemble, parce quebh irréductibles l’un à l’autre. ◀L’▶union, au lieu d’y exclure ◀l’▶autonomie, ◀la▶ garantit.
Or il existe en Occident ce que ◀l’▶on appelle ◀la▶ passion et qui, en fait, n’est qu’une sorte ◀d’▶utopie unificatrice. Tristan en est ◀l’▶archétype. Manifestement — et je ◀l’▶ai prouvé —, Tristan n’aime pas Iseut. Il aime ◀l’▶amour dans lequel ◀l’▶identité ◀d’▶Iseut s’anéantit et disparaît. Tristan pénètre dans cet état passionnel grâce à un philtre dont ◀les▶ chroniqueurs, depuis Gottfried de Strasbourg, décrivent ◀les▶ effets dévastateurs. Sa passion devient donc une passion subie, au nom, ◀de▶ laquelle il détruit Iseutbi sans pour autant se sentir coupable. « C’est ◀le▶ philtre, dit-il, je n’y suis pour rien… »
C’est exactement ainsi que procèdent ◀les▶ États-nations. Comme Tristan, ils disent « seul je suis, moi,bj ◀le▶ monde » et, face à cette certitude, il n’est pas ◀de▶ réalité qui vaille… Tout doit leur être subordonné et s’anéantir au nom du Pouvoir, cet analogue ◀de▶ ◀la▶ passion dévastatrice. Ce faisant, ◀les▶ États-nations ne se sentent même pas coupables puisqu’ils proclament n’être que des instruments ◀de▶ ◀la▶ raison ◀d’▶Étatbk, cet analogue du philtre, ◀de▶ ◀la▶ drogue.
Comme Tristan, ◀l’▶État-nation veut être seul au monde. Il ne reconnaît rien au-dessus ◀de▶ lui et cela a commencé, chez nousbl, avec Philippe le Bel, qui s’est laissé persuader par ses légistes que « ◀le▶ roi de France est empereur en son royaume ».
C’est pour cela que, lorsque de Gaulle est mort, vous avez écrit un article intitulé « ◀La▶ mort ◀de▶ Tristan » ?
◀La▶ comparaison s’imposait… De Gaulle était une sorte ◀de▶ Tristan dont ◀l’▶Iseut aurait été ◀la▶ France. Il ◀le▶ dit d’ailleurs dès les premières lignes ◀de▶ ses Mémoires : « ◀De▶ tout temps, ◀la▶ France ne fut pour moi qu’une princesse ◀de▶ légende vouée à des malheurs exemplaires. »bm Et de même que Tristan n’aimait pas Iseut mais ◀l’▶amour, de Gaulle méprisa ◀les▶ Français pour n’adorer que ◀la▶ France. Pensez encore à sa haine des « barons félons » (qui jouent un si grand rôle dans toutes ◀les▶ versions du mythe ◀de▶ Tristan), n’était-ce pas ainsi qu’il désignait ◀les▶ hommes ◀de▶ parti qui risquaient ◀de▶ s’interposer entre lui-même et sa passion ?
Tout cela pour dire que ◀l’▶État-nation accomplit dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ politique des ravages comparables à ceux ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶amour. Ils ont en commun ◀le▶ mépris ◀de▶ l’autre et ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance. Certes, ils ont affaire avec ◀le▶ sublime mais aussi, toujours, avec ◀la▶ mort.
Si ◀l’▶on prolongeait cette analogie, on en viendrait à dire que ◀l’▶impérialisme, par exemple, n’est jamais que ◀l’▶histoire ◀d’▶une grande passion…
Disons plutôt que ◀la▶ passion n’est jamais qu’une forme ◀de▶ ◀l’▶impérialisme.
Au fond, depuis ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident jusqu’à votre actuel militantisme ◀d’▶écologiste, vous n’auriez fait que ◀l’▶apologie ◀de▶ ◀la▶ mesure contre ◀l’▶excès et ◀de▶ ◀la▶ loi contre ◀la▶ violence ?
Dès que ◀l’▶on se prononce sur ◀les▶ affaires humaines, je pense qu’il vaut mieux être du côté du roi Marcbn, qui symbolise ◀la▶ légalité, que du côté de Tristan. ◀Le▶ drame, c’est que ◀le▶ roi Marc est plutôt ennuyeux… Ennuyeux comme ◀la▶ prudence, comme trop ◀de▶ mariages, comme un certain classicisme ◀de▶ pensée et ◀de▶ style. On peut refuser tout cela mais il faut savoir ce qu’il en coûte.
Avant ◀la▶ guerre, Emmanuel Mounier avait dit ; « Denis de Rougemont écrit avec un œil sur ◀l’▶absolu et un œil sur Jean Paulhan. » À ◀l’▶évidence, vous n’avez pas changé…
C’est vrai. Qu’y puis-je ? ◀Le▶ classicisme, en morale, c’est aussi une forme ◀d’▶espoir. À cet égard, il y a une phrase ◀de▶ Luther que je me répète souvent : « Si ◀l’▶on m’apprenait que ◀la▶ fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier. »