II.
L’énergie
1.
État de▶ ◀la▶ question
Quelques chiffres et quelques dates suffiront à situer ◀le▶ problème global ◀de▶ ◀l’▶énergie.
Consommation mondiale ◀d’▶énergie :
en 1900 | 500 millions ◀de▶ TEP* |
en 1950 | 1 700 |
en 1974 | 5 800 |
en 2000 (prévision) |
* Tonnes équivalent pétrole.
Pour ◀l’▶Europe des Neuf, ◀le▶ bilan énergétique s’établit comme suit :
en 1973 |
en 1985 (estimation)
(en millions TEP) |
|
Production
(y compris ◀le▶ nucléaire) |
370 | 640 |
Importations | 635 | 1160 |
Consommation | 1005 | 1800 |
◀La▶ consommation globale ◀d’▶énergie, selon la plupart des prévisions présentées à ◀la▶ Conférence mondiale ◀de▶ ◀l’▶énergie tenue à Istanbul en octobre 1977, devrait augmenter sans relâche jusqu’en 2020, où elle atteindrait un total ◀de▶ 44 milliards ◀de▶ TEP10.
Mais selon ces mêmes experts officiels, ◀la▶ production mondiale ◀d’▶énergie en 2020 ne pourrait en aucun cas dépasser 25 milliards ◀de▶ TEP. Il faudrait donc prévoir un manque ◀de▶ 19 milliards ◀de▶ TEP.
C’est dans cette perspective globale qu’il faut lire ◀les▶ chiffres concernant ◀les▶ Neuf. Ceux-ci, pris séparément, disposent ◀de▶ ressources très inégales. ◀La▶ Grande-Bretagne a du charbon, du pétrole, du gaz naturel et ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire ; ◀l’▶Italie ◀de▶ ◀l’▶hydroélectricité et du gaz naturel ; ◀la▶ Hollande a beaucoup de gaz naturel mais pas ◀de▶ charbon, pas ◀d’▶énergie hydraulique ni ◀d’▶énergie nucléaire ; ◀la▶ France n’a plus beaucoup de charbon ni ◀de▶ gaz, mais une forte capacité hydraulique, et un programme nucléaire des plus ambitieux ; tout comme ◀la▶ RFA qui, en revanche, possède beaucoup de lignite et ◀de▶ charbon. ◀D’▶où ◀l’▶on déduit qu’une politique commune s’impose dans ◀le▶ secteur ◀de▶ ◀l’▶énergie plus encore que dans n’importe quel autre. Chacun ◀de▶ nos pays se voit contraint ◀de▶ faire face au même problème ◀de▶ politique générale immédiate : celui ◀de▶ ◀la▶ dépendance des pays ◀de▶ ◀l’▶OPEP pour ◀le▶ pétrole, et/ou des USA, du Canada, ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, plus tard ◀de▶ ◀l’▶Afrique du Sud pour ◀l’▶uranium, et ◀de▶ ◀l’▶URSS pour ◀l’▶uranium enrichi.
Cette dépendance ne pourrait qu’augmenter avec ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie, jusqu’au jour — dans vingt ans, dans trente ans — où ◀la▶ relative pénurie ◀d’▶énergie primaire (pétrole, puis uranium) à ◀l’▶échelle mondiale deviendrait pour ◀les▶ Européens une catastrophe économique absolue — si ◀la▶ « logique économique » devait rester ce qu’elle est aujourd’hui.
Critique des données mêmes du problème
Mais cet accroissement ◀de▶ consommation est-il fatal ? ◀Le▶ postulat sur lequel reposent toutes ◀les▶ prévisions citées, selon lequel croissance économique, croissance énergétique et mieux-être sont inséparables, ne peut-il être contesté ? Enfin, est-il exclu que ◀la▶ demande en énergie s’adapte à ◀l’▶offre en décroissance ?
◀Les▶ études ◀de▶ prospective conduites aux USA, au Canada, en Grande-Bretagne et en France font prévoir qu’un état ◀de▶ pénurie — c’est-à-dire ◀d’▶épuisement des réserves exploitables dans des délais et à des coûts supportables — se fera sentir :
— pour ◀le▶ pétrole dès 1985 ou 1995, ou 2000 au plus tard (selon ◀les▶ scénarios élaborés par ◀les▶ différents groupes ◀de▶ recherches) ;
— pour ◀le▶ gaz naturel dès 1985 ;
Toutes ces prévisions supposent, répétons-◀le▶, une croissance continue (même freinée) ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie. Mais ◀le▶ problème est-il bien posé ?
Quelles pourraient être, en effet, ◀les▶ raisons ◀d’▶augmenter notre consommation ◀d’▶énergie, dès lors que :
— ◀la▶ croissance démographique des Européens tend vers zéro dans plusieurs pays, voire est déjà négative dans quelques-uns, dont ◀la▶ RFA ;
— ◀le▶ chômage ne cesse ◀de▶ sévir (voir plus haut ses motifs structurels) ;
— ◀la▶ production est partout ralentie (◀l’▶OCDE prévoyait en 1974 une croissance ◀de▶ 5,1 %, mais elle a réduit ces taux à 4 % en 1976, à 3,5 % en 1978, quelques pays en sont à 2 %) ;
— ◀les▶ consommations excessives sont partout dénoncées et reconnues, ◀la▶ lutte contre ◀le▶ gaspillage se voit confiée à des départements ministériels ad hoc.
À ◀l’▶examen, ◀les▶ raisons prétendues évidentes ◀d’▶accroître sans relâche notre consommation ◀d’▶énergie se révèlent ◀de▶ mauvaises raisons, non seulement contestables, mais réversibles.
Il y a tout d’abord ◀l’▶énorme propagande pour ◀le▶ gaspillage : producteurs ◀d’▶électricité, fabricants ◀d’▶autos, constructeurs ◀d’▶autoroutes, ◀de▶ gratte-ciel, ◀de▶ centrales nucléaires, ne parlent que ◀de▶ ◀la▶ « nécessité croissante » ◀de▶ ce qu’ils produisent. Mais il est clair — une fois de plus — qu’ils essaient ◀de▶ nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités !
Il y a ensuite ◀la▶ publicité pour ◀le▶ « tout électrique »11 : un moyen avoué pour faire apparaître « nécessaires » ◀les▶ centrales nucléaires, « seuls substituts au pétrole étranger »12. Il y a enfin ◀les▶ mauvaises habitudes prises par ◀les▶ usagers privés ou publics ◀de▶ ◀l’▶électricité ou ◀de▶ ◀l’▶essence ; ◀la▶ construction ◀de▶ « tours » énergivores au maximum ; ◀la▶ mauvaise isolation thermique des bâtiments ; ◀les▶ chauffages et ◀le▶ conditionnement ◀de▶ ◀l’▶air trop poussés, ces deux excès s’additionnant, loin de se neutraliser ; ◀les▶ éclairages publicitaires ; ◀les▶ forfaits, favorisant ◀les▶ plus gros consommateurs ◀de▶ kilowatts…
En fait, il n’est nullement établi que ◀la▶ demande en énergie ne peut que continuer à croître indéfiniment sans s’adapter à ◀l’▶offre éventuellement défaillante. Il est certain, en revanche, que ◀les▶ économies ◀d’▶énergie réalisables à bref délai sur ◀le▶ gaspillage actuel constituent dès maintenant pour ◀l’▶Europe sa principale source ◀d’▶énergie autonome. Plusieurs scientifiques ont évalué à 20 %, voire à 30 % ◀les▶ économies possibles sur ◀la▶ consommation actuelle, sans nulle diminution ◀de▶ ◀la▶ production, ni du confort, alors que ◀le▶ nucléaire ne pourrait fournir dans ◀la▶ meilleure hypothèse que 17 % ◀de▶ ◀la▶ consommation totale en 1985, et beaucoup plus probablement 9 % (prévision ◀de▶ ◀la▶ CEE).
2.
Les solutions alternatives
◀Les▶ gouvernements des Neuf et ◀la▶ Commission elle-même affirment que ◀la▶ seule alternative au pétrole déficient d’ici vingt ou trente ans sera ◀l’▶énergie nucléaire. Là-dessus trois remarques :
a) Au moment où ◀le▶ pétrole manquera13, ◀la▶ pénurie ◀d’▶uranium s’annoncera. ◀L’▶alternative aux centrales actuelles sera donc celle des surgénérateurs au plutonium.
Or il n’est pas sûr, ni même probable, que ◀les▶ surgénérateurs projetés en France, en Grande-Bretagne et en RFA puissent être construits. Mentionnons ◀les▶ principaux obstacles d’ores et déjà connus :
— ◀la▶ résistance populaire, ◀la▶ peur viscérale du nucléaire, ◀le▶ « traumatisme ◀d’▶Hiroshima », qui est un fait important, quoi qu’en pensent ◀les▶ technocrates qui, eux, n’ont rien senti et ne craignent rien à ◀les▶ en croire ;
— ◀les▶ votes négatifs ◀de▶ plusieurs conseils généraux et régionaux en France, ◀de▶ cantons et ◀de▶ communes en Suisse, ◀de▶ Länder en RFA, ◀de▶ ◀l’▶Autriche entière fin 1978 ;
— ◀l’▶opposition déterminée et documentée ◀de▶ milliers ◀de▶ scientifiques dans tous nos pays14 ;
— ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶ensemble des associations écologistes et ◀de▶ leurs centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ militants ;
— ◀les▶ graves incertitudes techniques quant à ◀la▶ fiabilité des appareils construits, déjà deux fois trouvés en défaut à Creys-Malville ;
— ◀les▶ matières premières requises (uranium ou thorium) épuisables dans ◀les▶ mêmes délais que ◀le▶ pétrole ;
— ◀la▶ dépendance ◀de▶ ◀l’▶étranger (techniques, licences, approvisionnement ◀d’▶uranium, retraitement, stations ◀de▶ stockage des déchets, financement) ;
— ◀les▶ coûts astronomiques et sans cesse croissants des centrales nucléaires, qui exigent des investissements disproportionnés en regard de ◀la▶ courte période pendant laquelle elles sont censées être utilisées, et ◀de▶ ◀la▶ période ◀de▶ 24000 à 120000 ans pendant laquelle elles imposeront des charges quotidiennes et continues aux générations futures ;
— ◀le▶ financement international indispensable, en contradiction flagrante avec ◀les▶ déclarations officielles sur ◀l’▶« indépendance nationale » qui serait assurée par ◀le▶ nucléaire15 ;
— ◀le▶ prix réel ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, bien plus élevé que ◀les▶ prix annoncés, à cause des coûts toujours occultés du démantèlement des centrales après trente ans, et ◀de▶ ◀la▶ gestion des déchets radioactifs et explosifs pendant 120000 ans ;
— enfin, et c’est peut-être ◀l’▶argument ◀le▶ plus efficace : contrairement à toute ◀la▶ propagande officielle, ◀le▶ chômage est accru par ◀les▶ centrales nucléaires. Chacune ◀d’▶elles, permettant ◀d’▶améliorer ◀l’▶automatisation ◀de▶ ◀la▶ prospection industrielle, permettrait du même coup ◀de▶ supprimer 4000 emplois16.
b) Il existe en fait ◀de▶ nombreuses autres possibilités ◀de▶ remédier à ◀la▶ pénurie du pétrole et ◀de▶ ◀l’▶uranium, d’autres sources connues ◀d’▶énergie : solaire avant tout, puis géothermique, éolienne, biologique, sous-estimées jusqu’ici par ◀la▶ recherche officiellement subventionnée par ◀la▶ CEE elle-même, dont ◀le▶ budget pour 1978 prévoyait 66 millions ◀d’▶unités ◀de▶ compte pour ◀le▶ nucléaire contre 6 millions pour toutes ◀les▶ « autres formes » ◀d’▶énergie. À quoi s’ajoutent ◀le▶ cycle des oxydes ◀de▶ carbone pour ◀l’▶industrie des plastiques et des carburants, et enfin ◀le▶ charbon, encore très abondant en Europe.
c) ◀La▶ CEE a lancé un projet ◀de▶ recherche ◀de▶ très grande envergure consacré à ◀la▶ fusion nucléaire, procédé réputé « propre » et ne créant d’autres déchets que H2O = ◀de▶ ◀l’▶eau. Si jamais cette forme ◀d’▶énergie devient industrielle, ce qui n’est pas certain, elle n’en présentera pas moins deux inconvénients graves :
— elle semblera dispenser ◀les▶ responsables ◀de▶ se poser la question primordiale ◀de▶ ◀la▶ quantité ◀d’▶énergie nécessaire au bonheur des hommes, c’est-à-dire à leur équilibre dans ◀la▶ cité et avec ◀la▶ nature.
— elle provoquera une centralisation physique, financière et administrative des ressources énergétiques qui ◀les▶ rendra ◀d’▶autant plus vulnérables aux attaques aériennes ou par commandos terrestres.
Au lieu de s’hypnotiser sur ◀la▶ croissance indéfinie ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie, qui ne peut conduire qu’à des impasses dramatiques ; au lieu d’accepter sans examen ◀le▶ dogme du parallélisme entre croissance énergétique, croissance économique et mieux-être, chaque jour à nouveau démenti et moins croyable, il serait temps ◀d’▶envisager un changement ◀de▶ cap, et ◀de▶ revoir toute ◀la▶ politique européenne ◀de▶ ◀l’▶énergie — ou pour mieux dire : ◀d’▶en créer une enfin digne du nom, en fonction de finalités ◀de▶ civilisation qui ne soient pas uniquement ◀le▶ profit en monnaie, ◀la▶ puissance militaire en fusées nucléaires, et ◀l’▶élévation à tout prix du niveau de vie matérielle, aux dépens de ◀la▶ Nature, du bien-être, des libertés, et du sens ◀de▶ ◀la▶ vie.
3.
Solutions à ◀l’▶échelle du continent
1. En cas ◀de▶ nouvelle crise du pétrole (guerre au Moyen-Orient), prévoir des mesures ◀de▶ solidarité européenne excluant ◀la▶ pénible situation ◀de▶ 1973, où ◀l’▶on a vu l’un des Six discriminé, d’autres faisant ◀la▶ cour aux pays producteurs, etc.
2. Prendre conscience ◀de▶ ce que ◀l’▶énergie nucléaire (pratiquement ◀les▶ surgénérateurs dès 1990) ne pourra s’installer que sous ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ police, voire ◀de▶ ◀l’▶armée17, et ◀d’▶une nouvelle Inquisition idéologique, donc aux dépens des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Alors qu’en revanche, ◀l’▶énergie solaire, qui est partout, appelle et permet des régimes décentralisés et des autonomies locales, c’est-à-dire ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ ◀la▶ paix.
3. Pousser ◀la▶ recherche des formes non nucléaires ◀d’▶énergie, jusqu’ici marginalisées par nos États, tous centralisateurs et donc obsédés par ◀l’▶idée ◀de▶ « grandes centrales ». À cette fin, mettre en pool cerveaux et investissements, comme il fut fait pour ◀le▶ CERN, et plus récemment pour ◀l’▶étude ◀de▶ ◀la▶ biologie nucléaire, puis ◀de▶ ◀la▶ fusion thermonucléaire ; et cela, au-delà des Neuf, c’est-à-dire pour tous ◀les▶ pays qui se reconnaissent européens, à ◀l’▶Est comme à ◀l’▶Ouest.
4. Garantir aux populations concernées à ◀l’▶échelle locale et régionale ◀le▶ droit ◀de▶ se prononcer sur ◀les▶ implantations ◀d’▶ouvrages producteurs ◀d’▶énergie.
5. Élaborer une politique ◀de▶ transports en commun dans ◀les▶ villes et dans ◀les▶ campagnes.
6. Mettre à ◀l’▶étude ◀de▶ toute urgence — en pool européen — ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ société post-pétrolière : que faire, quelle société prévoir une fois que nous serons privés ◀de▶ pétrole ? Comment préparer dès maintenant ◀la▶ transition à une telle société ? Quelles sont ◀les▶ technologies requises ?
7. Diminuer (par décisions communautaires) ◀le▶ taux ◀de▶ croissance ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie (◀le▶ plan Carter prévoit ◀de▶ passer ◀de▶ 5 % à 2 %), ◀la▶ consommation ◀d’▶essence pour ◀les▶ autos (plan Carter : moins 10 %), ◀la▶ température maximale des immeubles chauffés au mazout.
8. Il a été proposé ◀de▶ diminuer ◀de▶ 15 %, par choix volontaire des citoyens, ◀la▶ consommation privée ◀d’▶électricité, en instituant une journée et une nuit par semaine au feu ◀de▶ bois et aux bougies. C’est raisonnable et plein ◀de▶ charme, mais insuffisant. Il serait préférable, par exemple, ◀d’▶étudier ◀les▶ moyens ◀d’▶éliminer, par un accord européen, ◀le▶ chauffage électrique et ◀d’▶une manière générale ◀les▶ procédés à rendement notoirement insuffisant.
9. Si nos États tiennent à faire ◀de▶ ◀la▶ propagande, que ce soit pour ◀l’▶utilisation toujours plus fréquente et ingénieuse ◀de▶ ◀l’▶énergie humaine — celle que ◀l’▶auto et cent formes ◀de▶ gaspillage nous incitaient à négliger, à ignorer, à condamner !
Ces mesures, parmi tant d’autres déjà proposées par des scientifiques compétents, ou qui peuvent encore être imaginées, supposent toutes soit un consensus des ministres ◀de▶ ◀la▶ Communauté ◀de▶ Bruxelles, aussitôt offert à ◀la▶ co-signature des États européens non membres ; soit ◀l’▶institution ◀d’▶un Conseil européen ◀de▶ ◀l’▶énergie formé ◀de▶ délégués des vingt-deux États de l’Ouest en attendant que ceux ◀de▶ ◀l’▶Est puissent s’y joindre, s’ils ◀le▶ désirent. Il n’y a qu’une solution au problème énergétique : ◀l’▶Europe unie.