« Quel avenir voulons-nous ? » (1er février 1978)j k
Votre dernier livre L’▶Avenir est notre affaire paraît être ◀la▶ somme de vos réflexions depuis quarante ans. On y retrouve des thèmes esquissés aussi bien dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident publié avant ◀la▶ guerre, que dans votre Lettre ouverte aux Européens . Vous écrivez que ◀l’▶avenir est « notre enjeu et notre jeu ◀le▶ plus fascinant ». En quel sens ?
Dans ◀la▶ mesure où nous vivons dans un milieu entièrement « humanisé », fait de main d’homme et qu’au lieu de ◀le▶ reconnaître, d’en assumer ◀les▶ conséquences, nous ne cessons de parler « d’impératifs technologiques », « d’impératifs économiques », de nécessités de défense nationale, etc., autant de mythes derrière lesquels nous nous retranchons, nous nous dissimulons. Ce n’est pas ◀la▶ technique qui fait ◀l’▶Histoire, mais nos désirs, dont ◀la▶ technique n’est que ◀l’▶outil.
Dans ce livre, je cherche surtout à démontrer que ◀l’▶avenir ne se fait pas tout seul, qu’il est à ◀l’▶image de nos dieux et de nos démons et qu’il ne recèle aucune « fatalité ». Hormis ◀les▶ tremblements de terre — et il n’est pas improbable que nous parvenions aussi à ◀les▶ contrôler d’ici peu — je n’ai rien trouvé dans ◀l’▶histoire des siècles passés qui soit ◀le▶ pur résultat du hasard ou de ◀la▶ nature. Et si nous continuons sur ◀la▶ lancée actuelle, nous serons tous responsables des catastrophes futures — prévisibles et calculables. Ce qui va arriver sera entièrement ◀le▶ fait des hommes. C’est pourquoi il est très important de savoir quel avenir nous voulons.
Mais précisément, n’a-t-on pas aujourd’hui développé ◀la▶ futurologie, ◀la▶ prospective ?
En feignant de croire que ◀l’▶avenir était davantage ◀l’▶affaire de ◀l’▶ordinateur que celles des hommes. Mais c’est finalement toujours ◀le▶ même jeu : nous utilisons ◀les▶ calculs rapides de ◀l’▶ordinateur pour mieux esquiver nos responsabilités. Exactement comme Adam et Ève dans ◀l’▶histoire de ◀la▶ Genèse ! ◀Le▶ soir, Dieu vient dans ◀le▶ jardin du paradis et demande qui a mangé ◀la▶ pomme. Après avoir couru se cacher derrière ◀les▶ buissons, Adam répond : « Ce n’est pas moi, c’est Ève qui me ◀l’▶a donnée. » Ève répond à son tour : « Oui, j’ai mangé ◀la▶ pomme, mais c’est ◀le▶ serpent qui me ◀l’▶a donnée. » Or ◀le▶ serpent, lui, il n’est plus là… De nos jours, c’est ◀la▶ même chose. ◀Les▶ « impératifs » que nous brandissons, ne sont que ◀le▶ résultat de nos démissions individuelles.
Vous savez d’ailleurs qu’en 1942, j’ai écrit un ouvrage sur ◀le▶ diable où je montre que ◀l’▶action du diable consiste à nous priver de notre responsabilité personnelle. C’est ◀le▶ cas de ◀la▶ passion amoureuse vulgarisée, dont j’ai parlé dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . ◀La▶ passion qui devient une drogue, qui nous prive de notre libre arbitre, nous aveugle, nous enchaîne, et nous rend irresponsables.
◀L’▶Avenir est notre affaire peut se définir comme un essai de morale traitant de ◀l’▶homme « libre » et responsable ?
Cette conception de ◀l’▶homme « libre » n’est pas nouvelle. Je ◀l’▶ai déjà exprimée dans ◀la▶ Politique de ◀la▶ personne paru en 1934, où j’esquissais ◀le▶ cas d’une société politique fondée sur une certaine idée de ◀l’▶homme que j’appelle ◀la▶ « personne » : un individu chargé d’une vocation unique et qui prend conscience de son unicité. J’ai contribué en 1932, dans ◀la▶ revue Esprit , avec Emmanuel Mounier, à ◀la▶ formation du mouvement personnaliste qui s’opposait aux totalitarismes. Dès que vous cédez quoi que ce soit sur ◀la▶ personne, tout est perdu : ◀l’▶homme, ◀le▶ couple, ◀la▶ cité, ◀la▶ société. Et vous aboutissez inévitablement à ◀la▶ dictature. Moi, au contraire, c’est sur ◀la▶ notion « d’homme responsable » que je propose de fonder ◀la▶ société. Cela permet de pondérer ou d’éliminer immédiatement toute forme de pensée totalitaire qui voudrait imposer ◀les▶ mêmes règles pour tous, autrement dit : détourner ◀l’▶esprit de ◀l’▶homme de sa vocation unique, donc de sa liberté, donc de sa responsabilité.
Je rejoins encore aujourd’hui un livre que j’avais écrit dans ◀les▶ années 1960 sur ◀les▶ mythes de ◀l’▶amour et qui s’intitule Comme toi-même , car ◀l’▶idée que ◀l’▶on se fait de ◀l’▶amour dans une société est fondamentale. C’est dans nos manières d’aimer que se trouve aussi ◀la▶ racine de mondes politiques différents. J’ai d’ailleurs souvent insisté sur ◀le▶ principe de cohérence qui me paraît exister entre ◀le▶ couple, ◀la▶ personne, ◀le▶ fédéralisme7.
Dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , ouvrage considéré aujourd’hui comme un classique de ◀la▶ philosophie de ◀l’▶amour, vous concluez même qu’il est impossible d’espérer bâtir une communauté libre si nous commençons par « rater ◀le▶ couple ». Votre exemple de ◀l’▶amour-passion qui empêche de voir l’autre, qui veut ◀la▶ fusion, ◀l’▶absorption, ◀l’▶esclavage et non ◀l’▶union de deux libertés, ne vous paraît-il pas être en politique ◀l’▶équivalent du totalitarisme ?
En un sens, dans ◀le▶ couple, ◀l’▶amour-passion joue le rôle de ◀l’▶impérialisme et tend à ◀la▶ destruction de l’autre. Mon livre était une description de ◀l’▶amour-passion dont ◀l’▶archétype reste Tristan et Iseut. En lisant leur histoire attentivement, on constate que Tristan n’aime pas Iseut ; il aime seulement aimer, être amoureux et il projette sur elle son propre état. Mais chaque fois qu’il trouve ◀le▶ moyen de ◀la▶ rejoindre par toutes sortes de ruses, il trouve également ◀le▶ moyen de créer une nouvelle séparation, car il n’aime pas vraiment ce qu’elle est comme « personne ». Or, c’est grave. Tristan vit en quelque sorte un amour totalitaire : il est seul dans son monde, dans sa bulle. Pour moi, ◀le▶ couple est la première cellule de ce que j’appelle ◀le▶ fédéralisme, c’est-à-dire ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité et non ◀la▶ subordination de l’un à l’autre ou ◀la▶ fusion des deux, ◀l’▶uniformisation. Si une certaine idée que nous avons de ◀l’▶amour-passion nous conditionne au point de n’être plus capable d’aimer l’autre en tant qu’autre, nous ne serons plus capables de devenir ◀les▶ éléments d’une cité, d’une communauté libre.
◀L’▶État, de nos jours, est comparable à ◀la▶ passion parce qu’il n’aime plus ◀les▶ gens, il exige simplement une certaine rationalité, une mise en ordre. Et son impérialisme va croissant.
Vous dites à la fois que « ◀l’▶avenir est notre affaire » et que trop de facteurs interviennent pour que ◀l’▶on puisse prévoir scientifiquement ◀l’▶avenir. Mais alors, comment ◀l’▶appréhender ?
En me livrant à des études très sérieuses sur ◀le▶ développement de ◀l’▶automobile et sur ◀le▶ développement de ◀l’▶hitlérisme, j’ai abouti, par exemple, à ◀la▶ conclusion que ◀la▶ guerre du Kippour était née du croisement de ◀la▶ « série automobile » et de ◀la▶ « série hitlérienne ». Je m’explique en simplifiant : en un demi-siècle, ◀l’▶automobile, cette chose laide, puante, qui effrayait ◀les▶ chevaux, ◀les▶ enfants, et dont personne ne voulait, est à ◀l’▶heure actuelle la première industrie mondiale. Avec elle s’est développé ◀le▶ pétrole, dont ◀l’▶importance unique nous fait dépendre des pays producteurs du monde arabe et du Proche-Orient.
Il y a, d’autre part, ◀le▶ phénomène Hitler. Après la Deuxième Guerre mondiale, ◀l’▶indignation soulevée en Europe par ◀la▶ révélation des camps de ◀la▶ mort, permit ◀la▶ création de ◀l’▶État d’Israël — qui n’aurait jamais été possible autrement. Or, ◀la▶ guerre du Kippour est pour ainsi dire née du croisement du pétrole arabe et de ◀l’▶État d’Israël. Personne n’aurait pu ◀le▶ prévoir, ◀les▶ futurologues ◀le▶ reconnaissent eux-mêmes. ◀Le▶ phénomène Hitler pris isolément ainsi que ◀le▶ développement de ◀l’▶automobile, seuls auraient pu être prévus. J’ai d’ailleurs pressenti celui-ci dans un texte écrit dès 1928 contre Ford ; j’avais alors 20 ans.
Ajoutez à cela que ◀les▶ Arabes ont pris au sérieux ◀les▶ prévisions du club de Rome annonçant une pénurie des réserves de pétrole d’ici à trente ans et qu’ils ont agi en conséquence, alors que ◀les▶ gouvernements européens, eux, n’y ont pas cru. Qui aurait pu prévoir que ◀le▶ club de Rome ferait ces prévisions et que ◀les▶ Arabes y croiraient ? Cet exemple, parmi d’autres, montre bien qu’il est vain de croire que ◀l’▶avenir puisse être prévu scientifiquement. Trop de facteurs entrent effectivement en jeu qui ne sont pas tous prédéterminés (◀le▶ pétrole n’est pas ◀l’▶unique combustible) et dont certains sont même purement fortuits (◀la▶ localisation dans ◀le▶ monde arabe des principaux gisements pétrolifères).
Ma conclusion — et c’est la deuxième partie de mon livre — est que nous n’avons pas à prévoir ◀l’▶avenir, mais à ◀le▶ faire. ◀La▶ décadence d’une société commence lorsque ses membres se demandent ce qui va arriver, au lieu de se dire : « Qu’est-ce que je peux faire pour ceci ou contre cela ? »
En 1940, ◀le▶ gouvernement suisse vous a envoyé aux États-Unis à ◀la▶ suite d’un article que vous aviez écrit sur ◀l’▶entrée de Hitler à Paris et qui avait irrité ◀l’▶ambassadeur d’Allemagne. Pourquoi dites-vous que c’est votre séjour aux États-Unis qui a contribué à vous faire découvrir ◀l’▶Europe ?
À New York, pendant ◀la▶ guerre, nous nous retrouvions toujours entre Européens, c’était irrésistible ! Max Ernst, Yves Tanguy, Marcel Duchamp, André Breton, Jules Romains, Saint-Exupéry, étaient là. Il y avait aussi Schönberg et Béla Bartók qui vivait d’ailleurs très pauvrement. Lévi-Strauss venait de temps en temps à nos réunions surréalistes, à ◀l’▶École libre des hautes études, que nous avions créée là-bas. Avec André Breton, nous sillonnions New York à ◀la▶ recherche d’une terrasse de café, que nous ne trouvâmes jamais. Parfois, dans ◀la▶ 5e Avenue, Breton me signalait S. Dali et nous changions immédiatement de trottoir. Vous savez que Breton avait surnommé Dali « Avida Dollars », ce qui avait beaucoup amusé celui-ci.
André Breton a mené une vie exemplaire à New York. Il aurait pu très facilement être ◀le▶ « big man » (◀les▶ Américains adorent ça), mais ils devaient se contenter de Dali, car Breton ◀les▶ tenait tous à distance. Je ne ◀l’▶ai jamais entendu prononcer un seul mot d’anglais ! Il gagnait tout juste de quoi vivre comme speaker et il lisait ◀les▶ textes que j’écrivais pour « ◀La▶ Voix de ◀l’▶Amérique parle aux Français ».
C’est en Amérique, en effet, que j’ai découvert ◀l’▶Europe et je n’ai pas été ◀le▶ seul : aucun de nous n’était vraiment certain de ◀la▶ revoir, ce qui suscitait un attachement dramatique à ce que nous risquions de ne jamais retrouver. D’où ◀l’▶idée qui a germé dans pas mal de cerveaux — et pas seulement dans le mien — de faire ◀les▶ États-Unis d’Europe, de combattre ce nationalisme qu’avaient créé ◀les▶ guerres, d’abattre non seulement Hitler mais ce qui avait permis Hitler : ◀l’▶État-nation, ◀le▶ nationalisme fauteur de guerre.
C’est à New York également que j’ai rencontré Einstein peu de temps après ◀la▶ parution de mon livre Lettres sur ◀la▶ bombe atomique . Lui aussi était contre « ◀l’▶État-nation ».
Dans votre ouvrage, ◀L’▶Avenir est notre affaire , vous dites que ◀l’▶État moderne, centralisé, n’a d’autres forces que ◀la▶ somme de nos démissions ?
Nous avons pris ◀l’▶habitude de nous décharger complètement sur ◀l’▶État de ce que nous n’avons pas encore su faire à temps, en attendant de lui toujours plus de subventions, de facilités, de garanties… alors que pour nous redonner bonne conscience, nous ne cessons de ◀le▶ maudire et de ◀l’▶accabler. Cela ne lui fait d’ailleurs aucun mal, il est complètement isolé de ◀la▶ population. Pourtant, tous nos maux ne sont que ◀le▶ résultat de notre impéritie et c’est bien parce que nous ne sommes plus des citoyens responsables que ◀l’▶État devient de plus en plus envahissant et ◀le▶ citoyen de plus en plus isolé.
Aujourd’hui, nos démissions vont encore plus loin. ◀Les▶ centrales nucléaires sont des objets énormes, dangereux, extrêmement chers, très probablement non rentables et encore plus probablement non nécessaires ; mais toute ◀la▶ propagande, depuis dix ou quinze ans, tend à nous faire croire que ce sera concurrentiel, inoffensif et indispensable. Là encore, c’est ◀la▶ porte ouverte à une intervention croissante et sans doute redoutable de ◀l’▶État dans nos vies individuelles !
Face à cette mainmise de ◀l’▶État-nation, ◀les▶ diverses formes de contestation depuis Mai 68 n’ont-elles pas fait figure de réaction ?
En mai 1968, se sont exprimées des réactions spontanées — souvent sans analyse préalable — contre cette emprise croissante de ◀l’▶État, cette dépersonnalisation des rapports humains. C’était une fête. Elle permettait de se retrouver, de recréer — ne fût-ce que quelques jours — un sentiment de communauté.
À ◀l’▶heure actuelle, face à ce laminage des États centralisés conduisant à ce que tout le monde fasse ◀la▶ même chose, soit traité de ◀la▶ même manière et au même moment, monte une immense vague de fond dont ◀le▶ mouvement écologique couplé avec ◀le▶ mouvement régionaliste et je dirais même avec ◀le▶ mouvement de libération de ◀la▶ femme, sont ◀l’▶expression. Peut-être cette vague de fond parviendra-t-elle à transformer ◀la▶ société avant ◀l’▶explosion d’une guerre atomique ? À mon avis, c’est une course contre ◀la▶ montre.
Dans mes conférences, je dis toujours qu’il faut renoncer à cette idée romantique de ◀la▶ prise du pouvoir. D’ailleurs, qu’est-ce que ◀le▶ pouvoir aujourd’hui ? Sinon ◀le▶ fait de jeter ◀les▶ gens en prison ou de refuser de signer ◀les▶ accords européens ? Il ne faut pas prendre ◀le▶ pouvoir, ni ◀le▶ renverser, mais ◀le▶ créer par en bas : revenir à des communautés de petites tailles, à des municipalités, à des entreprises, à des régions avec au-dessus ◀la▶ fédération européenne. Il faut dépasser ◀les▶ États-nations et leur carcan actuel pour revenir à un mode de vie communautaire qui nous soit propre en essayant de passer progressivement d’une technologie « dure » à une technologie douce…, etc.
Depuis quarante ans, je ◀le▶ redis : ◀la▶ puissance, c’est ◀la▶ prise de pouvoir sur autrui, ◀la▶ liberté, c’est ◀la▶ prise de pouvoir sur soi-même.