(1981) Articles divers (1978-1981) « Le diable en Suisse (1er janvier 1978) » p. 15

Le diable en Suisse (1er janvier 1978)f

Titre-piège, bien sûr, mais qui n’est pas de moi. C’est Lui sans aucun doute qui l’a soufflé aux rédacteurs de ce journal. Car je ne sache pas au monde un seul pays où le diable soit plus improbable, ou en tout cas mieux camouflé, plus difficile à prendre sur le fait. Armons-nous donc de rigueur et de méthode pour parler de ce Rien qui n’existe que dans l’angoisse qui voudrait le nier. (Tout ce qu’il espère, c’est qu’on essaie de s’en tirer par une pirouette, une plaisanterie « traditionnelle » à son égard…)

Et d’abord, il faudra résister très fermement aux tentations de la facilité, celles qui feraient dire à l’homme de droite que le diable est, bien sûr, Jean Ziegler ; à l’homme de gauche, que c’est au contraire Schwarzenbach ; ou à l’homme du centre, que c’est plutôt le directeur d’un journal, phrase laissant entendre qu’il y a parfois de la censure dans ses colonnes. Tous ces cas, s’agissant du diable, sont bien trop « évidents » pour n’être pas trompeurs.

Depuis La Part du diable (publiée à New York en 1942 et plusieurs fois réédité dans les deux Amériques, à Paris et à Boudry), chacun sait que le diable n’est jamais où on l’attend.

Son premier tour, selon Baudelaire, est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Rien de plus facile que d’en convaincre un peuple qui ne croit pas tellement au tragique, et le considère plutôt comme exagération. « Trop affreux pour être vrai ! », a-t-il pensé d’abord quand on lui parlait des camps de la mort nazis ou du Goulag, aujourd’hui de la torture dans plus de cent pays…

Le deuxième tour du diable a été de nous faire croire, à partir de 1933, puis durant la Seconde Guerre mondiale, qu’il était simplement Adolf Hitler, et personne d’autre. Mais voilà :

L’aventure a pris fin dans la catastrophe prévue. Et devant le cadavre gisant de l’homme qui fit trembler tout l’univers, voici que nous nous écrions avec une stupéfaction mêlée de honte : « Comme il était petit ! » … En Hitler, le diable avait trouvé l’alibi le plus populaire qu’il eût jamais imaginé. C’est une partie perdue, mais que lui importe ? Il sait qu’il a le temps pour lui, si Dieu garde l’éternité.

J’écrivais trois ans avant que la chose n’arrive, mais cela n’en reste pas moins vrai : c’est la bande à Baader, aujourd’hui, qui a repris le rôle évident et trompeur du diable à l’œuvre parmi nous. Mais attention : Baader et les Palestiniens ne sont-ils pas plutôt victimes du diable que diaboliques eux-mêmes ? L’exemple leur venait de haut : l’« équilibre de la terreur », n’est-ce pas le modèle même du chantage à la bombe, qui sera le terrorisme de demain ? N’est-il pas le fait des États, qui ne se contentent pas de prendre en otage les passagers d’un seul Boeing, mais des pays entiers, des millions d’habitants ?

Reste le troisième tour : le diable va se cacher dans ce qu’il saura bien déguiser en nécessité pure et simple, passé maître qu’il est dans l’art publicitaire qui consiste tout simplement à nous faire prendre ses désirs pour nos fatalités.

Quand le diable prépare un gros coup, il s’arrange toujours pour nous le faire savoir, par élégance autant que par cynisme, car il sait bien que nous ne le croirons pas !

C’est ainsi qu’à l’automne de 1974, le conseiller fédéral Willy Ritschard, à trois reprises et publiquement, exprima l’opinion que la décision de construire des centrales nucléaires était en vérité « un pacte de Faust ».

Dans cette déclaration autorisée — s’il en fût —, notre opinion ne voulut voir, bien sûr, qu’une plaisante allusion littéraire. Or, la même semaine, paraissait le second rapport du club de Rome, et le chapitre consacré au péril des centrales nucléaires y était intitulé : Un pacte de Faust.

On se souvient que le Faust de Goethe promet son âme au diable en échange de cette source d’énergie que représente la jeunesse éternelle.

Qui serait Méphisto dans notre affaire ? Inutile de chercher personne. On ne trouvera jamais qu’un système et des sociétés anonymes. Chacun se cache derrière un grand arroi de nécessités économiques, d’impératifs technologiques calculés pour les besoins de la cause, laquelle consiste à vendre toujours plus d’énergie et à nous persuader que la croissance sans fin de nos besoins en énergie est désormais inévitable.

Alors que chacun voit — ou pourrait voir — que ce qui est inévitable c’est la fin de l’énergie à bon marché, et la pénurie dans vingt ans du pétrole, puis de l’uranium censé le remplacer. Même en portant de 4 % à 25 % la part du nucléaire dans la production d’électricité, il faut, prévoir pour la fin du siècle, faute de pétrole, un manque de 50 % sur la quantité énergie qu’on nous annonce « nécessaire » à cette époque.

Non, le diable n’est pas Monsieur X ou tel autre. Il est présent, actif et souverain, non pas dans une personne mais bien dans ses effets, dans le grand mythe collectif de la puissance et de la richesse, dont pas un de nous ne pourrait jurer qu’il échappe entièrement à sa fascination, à son empire, même inconscient.

C’est l’empire de ce mythe qui peut seul expliquer tant de mensonges officiels quant aux centrales nucléaires « inoffensives », « rentables », « progressistes » et de surcroît « inéluctables ».

Sur cet empire, qu’on nomme aussi la société du plutonium, règne Pluton, dieu de la Richesse et des Enfers : nous y voilà ! « Ce dieu, nous dit la Fable, était si noir et si laid qu’il ne pouvait trouver de femme. Il faisait sa demeure ordinaire dans les Enfers, et désirait, dit-on, la mort de tout le monde pour peupler son royaume. » Avec cela, aveugle comme les taupes !

L’œuvre du diable ainsi repérée, ouvrons les yeux sur un avenir qui désormais, dépend essentiellement de nos choix présents. Face à la crise dont nous menacent les Vendeurs d’énergies infernales, et que leur plutonium n’évitera pas, préparons-nous à vivre mieux grâce au Soleil, avec moins de gaspillage et moins d’embouteillages, moins de laideur bruyante et d’armes annihilantes.

Tentons plutôt de retrouver le secret spirituel et les charmes profonds d’une existence dont le but ne serait plus la vitesse vers n’importe quoi dans le fracas, mais au contraire : la lenteur au sein du silence.

C’est la grâce que je vous souhaite pour l’an qui vient.