(1977) Articles divers (1974-1977) « « L’avenir, c’est notre affaire ! » (18 octobre 1977) » p. 37

« L’avenir, c’est notre affaire ! » (18 octobre 1977)bh

L’avenir est notre affaire : une affirmation, un titre, un livre-programme. Denis de Rougemont y établit le diagnostic des sociétés industrielles avancées. Il rappelle à chacun que l’avenir est son affaire, et non celle d’une vague fatalité. Il en appelle à la liberté et au sens des responsabilités. Cet appel est apparemment entendu : l’ouvrage est un succès public. Nous en avons parlé avec l’écrivain dans sa demeure de Pouilly, en France : « Le pays dont je préfère me plaindre », comme il dit.

Quand quelqu’un prend le pouvoir, c’est le pouvoir qui le prend. Il suffit qu’un homme s’assoie dans les fauteuils de l’État, qu’il utilise les téléphones de l’État, pour qu’il parle aussitôt la langue de l’État. Celle de la contrainte.

Assis près de la cheminée, dans sa pièce de travail, Denis de Rougemont forge prudemment ses phrases, comme on se fraie un chemin dans la forêt. Pas de formules toutes faites, pas de petits feux d’artifice : une démarche solide et rassurante.

En écrivant L’Avenir est notre affaire , j’entendais faire le point de la situation. Je constate que cette situation est grave. On vient me dire, alors, que je suis pessimiste. Cela ne veut rien dire. Je ne dis pas que l’asphyxie « naturelle » ou le cataclysme militaire sont inévitables. Je dis qu’il est de notre devoir de les éviter en changeant de cap. De notre devoir et dans nos possibilités…

Vous dites « changer de cap ». Vous évitez le terme : « révolution » ?

Ces révolutions qui nivellent…

Comme Lénine le constatait quelques mois avant de prendre le pouvoir, les révolutions entraînent toujours un renforcement de l’État et de sa police. Il s’est chargé très rapidement de confirmer lui-même ce diagnostic. La « grande révolution » de France a permis de réaliser un nivellement sans précédent. En 1790, on traduisait encore les textes officiels de la Constituante en cinq langues « nationales », parmi lesquelles le breton, le flamand et l’allemand. Non seulement la révolution s’est chargée de gommer cette diversité des peuples, mais encore l’histoire officielle feint de l’ignorer. La révolution de 1789 a créé l’État-nation qui, ensuite, s’est répandu dans le monde. La révolution russe, elle, a créé l’État-parti, qui concentre encore plus de moyens en un centre de décision encore plus réduit. Voilà pourquoi je me méfie des révolutions…

Le « toujours plus » qui conduit à l’absurde

J’aimerais ajouter que l’État-nation, en invoquant les nécessités de la guerre, a permis l’essor d’industries de plus en plus concentrées. L’industrie lourde, dans l’ensemble, était avant tout utile aux États, non aux peuples. L’État-parti, qui domine à l’Est, a suivi la même voie. C’est d’autant plus dangereux que le gigantisme économique, une fois mis en place, obéit à des impératifs de « toujours plus » qui conduisent à l’absurde. D’autre part, la puissance, aux mains de gouvernements centraux de plus en plus éloignés de réalités populaires, entraîne la tentation de chercher dans des campagnes militaires un dérivatif aux tensions intérieures…

Politique de la personne (1934), Penser avec les mains (1936), Lettre ouverte aux Européens (1970), L’Avenir est entre nos mains [sic] (1977) : il y a un fil conducteur qui relie ces œuvres. Comment voyez-vous votre propre évolution ?

Personnellement, je préfère mes textes plus poétiques, plus immédiats. Ceux réunis en 1968 sous le titre Journal d’une époque , par exemple. Je m’en sens plus proche que de L’Amour et l’Occident , en un sens. Mais le fil conducteur existe, dans les livres que vous citez. Lorsque le « mouvement personnaliste » fut lancé, nous savions déjà qu’on s’enfonçait dans un monde anonyme et artificiel, où l’on créait de faux besoins, où la disparition de toute communauté véritable conduirait à des désastres politiques. Nous avons pris le parti de l’homme, multiple et libre, face aux « systèmes ».

L’esprit jacobin

La réalité s’est chargée de me confirmer dans ma voie. Lecteur en Allemagne, j’ai donné, en 1935 et 1936, un cours sur la littérature de la Révolution française. Je parle de tout cela dans mon Journal d’Allemagne . Des chemises brunes et des chemises noires aux premiers rangs, des textes révolutionnaires sous mes yeux : cela m’a appris beaucoup de choses. En fait, les nazis étaient des jacobins, la convergence était évidente. Et puis j’ai vu Hitler célébrer le culte nazi à la Festhalle de Francfort, j’ai vu, j’ai senti ce qu’il faut bien appeler l’âme de la foule. Une fausse communauté née de la grisaille et de l’anonymat. Quand j’en ai parlé en France, en 1936, les uns m’ont taxé de folie et les autres m’ont pris pour un agent allemand chargé de leur faire peur…

Ce qui est tragique, c’est que l’esprit jacobin règne encore et qu’on omet soigneusement de montrer où il mène. On ne parle qu’en termes de croissance — un terme d’ailleurs employé à faux — de puissance, de grandeur. On oublie ce que j’appelle depuis toujours l’individu libre et responsable.

Vous évoquez, dans votre livre, les nombreux mouvements populaires qui se sont créés au cours de ces dernières années. Vous les considérez comme les manifestations d’un refus de plus en plus répandu de cette démission générale dont est faite la « puissance » ?

Il y a des mouvements qui sont de tous les temps. Les « hippies », par exemple, dont les chroniqueurs du Moyen Âge nous offrent des portraits fidèles. Il y a également toujours eu des mouvements communautaires plus ou moins idéalistes. Mais aujourd’hui, nous assistons — également — à l’émergence de quelque chose de neuf : des groupements prennent en main des intérêts précis, dans une région précise. Il me semble que c’est sérieux et encourageant. Voyez-vous : je me méfie des attaques frontales contre l’État, qui renforcent toujours ce dernier. Je suis persuadé, en revanche, qu’une participation de plus en plus active aux intérêts de la communauté immédiate permettra de modifier la situation. Justement : l’avenir est notre affaire.