(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « [Entretien] Si nous continuons dans le même sens, nous allons vers un désastre général (5 juin 1980) » pp. 1-23

[Entretien] Si nous continuons dans le même sens, nous allons vers un désastre général (5 juin 1980)a

I. À votre avis, vers quoi risquons-nous d’aller dans les 20 ans qui viennent ?

Très en gros, si nous continuons dans le même sens, nous allons vers des impasses et des explosions, vers un désastre général. Mais, je crois que personne ne pense sérieusement à continuer, sans modification, ce qui se fait. Il serait vain d’essayer d’extrapoler l’an 2000 de l’état de la conjoncture de l’an 1980. Ce qu’il faut savoir, c’est vers quoi nous voulons ou pouvons aller. Prenons les quelques points que vous mentionnez : « Nous avons successivement traité le marché — dit votre questionnaire — des appareils ménagers, des transports, le calorifugeage industriel… » Vous vendez donc du confort, de l’économie d’énergie et de la climatisation. Sur le confort, j’ai les plus grands doutes. Le confort est une conception qui est née d’une manière tout à fait obscure — à partir de ce qu’on en dit dans la publicité. Les Américains ont fini par croire qu’il était le fondement même, le but de la vie. La constitution américaine affirme pour chaque homme le droit au bonheur, et c’est devenu le droit au confort, c’est-à-dire un certain nombre de degrés de température dans les appartements (beaucoup trop élevé en général) et la climatisation (beaucoup trop basse), qui font les beaux jours des hôpitaux américains. C’est un épouvantable gaspillage d’énergie et je ne puis dire à quel point je suis contre la climatisation. Il y a beaucoup d’autres moyens de se débarrasser de cet inconvénient peu considérable qu’est l’excès de chaleur, dans nos pays.

II. Voici les grandes questions qui nous ont semblé essentielles pour notre avenir. Qu’en pensez-vous ? En voyez-vous d’autres ?

Énergie

1° Nous avons supposé qu’il n’y aurait pas, quantitativement, de problème d’approvisionnement ; qu’il y aurait une augmentation importante des prix ; qu’on économiserait l’énergie pour faire des économies de devises (balance des paiements). Qu’en pensez-vous ? 2° Nous avons supposé qu’on stockerait l’énergie. Qu’en pensez-vous ?

Comme je viens de vous le dire, je pense que faire des économies d’énergie, en particulier par l’isolation, est une des tâches immédiates et à moyen terme les plus importantes pour l’industrie d’aujourd’hui. Autrement, nous irons dans des impasses et nous n’avons pas encore les moyens d’y faire face. Donc, la première chose, c’est d’isoler, de conserver, d’économiser l’énergie.

Vous supposez qu’il n’y aurait pas, quantitativement, de problème d’approvisionnement. Mais il me semble que nous sommes déjà en plein problème d’approvisionnement d’énergie, non pas que nous en manquions actuellement, mais nous sommes tout près d’en manquer par épuisement des ressources naturelles, non renouvelables, qui sont le pétrole et l’uranium. Pour le pétrole, je me suis laissé dire par des membres de la Commission du droit de la mer (ils représentent des gouvernements, sont donc responsables) qu’il y a du pétrole offshore pour 500 ans, la question étant une question d’écologie, à savoir : s’il est prudent de l’extraire et de s’exposer à des accidents comme Ixtoc 2.

Il semble que tout ce qu’on raconte depuis plus de 20 ans : qu’il n’y a plus que pour 20 ans de pétrole dans le monde et qu’il faut tout refaire d’après cette certitude-là, c’est de la publicité pour le nucléaire. Cela a été presque avoué par un certain nombre de grands dirigeants des industries nucléaires de différents pays.

La question de l’épuisement de l’uranium : on nous a aussi parlé de ce chiffre de 20 ans, que l’on transporte d’ailleurs inchangé à travers le temps. J’avais fait, en 1958, une conférence à Lausanne au Congrès mondial des producteurs et distributeurs d’électricité. Je leur avais dit : « D’après tous vos rapports, il semble qu’il n’y ait plus de pétrole que pour vingt ans et c’est une crise très grave pour l’Europe. Mais il se trouve que, par bonheur, nous avons l’énergie nucléaire ».

Les vingt ans sont passés, et il y a encore du pétrole, on en a même découvert encore plus, au Mexique par exemple. Alors, je me gratte la tête et je me demande : « Qu’est-ce qu’on nous a raconté ? » « Est-ce qu’on y croyait vraiment et qu’on se trompait ? » Mais alors c’est grave pour les appréciations futures ; ou est-ce qu’on n’y croyait pas du tout, et c’est encore plus grave, parce que cela relèverait d’une certaine politique inavouée ?

Le manque d’approvisionnement en électricité n’est pas évident dans un pays comme la Suisse. Nous en avons à revendre, littéralement, chaque année. C’est de bonne politique d’avoir une certaine marge pour les années où il y aurait moins d’eau et où il y aurait des difficultés de se procurer du pétrole. Mais il ne faut pas qu’on nous dise que nous manquons d’électricité ; nous n’en manquerons que si l’on continue à développer le chauffage électrique ou si l’on continue à ne pas mieux isoler les maisons, les appartements, [sous peine de]b gaspillage d’énergie électrique par le chauffage électrique qui a le plus bas rendement de tous les appareils que l’homme a faits jusqu’à présent — 5-6 % ! — , ce qu’on a appelé, à juste titre, un « crime » énergétique. Si on continue comme cela, c’est qu’on a en tête une certaine politique qui est celle du nucléaire. Là, il me semble que des industries comme la vôtre devraient insister sur la nécessité absolue, fondamentale — avant de passer à des aventures comme le nucléaire — de produire le maximum d’isolation possible, c’est-à-dire de conservation de l’énergie, puisque nous en avons assez maintenant et que toutes les extrapolations qu’on avait faites, disant que la consommation d’énergie doublerait tous les 7 ans (c’est ce qu’on m’affirmait il y a 10-12 ans à Bruxelles au Marché commun) se sont révélées fausses. Quelques années plus tard, on a passé à « tous les dix ans », c’était déjà un gros progrès. Et maintenant, c’est pure spéculation que de dire qu’on aura besoin de tant pour cent de plus d’électricité dans les dix ans qui viennent, car personne n’en sait rien.

Je cite toujours cet exemple : à la fin de l’hiver 1973-1974, qui a suivi la soi-disant crise du pétrole — ce n’était qu’une menace de crise du pétrole — , le conseiller fédéral Brugger a fait un discours à la radio, une interview et une intervention aux Chambres dans l’espace d’une semaine, confirmant que le peuple suisse avait fait — sans y être forcé — 20 % d’économies de consommation d’électricité, par exemple en abaissant le degré de température dans les appartements, qui était beaucoup trop élevé. On chauffait jusqu’à 25℃, on est descendu à 20℃, ce qui est suffisant. Ainsi on donnait tort à toutes les prévisions sur l’augmentation de la consommation d’énergie.

Au haut de la page 4 de votre questionnaire, il est dit qu’il faut économiser l’énergie pour faire des économies de devises. À mon sens, c’est beaucoup trop étroit, cette approche du problème. Il faut économiser l’énergie parce que c’est une question de société : nous faisons fausse route en utilisant toujours plus d’énergie et en gardant dans notre tête cette croyance superstitieuse, mythologique, en la nécessité absolue d’utiliser toujours plus de tout. Nous risquons de le payer très cher, pas seulement en devises. Nous risquons de le payer par une espèce d’atrophie générale de l’énergie humaine. À force de faire croire aux gens qu’ils ont besoin de toujours plus de voitures, de toujours plus de mécaniques qui fonctionnent à leur place, de toujours plus d’ascenseurs, etc., on arrivera d’abord tout bêtement à une atrophie musculaire des générations à venir. Il paraît qu’on a déjà fait des mesures sur la faiblesse des jambes chez les jeunes Américains qui ne marchent plus. Et on découragera des ressorts profonds de l’activité humaine, qui sont tout ce que l’homme peut sortir d’énergie de lui-même. Il y a là un problème fondamental. On nous dit : la population mondiale (qui est de quatre milliards) va doubler dans les 30 ans qui viennent ; il faudra donc créer au moins deux fois plus d’énergie. C’est oublier une seule chose : quatre milliards d’hommes et de femmes de plus, cela représente beaucoup d’énergie ! Mais, on n’en tient aucun compte dans les prévisions ; on fait comme si toute l’énergie devait arriver à l’homme de l’extérieur. Eh bien, une attitude de ce genre-là est extrêmement grave pour l’avenir de la race humaine. C’est peut-être excellent pour le développement immédiat des industries, mais cela peut se payer par une décadence, une dégradation générale de la race elle-même, des hommes en général.

Dans cette série de questions où il y a l’énergie, j’ai aussi relevé la :

Télématique

Nous avons supposé que, d’ici à 20 ans, il existerait dans chaque logement une pièce réservée au traitement de l’information à domicile. Qu’en pensez-vous ?

Je fais toutes réserves sur le sens de « traitement ». Il me semble qu’il s’agit d’un terminal qui serait dans chaque ménage, comme on a aujourd’hui la télévision. Mais le traitement pose déjà assez de problèmes dans l’informatique sans qu’on en ajoute encore un qui serait de faire bricoler les émissions — je ne sais comment — par des gens qui n’y connaissent rien, car c’est une technique très spéciale.

L’informatique en général ne me paraît pas dangereuse en soi, mais par l’usage que les hommes, tels qu’ils sont, seront amenés nécessairement à en faire par inertie, en position passive — comme on reçoit déjà pas mal d’informations, d’images de TV. Cela me paraît aussi dangereux que de s’habituer à recevoir toute l’énergie de l’extérieur. Le « traitement » dont il est question ici par erreur (au lieu de réception) doit se faire dans notre cerveau. C’est nous qui devons retraiter tout ce que nous avons reçu. Sommes-nous en état de retraiter, de digérer toutes ces informations ? Voilà la question ! Est-ce que ce n’est pas pour le moment une pollution d’en avoir trop, comme si on était obligé tout d’un coup de manger une tonne de viande en une semaine ? C’est une pollution qui peut devenir très grave, qui peut encrasser les canaux, les mécanismes chimiques de notre cerveau. C’est une crainte que j’ai, en transposant ce qui se passe au niveau biologique ordinaire à ce niveau-là. Chacun sait ce que signifie une indigestion ou l’excès de certains corps dans les aliments, ou leur manque, mais surtout leur excès ici en Occident. Eh bien, cela me paraît extrêmement grave qu’on se lance à fond, sur une base purement technique, pour améliorer d’un millionième de seconde le temps d’accès à l’information : car notre cerveau est beaucoup plus lent que beaucoup de machines. Alors, à quoi cela sert-il qu’on lui diminue ce temps d’accès ? Cela veut dire ou bien que l’information passe sans le toucher et sans agir sur lui, ou bien qu’elle est de trop, qu’elle le brouille, qu’elle ajoute à l’obscurité ou à la difficulté de raisonner sur quelque chose. Il y a là un tas de problèmes qu’on a encore très peu traités.

Quelques psychologues se sont mis à faire des mesures sur ces choses, mais le gros de l’effort se porte sur la recherche technologique, parce qu’il y a d’autres domaines comme celui de la guerre où il peut être très important de gagner par-ci par-là quelques millionièmes de seconde…

Urbanisme

Nous avons supposé que les 20 ans à venir verraient un resserrement du tissu urbain afin de réduire : les distances à parcourir ; le coût des équipements collectifs. Qu’en pensez-vous ?

Le « resserrement du tissu urbain » : si c’est pour faire pousser les villes en hauteur, c’est une erreur. Il me semble d’ailleurs que certains responsables, dans plusieurs de nos pays, en ont pris conscience : par exemple Giscard d’Estaing interdisant qu’on dépasse un certain nombre X d’étages dans les constructions à Paris et dans la région parisienne. Cela vient un peu tard, malheureusement ; ce qu’on appelle les « tours » est ce qu’il y a de plus énergivore au monde. On n’a jamais imaginé des monstres pareils pour dévorer de l’énergie (les ascenseurs, etc.). Et je ne vois pas très bien comment on pourrait encore resserrer plus les villes sinon en les faisant pousser en hauteur. Cela ne me paraît pas la solution, de même que cela n’est pas une solution de dire qu’à la fin du siècle — comme beaucoup de sociologues l’affirment encore — 4/5e de la population vivraient dans de grandes villes. On ne sait d’ailleurs plus ce que veut dire une grande ville à ce moment-là. Parce que les villes se toucheraient toutes, et comme le disait Toynbee : alors que sur les cartes de géographies d’aujourd’hui, les villes sont des points noirs entourés de campagnes, ce sera l’inverse à ce moment-là. Il n’y aura presque que du noir et de temps en temps un point blanc qui représentera les derniers terrains agricoles. Donc c’est impossible. C’est vraiment de l’utopie. Nous serons arrêtés par la force des choses, des résistances matérielles et de la nécessité de se nourrir.

Les « distances à parcourir » : cela fait partie de ce grand système qui a été instauré par Ford à partir du début du siècle avec sa première usine d’autos, fondée en 1899 seulement.

Cela a créé la possibilité d’aller à de grandes distances de chez soi pour son travail et cette distance a en retour exigé une production toujours croissante d’automobiles, pour que les ouvriers puissent aller sur leur lieu de travail fabriquer d’autres automobiles qui leur permettent d’aller toujours plus loin. On a créé à plaisir ce problème qui est devenu maintenant à peu près insoluble, qui se résume socialement par la phrase française bien connue « Métro, boulot, dodo », certains passant jusqu’à quatre heures par jour pour se déplacer, au détriment des loisirs, de la culture, de la vie affective, de l’hygiène. Donc, il ne faut pas resserrer le tissu urbain, il faut répandre les villes dans les campagnes comme le disait Alphonse Allais, c’est devenu une évidence. Je crois que tous les grands projets de ceux qu’on a appelés les « architectes visionnaires » consistent à réintroduire la nature dans les villes ou à disperser les villes dans la nature.

Socialisation

Nous avons supposé que, d’ici à 20 ans, un socialisme à la suédoise ou à la hollandaise aurait gagné toute l’Europe. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que cela ne changerait rien d’essentiel à ce qui se fait aujourd’hui. Entre la conception suisse et la conception suédoise par exemple, je ne vois aucune différence de quelque importance dans l’appréciation des comportements humains, des buts de la vie humaine, des moyens d’y arriver, ni dans la conception de la production d’énergie, des rapports de l’homme avec la nature, des questions d’emploi, qui sont jugées à peu près de la même manière. Voyez les votes sur l’énergie nucléaire par exemple : il y a une très grande ressemblance entre ce qui s’est passé en Suède et en Suisse. En revanche, le Danemark et les Pays-Bas ont banni le nucléaire, alors que leur régime est au fond très voisin de celui de la Suède et de la Suisse. Il me semble que sur les points capitaux, il n’y a pour ainsi dire pas de différences entre, disons, le capitalisme, tout de même assez solidariste, que nous avons en Suisse, et le socialisme tout de même assez libéral, qui existe en Suède et en Hollande. Je pense que c’est une bonne direction en général ; mais ce n’est pas du tout suffisant parce qu’il n’y a pas de prise de position sur les points principaux : faut-il continuer à pousser vers une productivité toujours accrue ? Faut-il continuer à masquer le fait que le développement industriel machinique, robotique, a pour fin de libérer l’homme du travail mécanique ? C’est-à-dire de créer, par son succès même, une destruction toujours accrue des emplois ?

Tant qu’on ne veut pas faire face à cela et qu’on continue à dire — comme la plupart des ministres dans tous les pays européens et américains — que le chômage sera résorbé d’ici peu, on ne fait que du bruit avec la bouche, et on le sait très bien. Je crois qu’on ne pourra pas continuer dans cette ligne d’hypocrisie sociale et de politique générale très longtemps et cela devient tout à fait évident — on publie des chiffres très impressionnants sur le nombre d’emplois supprimés à chaque progrès normal de la science, de la technologie et de l’industrie qui les traduisent aussi vite qu’elles le peuvent, parce que ça rapporte. On ne peut masquer indéfiniment ce fait. J’ai donné dans un de mes derniers livres quelques exemples (comme celui des procédés de tri postal, des expéditions postales) qui permettront de supprimer 9/10e des employés des PTT d’ici très peu de temps.

Mais on ne les applique pas parce qu’on fait du malthusianisme. À cet égard, on a peur justement de voir se développer les effets normaux, et qu’on recherchait au début, de la libération du travail humain par la mécanique. On recule devant cette évidence, parce que c’est évidemment énorme, le problème que cela pose. Qu’est-ce qu’on va faire du temps libéré ? Comment va-t-on donner aux gens la possibilité de ne rien faire ou de faire ce qu’ils veulent de manière créative — artisanat et toutes ces choses-là — que le machinisme a commencé par supprimer et dont l’absence se fait si douloureusement sentir ?

Je peux vous donner un exemple qui n’est pas suisse. J’habite le pays de Gex ; c’est un pays où, de Divonne à Bellegarde, on ne trouve pas un ferronnier-serrurier qui puisse vous réparer une serrure. Il y en avait un, qui est en train de travailler chez moi. Il va s’en aller et prend du travail au CERN, parce que — me dit-il — il doit payer 25 % d’impôts et 45 % de licence, de patente et autres droits qui l’empêchent de continuer son métier qu’il aimait. Le machinisme a détruit tout cela. Il ne donne aucun moyen jusqu’ici de le remplacer. C’est un problème gigantesque qui sera le grand problème du xxi e siècle s’il n’y a pas une guerre avant qui le résolve par la suppression générale de tous les problèmes. Je pense que c’est un problème que le socialisme à la suédoise nous empêche de regarder en face. Les systèmes mi-socialistes, mi-libéraux que nous avons sont des moyens de retarder l’heure de vérité, l’heure de l’explication.

Environnement

Nous avons supposé que la dépollution, l’écologie, le recyclage des matériaux connaîtraient encore un développement important. Qu’en pensez-vous ? Sous quelles formes ?

D’après les chiffres que je connais, il est tout à fait évident que le travail pour le maintien de l’environnement ou la lutte contre les pollutions déjà installées est un des moyens de répondre vraiment à la question de la suppression des emplois par le développement industriel. Des gens comme Amory Lovins ou d’autres, en Amérique et en Grande-Bretagne surtout, aussi à Hambourg, ont fait des études très poussées là-dessus, et il semble bien que ce qu’on appelle le combat écologique ou le maintien de l’environnement va pouvoir occuper un très grand nombre d’hommes et d’une manière plus intéressante souvent et plus saine, que le travail qu’ils faisaient comme ouvriers, manœuvres dans les usines. Je pense qu’il y a là un moyen provisoire de résoudre le problème de l’emploi, d’ici l’an 2000. Je vois ce qui se passe pour le lac Léman, c’est un problème gigantesque si on veut le sauver à temps, c’est-à-dire dans les 3 à 5 ans qui viennent. Sinon cela deviendra irréversible. Il y a là du travail pour beaucoup de monde.

Il y a un problème de recyclage important, lié à l’environnement. Le recyclage des matériaux est à prendre très au sérieux. C’est une action du même ordre, dans mon imagination, que l’isolation. C’est un moyen d’atteindre les objectifs actuels à beaucoup moins de frais, en détruisant beaucoup moins de choses, en consommant beaucoup moins de ressources matérielles. Donc c’est un moyen écologique qui maintient les équilibres et qui est réaliste, c’est-à-dire qui se modèle sur les réalités naturelles et physiques alors que pour une bonne part le travail technique, des techniques dures comme on dit, est un travail utopique, au sens étymologique du terme utopie : le u privatif et topos, le lieu. Utopique est ce qui se fait indépendamment du lieu, n’importe où. C’est une chose abstraite appliquée à la réalité, tandis que le recyclage, l’isolation, les soins écologiques donnés à la nature, le respect des lois de l’écologie, tout cela est du réalisme, tout cela consiste à ordonner l’action de l’homme aux réalités, à ne pas les tuer d’abord pour instaurer à leur place un monde artificiel fait de métal, de verre, même de fibres de verre, toutes choses qui correspondent à l’utopie en général, pour l’homme d’aujourd’hui. On peut essayer de l’expliquer en disant que cela répond probablement à un besoin profond de l’homme, qui est le besoin de durer, de ne pas être soumis à la mort. Tout ce qui est vivant et naturel est soumis à la mort, la mort étant une des conditions du renouveau de la vie. L’homme a peur de la mort bien entendu. Il se dit que si, peu à peu, il substituait à ses organes des organes artificiels, si on arrivait à faire un homme presque robotisé, cela serait très bien parce qu’on vivrait toujours. C’est le comble de l’utopie. En revanche, essayer de tenir compte des lois de la santé, des équilibres naturels, c’est le comble du réalisme. Seulement cela implique de prendre en compte la mort, et c’est ce que les hommes ne veulent pas.

Robotique

Nous avons supposé que les robots prendraient prochainement une place très importante. Qu’en pensez-vous ?

J’en suis persuadé et je dis : hélas ! parce que les robots sont surtout indispensables dans le cas où l’on doit manier des substances radioactives. C’est le cas typique de l’utilité du robot. Puisque dans certains pays au moins on se lance à corps perdu vers l’énergie nucléaire, on aura besoin de beaucoup de robots. Ces robots auront une autre conséquence, c’est qu’ils détruiront très visiblement beaucoup d’emplois. Ils nous obligeront à faire face au problème de la destruction des emplois par la machine, devant lequel, communistes et socialistes en tête, nous faisons tous retraite aujourd’hui. Nous refusons de le regarder. Les robots nous y obligeront.

Progrès technologique

Le bâtiment est un secteur qui a encore très peu bénéficié des transferts technologiques. Nous avons supposé que le bâtiment ferait sa révolution industrielle dans les années à venir. Qu’en pensez-vous ? Sous quelles formes ?

Je ne comprends pas très bien pourquoi pour vous le progrès technologique s’applique surtout au bâtiment. Car il me semble que là, les plus grandes évolutions ont déjà été faites, sauf — si je comprends bien — pour des questions comme l’isolation ou l’utilisation de l’énergie dans le bâtiment. Mais, à part cela, il me semble que les prochains progrès technologiques vont concerner surtout l’informatique, la télématique, la robotique.

(L’enquêteur donne quelques éclaircissements sur la question)

Je me félicite que la préfabrication des maisons ne se soit pas développée en Suisse, car à parcourir nos villages on est frappé par l’impression de bien-être et de beauté qu’ils donnent, comparés aux villages de pays environnants et surtout aux villages industriels, aux villages nouveaux, souvent construits selon les procédés de préfabrication. Je m’en félicite, parce que cet habitat est fait pour nos climats. On pourrait certainement faire encore de grands progrès en isolation. Les questions de chauffage devraient être revues.

Exigences croissantes du consommateur

1° Confort

Nous avons supposé que les exigences de confort augmenteraient ; en particulier que, du point de vue du confort, l’habitat de qualité de l’an 2000 serait sans commune mesure avec celui d’aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Je déteste ce terme de confort, c’est un concept en caoutchouc. C’est une chose qu’on a inventée pour ne pas dire bonheur ou bien être qui serait beaucoup plus exigeante, mais non pas vérifiable. Le confort peut se mesurer en degrés de température, en espace disponible, en vitesse de la voiture, choses mesurables, mais qui sont très loin de ce qu’évoque le terme de bien-être, ou de bonheur. Je constate que pas une seule religion, de toutes celles que j’ai pu étudier, pas une seule philosophie digne de ce nom, n’a jamais eu un concept qui corresponde à celui du confort, n’a jamais donné pour but à la vie humaine d’être « confortable ». C’est une création de la publicité. Cela a commencé dans les pays industriels, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est là qu’on a inventé ce terme de « confort » que nous avons repris ensuite, et au sérieux duquel je ne crois pas une seconde.

2° Qualités dans le travail

Nous avons supposé que nous assisterions à une valorisation de plus en plus grande du travail manuel (gratification de celui-ci, recherche d’un meilleur confort dans les entreprises, etc.) Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’une des raisons d’espérer que nous avons aujourd’hui, c’est la renaissance généralisée de l’artisanat, du travail manuel qui est au fond le travail créateur. Tous les créateurs sont des manuels, depuis celui qui fait des statues ou du modelage, ou de la poterie jusqu’à l’écrivain qui écrit à la main ou tape à la machine : tout passe par les mains. C’est très curieux que les robots soient sans mains et que leurs pinces remplacent les mains. Ils ne sont pas créateurs, ils ne font que déplacer des choses. Toute création passe par les mains. J’ai écrit dans le temps un livre qui s’intitule Penser avec les mains ce qui voulait dire que la pensée devait être responsable de ses créations. Je citais une phrase de saint Thomas : « L’homme possède par nature la raison et une main » et une autre phrase de Goethe : « La pensée ne vaut rien pour penser », c’est-à-dire qu’il faut qu’elle passe par les mains pour devenir action. Je crois que la qualité du travail, c’est-à-dire sa créativité, doit — pour des raisons presque mathématiques, inévitables — augmenter beaucoup dans les années qui viennent parce qu’il y aura tout ce contingent de travail humain libéré, substitué par la robotisation souhaitable. Je n’ai absolument pas peur des robots. J’ai peur du fait qu’ils soient multipliés dans une société qui n’aurait pas pu résoudre ce problème !

Est-ce qu’on crée du loisir avec les machines ou du chômage ?

Il se trouve que le premier article que j’ai publié à Paris sur ce genre de question, dans le numéro 1 d’une petite revue personnaliste que nous avions créée à l’époque, et qui s’appelait L’Ordre nouveau , était intitulé « Liberté ou chômage ». C’est donc une préoccupation très ancienne chez moi (j’avais 26 ans à ce moment-là). M. Giscard d’Estaing a beaucoup insisté sur la nécessité de l’artisanat. Il ne me semble pas que là encore on ait osé trop regarder le problème en face et pousser les choses à fond. En Suisse, nous devrions faire beaucoup, car les Suisses sont un peuple d’artisans, même quand ils sont ouvriers, ils sont « qualifiés ». Il y a une qualification beaucoup plus grande du travailleur suisse comparé à ce qu’on a appelé les travailleurs étrangers avec un peu de condescendance, mais ils étaient évidemment moins préparés à bien finir les choses à la main.

3° Besoin de sécurité

Nous avons supposé que le besoin grandissant de sécurité provoquerait soit un regroupement en « villages », soit l’apparition d’un « marché de la peur » (systèmes de sécurité, blindage, etc.). Qu’en pensez-vous ?

Il me semble qu’on n’a jamais répondu à la délinquance par des gadgets défensifs, mais seulement par une amélioration du régime social, du régime moral, des raisons de vivre, du bonheur des gens — pas de leur confort, mais de leur bonheur. Le « marché de la peur » est une espèce de prime à la lâcheté civique et à l’inertie, à la paresse sociale. Ce n’est pas en multipliant les gadgets autour des maisons et en tuant de temps en temps un membre de sa famille par erreur parce qu’il est rentré un soir tard, comme on peut le lire dans les journaux, ce n’est pas avec ces procédés qu’on remédiera à la vague énorme de délinquance. La délinquance a des sources qui sont connues, et il faut réduire ces sources. On a fait des calculs par des voies différentes en France et aux États-Unis, sur le rapport direct entre le nombre des étages et l’accroissement de la délinquance dans certains grands ensembles. C’est une mesure extrêmement frappante. Un des moyens de diminuer la délinquance, ce n’est donc pas d’installer des sonneries partout, mais de diminuer le nombre des étages.

4° Abri antiatomique

Nous avons supposé que, dans 20 ans, chaque foyer aurait un abri antiatomique toutes les fois où ses moyens le lui permettraient. Qu’en pensez-vous ?

Je me suis aperçu que la Suisse est un des seuls pays où l’abri antiatomique est obligatoire. Aux USA qui ne croyaient qu’à cela — lors d’un voyage que j’y avais fait il y a une vingtaine d’années, j’avais eu une discussion avec un ancien ministre américain, Adolf Berle, qui m’avait dit : « Je ne comprends pas, vous en Europe, vous fermez les yeux devant le danger atomique et vous ne faites pas d’abris. Nous, en Amérique, c’est notre préoccupation numéro un maintenant. » Et, en effet, cela a duré quatre ans ; après quoi, ils ont trouvé que cela ne fonctionnerait pas et ont cessé d’en construire. Il n’y a qu’en Suisse que l’on continue. Mais, d’après les spécialistes avec qui j’ai eu l’occasion d’en parler, l’abri antiatomique est un leurre. Les bombes nucléaires produisent des incendies tels que cela supprime la quantité d’oxygène nécessaire pour les gens qui sont dans les abris. Il faudrait que dans ces abris on puisse fabriquer de l’air et qu’on puisse y vivre dix mois, ou des années. Ce n’est pas envisageable. Donc, je n’y crois pas et je ne conseillerais pas à une industrie de se lancer dans la fabrication d’abris antiatomiques.

5° Durabilité des biens

Nous avons supposé qu’une exigence grandissante se manifesterait pour une plus grande durée de vie des matériaux et des produits (par exemple que l’idée « maison à jeter » ne prendrait pas, mais que la maison continuerait à devoir être transmise aux enfants…). Qu’en pensez-vous ?

Je suis entièrement d’accord avec cette vision des choses conservatrice des ressources, et je crois qu’il n’y a rien qui soit plus précieux pour l’homme qu’une certaine continuité. C’est représenté par des maisons durables, non pas par des maisons faites pour durer vingt ans et qu’on conserve en général trente ans ; ce qui signifie que pendant dix ans on vit dans des lieux invivables. Je crois à la continuité de la tradition au moins sur deux générations. Cela me paraît essentiel qu’il y ait eu un lieu où l’on a passé son enfance, où l’on peut revenir, où l’on retrouve encore ses parents. Je crois que pour la santé d’une société, c’est indispensable. Je crois aussi que pour la conservation des ressources naturelles, on y est contraint maintenant. Prenez la question du recyclage du verre, du papier, etc. : nous y sommes contraints ; si nous ne recyclons pas le papier, si nous continuons à gaspiller les forêts comme nous le faisons, bientôt la moitié de la forêt d’Amazonie sera détruite, ce qui changera complètement le climat de l’Europe. Voilà le genre de problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je suis donc entièrement en faveur de la conservation au maximum des ressources naturelles et humaines.

6° Utilisation du temps hors du temps de travail

Nous avons supposé que la part d’autoproduction, c’est-à-dire les travaux d’aménagement du logement par le particulier, serait importante : pour utiliser le temps disponible ; pour économiser de l’argent ; pour se substituer à des corps de métiers en voie de disparition ; pour compenser un besoin de création. Qu’en pensez-vous, en particulier pour l’isolation en « do it yourself » ?

J’en pense tout le bien qu’on en peut penser, et cela ressort nettement de mes réponses précédentes. Il est tout à fait évident que l’homme a besoin de créer, d’exprimer ce qui est en lui et qu’il ne peut connaître autrement que par les créations qui sortent de ses mains. Il y a ce besoin de création qu’il faut nourrir et on le pourra, si, grâce aux machines, il y a de plus en plus de temps disponible. Pour le moment, il faut restituer les corps de métier en voie de disparition. Cela va ensemble avec la nécessité d’une durabilité accrue des biens : pour les faire durer, il faut savoir les réparer.

Quatre questions pour finirc

Comment voyez-vous l’avenir des moyens de transport ?

Il faut multiplier les transports en commun dans l’avenir et jusqu’à l’an 2000, pour répondre au problème du pétrole et aussi du renchérissement des automobiles : la baisse commence déjà dans la vente des autos. Je pense qu’il faudra en même temps généraliser la production des petites voitures — peut-être électriques, comme il y en a dans les expositions — et des autobus à bas prix.

Europe ou région ?

Je vous réponds en deux phrases : l’Europe s’unira ou elle sera colonisée. Il y a trente ans que je le dis. C’était sur la bande de mon premier livre sur l’Europe. L’Europe de l’Est est déjà plus que colonisée par les Russes. L’Europe de l’Ouest risque d’être colonisée par les Américains, si nous ne faisons pas l’Europe unie, car aucun de nos pays n’est capable à lui seul de se défendre ni contre l’un ni avec l’autre. Je pense qu’il n’y a pas à choisir entre Europe ou région, parce que l’une est condition de l’autre. Ce qui s’y oppose ce sont nos États-nations de type napoléonien centralisé, qui prétendent à une absolue souveraineté, ne veulent dépendre de personne, se donnent pour but presque l’autarcie, en tous cas l’autosuffisance énergétique ou autres balivernes de ce genre. Il ne saurait être question d’autosuffisance dans aucun de ces domaines.

Dans le domaine de l’énergie, la France entend dépendre entièrement de ses centrales nucléaires. Or, elles sont construites d’après un procédé américain, et avec des fonds qui proviennent de neuf pays. Dans beaucoup d’entreprises nucléaires françaises comme celle de Tricastin, il n’y a même pas une majorité de fonds français : Eurodif était contrôlée jusqu’à ces derniers mois par une société Sofidif où l’Iran détenait 40 % de minorité de blocage. Ce qui a fait dire à la commission des finances du Parlement français qu’il fallait souhaiter que l’Iran et le Commissariat de l’énergie atomique français s’entendent, car sinon l’Iran pouvait bloquer tout le processus de l’énergie en France. Et c’est seulement depuis deux ou trois semaines, d’après les journaux, que la France a retrouvé dans cette société, Cogema, une très légère majorité de 51,8 % à la suite du retrait d’Italiens ou d’Espagnols — je ne sais plus !

Les États-nations, par leur prétention complètement abusive, qui ne peut pas se soutenir une seconde, à l’indépendance absolue, sont en train de bloquer d’une part le développement des régions et, d’autre part, celui d’une fédération européenne.

Je disais que l’Europe fédérée suppose des régions. L’existence de régions avec un large degré d’autonomie suppose des agences européennes avec tous les échelons intermédiaires qu’on voudra, tel que celui des fédérations nationales. Celles-ci sont, d’ailleurs, presque en majorité déjà en Europe à l’Allemagne fédérale, la Suisse fédérale, l’Espagne qui s’oriente vers un régime fédéral qui lui permettra d’entrer sans difficulté dans une fédération européenne ; ce qui ne sera pas le cas de la France, comme l’avait signalé le ministre Edgar Faure avant le référendum sur la question régionale qui a été repoussé et qui a entraîné le départ du général de Gaulle. Edgar Faure disait à la TV, à la veille du scrutin : « Il est essentiel que la France comprenne qu’elle doit se fédérer intérieurement, si elle veut adhérer sans difficulté à une fédération européenne ! » Il avait entièrement raison, mais sa voix n’a pas encore triomphé. En Angleterre, par contre, l’idée de dévolution, de transfert de pouvoir aux régions et de fédération de grandes régions fait des progrès considérables.

Je pense que c’est la formule d’avenir. Les grandes affaires aussi ont été amenées à choisir des formules de décentralisation très poussées, d’autonomie des branches différentes. Je crois que là il n’y a pas de doute. Malgré l’opposition apparente et purement formelle entre le mouvement vers les régions et le mouvement vers les fédérations, on peut dire qu’il s’agit en réalité d’un seul et même mouvement.

Quelle sera la taille dirigeable des entreprises ?

Petite, pour la même raison que je vous ai indiquée en parlant de l’Europe ou de régions.

Small is beautiful, le livre célèbre de Ernst Schumacher, donne des indications importantes sur ce qu’a été fait par lui dans le National Coal Board en Grande-Bretagne, soit sur les mesures de décentralisation adoptées par la General Motors. Il s’agit de décentralisation avec une certaine dose d’autonomie. Je voyais dans les journaux l’autre jour le projet de coopération sans fusion entre Saint-Gobain et Olivetti et je retrouvais tous les termes par lesquels je décris le fédéralisme ! Il ne s’agit pas que le gouvernement fédéral se substitue aux gouvernements des régions fédérées, mais qu’il leur permette de réaliser ensemble des objets qui sont trop grands pour chacun d’eux. Les autoroutes par exemple : il est normal que cela dépende essentiellement du pouvoir fédéral en Suisse. C’est trop grand, les communes ne peuvent pas mettre bout à bout leurs petits morceaux d’autoroutes, il faut une vision plus générale à cause de la dimension du projet. Dans toutes les entreprises imaginables, il y a des choses petites qui doivent être réglées à leur niveau et des questions très vastes qui ne peuvent être réglées qu’à un niveau supérieur — national, continental, voire mondial.

De même, pour les questions d’écologie, il est très clair que la plupart des problèmes écologiques sont à résoudre localement ou régionalement, le problème du Léman par exemple, le problème des lacs en général. Prenez n’importe quel problème écologique : il n’a jamais la dimension d’un État, fait au hasard, indépendamment des réalités, au hasard de l’histoire, des guerres, des traités. Les questions écologiques, c’est régional, ou c’est continental, ou c’est mondial dans le cas du sauvetage des océans.

La peur de manquer : les gens auront moins le souci d’économiser que celui de stocker. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que ce sera une réaction normale, mais qui ne mènera pas très loin ; le stockage ce n’est pas une réponse durable et sûre. Il faut que les gens apprennent à produire eux-mêmes.

III. Sur le plan quantitatif, y a-t-il des faits qui vous semblent mériter de notre part une attention particulière ?

Évolution du prix de l’énergie

Il y a toutes les chances que cela grimpe tant qu’on en reste à essayer de composer avec les difficultés déjà signalées, telles que la raréfaction du pétrole, de l’uranium. Tant qu’on n’en vient pas carrément à de nouvelles formes d’énergie qui seraient chères au début, mais ensuite beaucoup moins chères. Le solaire serait la moins chère des énergies si cela se généralisait.

Évolution du taux de l’inflation

Cela dépend de tant de facteurs ! Cela dépend de tous les rapports entre l’homme et la nature, et de savoir s’il l’exploite d’une manière rentable ou s’il détruit les ressources naturelles, les forêts pour gagner trop vite beaucoup trop. Cela dépend de tout le régime des relations avec le tiers-monde. Je ne me sens pas capable de répondre là-dessus ! Qui le peut ?

Exigences du consommateur

Les exigences du consommateur sont créées en grande partie par la publicité. Il faudra que l’éducation, les écoles s’y mettent et apprennent aux gens à mieux sentir et à respecter leurs véritables désirs, leurs véritables besoins. Je crois que pour ce qui est du nombre de mètres carrés pour un logement, on pourrait arriver à des normes, parce qu’il y a un grand invariant dans l’humanité, c’est la taille qui n’a pas changé d’une manière significative depuis des millénaires. Elle s’est un peu accrue dans les pays occidentaux à cause de la manière de se nourrir surtout dans les villes, mais depuis le xix e siècle, elle est en stagnation.

Évolution du niveau de vie

Le niveau de vie, pour moi, n’a aucun intérêt. C’est le type même du faux problème ; il n’y a que la qualité de la vie qui importe. Il y a des gens qui avec un niveau de vie très inférieur au nôtre, selon nos mesures, sont beaucoup plus heureux, se sentent bien dans leur peau, et sont plus à l’aise dans leurs mœurs, dans leurs croyances, dans leur liberté que nous ou les Américains, avec des niveaux de vie considérables. On n’a jamais vu qu’il y a un rapport positif entre le niveau de vie très élevé et le bonheur des gens. Au contraire ! Voyez le nombre de suicides, des divorces, des maladies mentales dans nos pays riches.

Évolution du degré d’intervention des pouvoirs publics

Il est destiné à s’accroître à la mesure exacte de notre degré de passivité civique. C’est à cause de notre passivité et c’est parce que nous n’utilisons pas nos facultés de liberté que l’État prend tellement de pouvoir. Quand on se plaint, c’est trop tard, cela n’a pas de sens, car l’État a exactement la force que lui laissent les abandons et les démissions des citoyens.

Pour moi, l’État ce n’est pas seulement les bureaux des ministères de la capitale, les départements fédéraux à Berne ; l’État : il y en a à tous les étages, il y en a déjà dans le couple : celui qui rend les comptes, qui ordonnance les dépenses joue le rôle de l’État au niveau du couple. Il y a de l’État dans chacune de nos communes, il y a de l’État au niveau de la fédération. Il serait très bon qu’il y ait de l’État au niveau de l’Europe, et pour certaines fonctions — comme la surveillance des océans, au niveau mondial.

Évolution de la part de consommation des produits en provenance de l’étranger

C’est un immense chapitre, dans lequel je ne voudrais pas m’engager. Tout ce que je voudrais dire avec beaucoup d’insistance, c’est que nous en Europe et en Amérique, dans l’Occident industriel, nous sommes en train de nous conduire comme des criminels à l’égard de beaucoup de pays du tiers-monde, en les obligeant à faire des monocultures pour l’exportation vers nos pays, à tel point qu’ensuite quand il y a une crise ou que les prix tombent, ils n’ont même plus de quoi se nourrir chez eux.

Industrialisation de la construction

Si on continue cette évolution vers des constructions standardisées et mécanisées, de plus en plus de mauvaise qualité, on va vers des désastres sociaux, vers une délinquance délirante. Si, au contraire, on se tourne vers le développement de l’artisanat et la durabilité, la part d’industrialisation sera naturellement moindre ou elle consistera à produire des produits pour le « do it yourself » ou des corps de métier.

IV. Nous avons certainement oublié de poser des questions. Quelles sont celles qui, à la fin de cet entretien, vous viennent à l’esprit ?

Pour le dire en bref : à cause des dimensions et de l’ampleur des découvertes scientifiques, de la technologie qui en résulte, et des industries qui appliquent cette technologie, nous sommes arrivés à une sorte de gigantisme dans beaucoup de domaines, à des accumulations de matériaux, de capitaux, d’investissements, de machines, d’armes de dimensions telles que la moindre erreur peut devenir mortelle, pas seulement pour tout un pays, mais peut-être pour le genre humain. C’est une situation sans précédent dans l’humanité, qui a été créée par les sciences d’abord, et dont l’ampleur ne se manifeste pas seulement dans l’espace, mais dans le temps. Beaucoup de choses que nous produisons aujourd’hui risquent d’avoir des effets sur des centaines, des milliers de générations. L’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est celui des déchets de plutonium dont on ne peut pas raccourcir la « période », qui est de 24 000 ans, de semi-activité radioactive. Cela pose des problèmes absolument insolubles devant lesquels les responsables ferment les yeux, disant simplement : on trouvera ! Le génie humain trouvera ! Je ne sais pas s’il y aura encore du génie humain quand il n’y aura plus d’hommes ! Il y a beaucoup d’autres exemples : la destruction des forêts de l’Amazonie, les sécheresses presque continentales auxquelles on assiste de plus en plus à cause de l’exploitation inconsidérée des forêts et des sols, sans aucune politique, à des fins commerciales.

Cela nous oblige dès maintenant — et la grande crise va venir d’ici à la fin de ce siècle — à renoncer à l’idée libérale, si sympathique au départ, que toute personne qui a une idée a le droit de la réaliser, que toute personne qui a trouvé un procédé nouveau peut créer une industrie et la développer d’une manière sauvage, sans aucun plan d’ensemble, sans aucun calcul de prévision des conséquences de la chose réalisée.

Imaginez, si on avait demandé à Ford en 1900 : — « Qu’est-ce qui se passera et de quoi auront l’air les États-Unis, si vous arrivez à faire non pas quelques centaines de voitures comme cette première année, mais plusieurs millions, comme d’ici 33 ans ? » Il n’avait pas la moindre idée des résultats que nous connaissons : les villes pléthoriques et les campagnes vidées, les autoroutes, le bouleversement social et toutes ces conséquences que personne ne pouvait calculer : la pollution généralisée non seulement des airs, des eaux et des forêts, mais de l’alimentation, et la destruction de l’humus.

Nous ne pouvons plus continuer à faire n’importe quoi sans envisager les conséquences, et nous sommes maintenant condamnés à avoir une politique d’ensemble de l’industrie et des produits industriels, et des répercussions de leur production sur la nature, sur l’homme, sur la société. Je pense au nombre d’étages par exemple, et aux conséquences sur la délinquance. Nous devons avoir une politique globale. C’est une tâche qui peut nous paraître surhumaine, mais à laquelle il faut nous atteler immédiatement.

Avant de faire quoi que ce soit, il faut nous poser la question des finalités et des résultats.

La question des finalités, je ne la trouve pas du tout dans votre questionnaire, c’est-à-dire que tout repose sur l’idée que le développement va de soi. Plus on fera de choses de meilleure qualité et en plus grand nombre, mieux cela ira. Ce n’est pas sûr du tout, étant donné les dimensions que cela prend. Et l’immense répercussion latérale, c’est-à-dire les interactions par lesquelles un système se compose — le plus souvent au hasard dans notre cas.

Nous pouvons encore intervenir sur beaucoup de points, mais il nous faut une politique. Il y a nécessité urgente d’une politique de la technologie, de l’industrie, mais peut-être, avant cela, des recherches scientifiques. Chacun sait maintenant que les recherches scientifiques même dites « fondamentales » ne sont pas faites tout à fait au hasard. L’argument du libéralisme dans ce domaine n’est pas tout à fait honnête ; il y a certains ordres de recherche scientifique qui sont fortement favorisés. Il y a d’énormes inégalités. L’exemple des recherches nucléaires et des recherches sur l’énergie solaire en dit long sur ces inégalités. Prenez le budget des communautés européennes de Bruxelles : il y a deux ans, il prévoyait 66 millions d’unités de compte sur la continuation des recherches nucléaires et 6 millions d’unités de compte pour les recherches sur l’énergie solaire. On voit bien que ce que l’on favorisait, et que c’étaient les recherches en rapport direct ou indirect avec la préparation à la guerre, car il est absolument exclu de nier l’interdépendance des recherches sur le nucléaire militaire ou civil, tout cela se touche, s’inter-nourrit. Donc, il nous faut revoir ce problème au niveau philosophique, religieux. Les textes publiés récemment par le Vatican sur les limites de la technologie et de la science sont des choses très importantes et qui pourraient apporter des réponses à votre enquête. Je peux vous fournir un de ces textes, qui va très loin dans l’exigence de globaliser tous les efforts et d’envisager leurs répercussions sur l’humanité, sur la liberté des hommes. Les recherches sur la biotechnique, en génétique : on ne peut pas continuer à laisser les choses aller sans savoir à quoi cela peut mener. Le progrès scientifico-technique nous accule au dilemme : progrès moral et spirituel ou désastre global. Et chaque industrie me paraît être responsable de réévaluer — dans cette conjoncture qui devient dramatique — ses finalités et ses moyens. Ces derniers sont-ils vraiment au service de l’humanité, ou sont-ils les moyens au service du profit à court terme d’une demi-génération ?

Voilà, c’est le principal de ce qui me semble devoir être dit.