Réfléchir à ce que le terrorisme signifie (4 janvier 1978)h i
D’▶un point de vue tout à fait général, Denis de Rougemont, y a-t-il une forme ◀de▶ terrorisme qui puisse se justifier par le « projet » orientant son action ? Je pense, respectivement, aux anarchistes russes du xixe , à la Résistance française et à la stratégie violente des mouvements ◀de▶ libération ou ◀de▶ sécession, au Proche-Orient et en Irlande notamment. En d’autres termes, est-il possible ◀de▶ distinguer un « bon » et un « mauvais » terrorisme ?
Rien ne peut justifier à mes yeux le terrorisme des Palestiniens et ◀de▶ la Fraction armée rouge ; rien, pas même l’arrogance ◀de▶ ceux qui le condamnent au nom du droit qu’ils se sont attribué ◀de▶ l’exercer exclusivement, je veux dire les États-nations qui pratiquent « l’équilibre ◀de▶ la Terreur », ce régime ◀de▶ chantage mutuel permanent et ◀de▶ prises ◀d’▶otages collectives, par nations entières.
Je ne connais pas une seule forme ◀de▶ terrorisme qui puisse être justifiée. Reprenons vos exemples… Et précisons d’abord qu’il y a deux types ◀d’▶anarchistes, au xixe : ceux qui, tels Bakounine ou Kropotkine, entendent supprimer l’État pour instituer l’an-archie juridique et politique ; et les activistes, tel un Netchaïev, lequel prônait la violence au nom du « succès ◀de▶ la révolution ». L’ennui, c’est qu’on n’a jamais su ce que pouvait bien représenter ce « succès ». Parce que détruire n’est pas innover, cela va de soi. Pour ce qui concerne les premiers cités, je ne sache pas qu’ils aient jamais recouru à la terreur. Quant à Netchaïev, s’il avait eu une idée claire ◀de▶ la société à établir, il n’aurait pas agi ◀de▶ la sorte. À mon avis, le révolutionnaire doit porter en lui le modèle du nouvel homme : cela peut-il être un assassin ?
Parlons alors des résistants français, sous l’Occupation…
En fait, il ne faut pas parler ◀de▶ mouvement terroriste à propos de la Résistance. Il ne s’agissait là que ◀de▶ la continuation ◀de▶ la guerre. Notez qu’il s’est trouvé des gens pour arguer, à l’époque, qu’il ne fallait pas lutter contre les Allemands par les armes. Mais ce genre ◀d’▶arguments fut le plus souvent, il faut bien le dire, le fait ◀de▶ sympathisants du fascisme… Quant aux mouvements ◀de▶ libération, je ne pense pas non plus qu’ils aient gagné quoi que ce soit, hors ◀d’▶une publicité dangereuse, par les moyens du terrorisme. Tant dans le cas des Palestiniens que dans celui ◀de▶ l’IRA, il n’a fait que pourrir la situation.
Que pensez-vous, plus précisément, ◀de▶ l’attitude ◀d’▶un Frantz Fanon, qui prétend que la violence se justifie en tant que « réaction à la violence première du colonialiste ? »
Eh ! bien, voyez le résultat : pas un seul des pays ◀d’▶Afrique n’a obtenu ce qu’il revendiquait par ces moyens-là. Les Palestiniens voient la situation leur échapper en bonne partie, alors que tout le monde se retourne contre eux. En revanche, songez à un Gandhi, qui a libéré l’Inde par la non-violence…
Ceux qui prétendent hâter la destruction du système qu’ils réprouvent par la violence justifient telle opposition par l’urgence ◀de▶ la révolution. Or peut-on « faire la révolution ? »
Certainement pas comme ça. D’ailleurs, je n’aime guère employer cette expression. La plupart du temps, ce n’est qu’une idée ◀d’▶adolescent ne recouvrant qu’une insatisfaction latente ou des accès ◀de▶ colère.
Une révolte brute
« Faire la révolution » en lançant des bombes ? Allons donc ! La révolution prend certes sa source dans un mouvement original ◀de▶ révolte, mais elle débouche sur quelque chose. Elle suppose un programme et la vision claire ◀d’▶un ordre nouveau à instituer. À cet égard, l’on pourrait dire que le terrorisme représente la manifestation ◀de▶ ce qui reste ◀de▶ l’élan révolutionnaire, lorsqu’on a enlevé à celui-ci tout ce qu’il contenait ◀de▶ virtualités positives.
◀D’▶aucuns établissent un lien entre le mouvement ◀de▶ contestation ◀de▶ Mai 68 et le terrorisme actuel. Qu’en pensez-vous ?
C’est une erreur monumentale que ◀de▶ voir une relation entre ces deux phénomènes. Mai 68, c’était le contraire du terrorisme. Ce fut la découverte, éblouissante, ◀de▶ la possibilité ◀de▶ l’échange et ◀de▶ la liberté ◀d’▶expression, du débat et ◀de▶ l’invention. Il ne s’est pas agi là, comme on a pu le dire, ◀d’▶une révolution, mais ◀d’▶une effusion festive. Cela étant l’on peut se demander pourquoi le terrorisme a commencé à se manifester, sur le continent, en Allemagne et en Italie. Probablement, le nazisme et le fascisme ont-ils laissé des traces profondes. À cet égard, il me semble qu’on a un peu gommé le fait que Schleyer était un ancien SS, qui avait été chargé ◀de▶ l’épuration ◀de▶ l’Université ◀de▶ Prague. D’autre part, il sera intéressant ◀d’▶étudier, sous peu, le contenu du texte3 rédigé en prison par Ulrike Meinhof et Andreas Baader, dont une citation, dans un bel article récent ◀de▶ Claude Julien4 donne un premier aperçu. Au nom de l’« internationalisme prolétarien », c’est le principe même ◀de▶ la démocratie qui est visé. Alors… Mais il ne faut pas, non plus, faire preuve ◀d’▶hypocrisie : il n’y a pas, là, ◀de▶ phénomène spécifiquement allemand ou italien.
Voyez-vous, comme un Jean Daniel5, dans l’action ◀de▶ la Fraction armée rouge, un signe ◀de▶ la « régression ◀de▶ la signification ◀de▶ la révolte », au sein de la jeunesse ?
C’est probable. Le terrorisme est fait ◀d’▶actes désespérés. C’est, tout au plus, le signe ◀d’▶une angoisse qui se manifeste comme un cri, mais un cri qui se perd dans le vide, car le nihilisme ne peut rien fonder.
L’on a assisté récemment, en Allemagne, à une campagne ◀de▶ presse visant à discréditer les intellectuels. Ce qu’on reproche à ceux-ci, c’est une espèce ◀de▶ terrorisme platonique, les activistes ne faisant au fond que pousser à bout les théories ◀de▶ certains d’entre eux. Que pensez-vous ◀de▶ cela ?
Quant à moi, je ne vois aucun théoricien dont on puisse déplorer l’influence sur les terroristes. Je suis convaincu qu’aucun ◀de▶ ceux-ci n’a lu sérieusement Marcuse, non plus d’ailleurs que les œuvres ◀de▶ Böll ou Grass, ni même ◀de▶ Marx. En revanche, je vois la télévision, dont les cours du soir ◀de▶ violence organisée sont suivis avec assiduité.
Le terrorisme des États
Par des récits directs, l’on sait en outre à quel point les terroristes sont préoccupés ◀d’▶enregistrer les effets ◀de▶ leurs actes sur les foules, amplifiés par la médiation spectaculaire des moyens ◀de▶ communication ◀de▶ masse.
Comment expliquez-vous, par ailleurs, que les régimes les plus répressifs ◀de▶ notre époque — je pense à l’URSS, en particulier — n’aient pas suscité plus ◀d’▶actes ◀de▶ terrorisme ?
Cela reste à vérifier, tout d’abord, car l’on n’a évidemment guère ◀d’▶informations à ce sujet. Pourtant, si l’on songe à la psychologie des terroristes à l’occidentale, il paraît clair que le mépris ◀de▶ la ◀vie▶ humaine proféré par les gouvernements dictatoriaux n’est pas fait pour encourager les prises ◀d’▶otages. Le chantage n’a aucune prise, et les opposants le savent ◀d’▶expérience.
Revenons-en au fond du problème : le terrorisme est-il, selon vous, un phénomène significatif ◀de▶ notre société ?
Oui, ◀de▶ toute évidence, dans la mesure où cette société n’a plus ◀de▶ finalité avouable, en dehors des impératifs du profit, du besoin ◀de▶ puissance et ◀de▶ visées ◀d’▶ordre essentiellement quantitatif. Or, une société sans finalité engendre le désespoir. Dans l’entassement des grandes villes, les gens ne se sentent plus responsables et, par conséquent, ils se sentent moins libres. L’architecture elle-même détermine ces appels à la violence : on a calculé que la délinquance dans les HLM est directement proportionnelle au nombre ◀d’▶étages des tours.
À ce propos, vous établissez, dans L’Avenir est notre affaire , une comparaison entre les procédés des terroristes et ceux ◀de▶ ce que vous appelez les « États-nations ».
Je vous cite :
Au terrorisme que les États se « réservent » ◀d’▶exercer, répond déjà le terrorisme des groupes qui se disent politiques et des gangs, de plus en plus indiscernables, je sens monter de toutes parts une contamination ◀d’▶allure épidémique des politiques ◀de▶ chantage collectif, traduites en style californien ou sicilien, palestinien ou irlandais, par des mouvements qui se prévalent bruyamment des vertus ◀de▶ l’État-nation. Gangsters, groupuscules ou partis, au nom des principes mêmes ◀de▶ la raison ◀d’▶État, défendent leurs intérêts sacrés, leurs idéologies intransigeantes, en prenant des otages et tuant vingt enfants pour chacun ◀de▶ leurs amis, fussent-ils des assassins, non « libérés » dans l’heure qui suit avec leur ticket ◀de▶ vol en première classe.
Enfin, vous ajoutez :
Les États cèdent avec une docilité dont j’ai cru voir qu’elle est directement proportionnelle au degré ◀d’▶autoritarisme ◀de▶ leur coutume : c’est qu’ils ont reconnu leur propre style et savent trop bien à quoi s’attendre.
Pour vous donner un exemple plus précis ◀de▶ ce type ◀de▶ relations, pensez aux affirmations péremptoires du président ◀de▶ la République française, à propos de la centrale ◀de▶ Superphénix, revenant à couper court à tout débat. Ce genre ◀de▶ crispation de la part des gouvernants est exactement ce qui peut déboucher sur le recours au terrorisme.
Parlons enfin, si vous le voulez bien, ◀de▶ la répression du terrorisme. Celui-ci peut-il être combattu par des moyens respectueux ◀de▶ la légalité ?
Il n’y a pas d’autres moyens ◀de▶ lutter contre le terrorisme que ceux ◀de▶ la légalité.
Extirper la racine du mal
Ce qu’il y a ◀de▶ terrifiant, dans ce phénomène, c’est justement son illégalité systématique, son caractère suicidaire, incontrôlable. Mais comment ne pas se condamner soi-même, en entrant dans le cercle vicieux ◀de▶ la répression illégale ? Déjà, l’on peut considérer l’expulsion ◀de▶ Klaus Croissant, fût-il coupable, comme une procédure expéditive à la limite ◀de▶ l’illégalité. Ce que l’on risque, alors, ce n’est pas le retour au fascisme6 mais c’est l’établissement ◀d’▶un État policier. On a tort, me semble-t-il, ◀d’▶entreprendre ◀de▶ vastes programmes ◀de▶ répression ne visant que les effets du mal. Là encore, il y a hypocrisie, de la part des États. Tout au contraire, il s’agit ◀de▶ s’attaquer aux causes du terrorisme. Au lieu d’augmenter la pression ◀de▶ l’autorité étatique, il faut tenir ouvertes les voies légales ◀de▶ l’opposition et ◀de▶ la critique, et sauvegarder à tout prix les droits constitutionnels, y compris celui ◀de▶ penser que l’ordre établi n’est qu’un désordre établi. Dans cette perspective, l’initiative ◀d’▶un Colcombet, ancien président du Syndicat français ◀de▶ la magistrature, qui demande que les terroristes ne soient pas jugés par leur pays ◀d’▶origine mais par une cour pénale européenne, m’apparaît comme un exemple raisonnable. Ce n’est jamais, à l’abri des pressions ◀de▶ tel ou tel État, par le mal qu’on vaincra le mal, ni par un déni ◀de▶ justice l’illégalité militante.