(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Débat sur le LEP, accélérateur de particules du CERN (11 février 1982) » pp. 1-9

Débat sur le LEP, accélérateur de particules du CERN (11 février 1982)i

En prenant la parole ici ce soir, je cours un risque dont je suis très conscient — très sereinement conscient, dirais-je — celui de décevoir les deux camps en présence, dans la mesure où il s’agit de camps, précisément, c’est-à-dire d’équipes opposées, comme dans un match où il faut à tout prix gagner, ce qui reviendrait dans notre cas à convaincre cette assistance, et à travers elle l’opinion, et par là même, peut-être, les pouvoirs, que l’un des deux camps a raison.

Je n’ignore pas qu’il y a derrière ce jeu un peu puéril, un peu gratuit, deux groupes d’intérêts très concrets qu’il paraît difficile de concilier : intérêts d’une institution scientifique prestigieuse, et de l’avenir de ses chercheurs d’une part ; intérêts écologiques, sociaux, économiques, des habitants du pays de Gex et de quelques communes genevoises, d’autre part.

Ayant suivi les deux premiers débats, je me sens en mon âme et conscience incapable encore de choisir soit le LEP avec ses dangers toujours possibles, quoiqu’on ait dit, soit le repos du pays de Gex, mais pas de LEP, et peut-être, demain, plus de CERN.

Si j’affronte volontiers le risque de déplaire à tout le monde ce soir en suspendant encore mon jugement, c’est parce que j’ai à dire une chose, une seule, qui me paraît plus importante que tout : dans la conjoncture présente, il ne peut plus s’agir pour nous de « gagner » contre un camp ou un parti, aux dépens d’intérêts légitimes, mais il s’agit de gagner tous ensemble, c’est-à-dire de chercher ensemble, et de trouver ensemble, le moyen, pour la société du xx e siècle de maîtriser les découvertes de la physique nucléaire, de la chimie, de la génétique et les technologies qui en sont issues, car elles menacent l’intégrité du genre humain, voire sa survie.

Je ne suis donc pas a priori contre le LEP en tant que projet lié à l’avenir du CERN : le rôle que j’ai joué jadis comme directeur du Centre européen de la culture dans le lancement de l’idée d’un Centre européen de la recherche nucléaire me porterait plutôt à accorder au CERN un préjugé très nettement favorable.

Mais je ne suis pas non plus pour le LEP sans questions ; non point quant à la compatibilité théorique de ses objectifs avec la mission générale du CERN, mais bien quant à ses nuisances pratiques sur la vie dans ce pays de Gex qu’il se trouve que j’habite depuis 35 ans, et quant aux conséquences imprévisibles des découvertes qu’il permettra : personne au monde n’est en mesure de démontrer que le LEP ne pourra jamais servir à des fins militaires, c’est-à-dire, aujourd’hui, à l’extinction du genre humain, si ce n’est de toute vie sur la Terre.

Tout cela dit, j’ai accepté sans hésiter de prendre la parole ce soir, parce que je vois dans le débat sur le LEP un premier exercice, qui peut être exemplaire du débat, désormais inévitable, sur la recherche en général, et la recherche scientifique en particulier, sur ses enjeux et ses finalités, sur ses processus de décision et la nécessité de les soumettre au préalable d’une concertation tout à la fois civique, sociale, économique, écologique, et cela dans les domaines les plus « chauds » de la science et des technologies qui en résultent, qu’il s’agisse des centrales nucléaires ou de l’informatique, des manipulations génétiques ou des armes nouvelles, beam weapons, rayon de la mort, ou encore explosions pouvant entraîner la paralysie définitive de toute information dans des pays entiers qui auront été auparavant entièrement « informatisés », selon la formule à la mode.

Je pars d’un conflit déplorable entre certains espoirs à la fois très précis et grandioses, d’un côté, et des craintes plus confuses et terre à terre, de l’autre ; entre un certain romantisme prométhéen, et un réalisme simplement humain, entre la volonté de réalisation d’un projet qui passionne un certain nombre de scientifiques, et les réactions instinctives de refus dans une population qui en subira les nuisances ou dangers éventuels.

De l’existence de ce conflit, et pour essayer de le résoudre, ou tout au moins de l’atténuer, est née l’initiative conjointe de l’I.V. et du CERN. Ce soir — et très provisoirement, je l’espère — , nous allons tenter de conclure un débat qui nous dépasse tous, largement.

Ayant, il y a deux ans déjà, cherché en vain à provoquer une discussion publique, à Genève, sur le LEP, il me fut répondu : — D’accord, mais à la condition que vous organisiez simultanément des débats du même type dans les 12 pays membres (message reçu)… J’ai donc salué de tout cœur l’attitude très ouverte du nouveau directeur général. Si elle avait prévalu dès le début, elle eût peut-être satisfait les citoyens concernés, et permis l’économie des actuels débats. Et c’eût été dommage, car, je le répète, ces débats me paraissent inaugurer une procédure indispensable, désormais, si nous voulons vivre en démocratie.

Toutefois, il faut bien le reconnaître : la décision de réaliser le LEP, prise en principe par les 12 gouvernements membres du CERN, a précédé, non pas suivi, notre débat. Les autorisations de construire sont encore attendues de la France et de la Suisse. Tout n’est pas joué. Il est cependant probable que sauf aboutissement très négatif des études d’impact en cours, la décision de construire le LEP sera prise d’ici quelques mois. On ne peut donc pas affirmer que nos débats, postérieurs aux décisions des États, puissent changer le cours des choses, ni que les citoyens du pays de Gex aient pu faire valoir, pratiquement, leurs droits de contrôle et leur autonomie.

Mais ce qui ôte à nos débats leur portée pratique, immédiate, ne les prive pas d’une valeur exemplaire et d’une portée plus générale, à terme. Je m’explique.

Par valeur exemplaire, je veux dire : valeur d’innovation, d’exemple à imiter, non pas, certes, modèle parfait du premier coup, bien loin de là !

Nous n’avons ni les uns ni les autres évité tous les pièges de ce genre d’exercice. Le premier est de céder à l’animosité partisane ; j’ai entendu parler de « l’adversaire » pour désigner des gens d’un autre avis ou qui exprimaient tout simplement leurs doutes ; et cette phrase m’a frappé, en sortant d’un débat : « Oui, mais nous n’avons pas gagné ! » Trop de questions sont restées sans réponse. Et trop souvent, c’est l’assurance de certains responsables du LEP qui m’a parue fort inquiétante. Ils nous disaient en juin 1981 que le tracé choisi était « by far the most suitable » et même « the only possible one » et ils en donnaient les raisons ; quitte à modifier ce tracé trois mois plus tard, sans expliquer comment il est devenu meilleur que celui qui était en juin « le seul possible ».

De même, les nombreuses discussions auxquelles j’ai pris part sur le sujet des centrales nucléaires ne m’ont que trop habitué au recours à l’assurance hautaine que « toutes les précautions ont été prises ». Je ne vois pas que dans le cas qui nous occupe, on ait pris plus de précautions que pour la première traversée du Titanic

Mais ce qui importe, en fin de compte, c’est l’existence même d’un débat ; public, prolongé, très ouvert, visant au maximum de transparence et de respect des opinions diverses : — démocratique pour tout dire.

Il se peut qu’un tel processus retarde les calendriers de la recherche. Mais ce n’est pas temps perdu que celui qui profite à une plus juste entente entre les hommes.

Autre aspect du conflit possible entre la démocratie et la recherche : il ne suffit pas que ceux qui savent informent le public et vantent leurs produits. Il faut accepter le débat avec des gens qui ne savent rien des quarks, mais plus de choses que vous sur leur petit pays, leurs soucis et leurs buts dans la vie.

Des initiatives très touchantes ont été prises par le CERN : journée « portes ouvertes » sur les bureaux et les grands appareils existants : le public peut y voir de ses yeux qu’il n’y a là pas le moindre danger… On peut aussi faire visiter des cathédrales pour démontrer que Dieu est bon, ou bien ouvrir la Kaaba de la Mecque pour que tous voient qu’Allah est grand.

Enfin, le LEP pose d’une manière brûlante le problème nouveau pour la science de sa dépendance de l’État quant au financement de la recherche. Car, comme l’observe avec lucidité Edgar Morin, « ni l’État, ni l’industrie, ni le Capital ne sont guidés par l’esprit scientifique : ils utilisent les pouvoirs que leur apporte la recherche ». Je mets en doute qu’aucun de nos États ne respecte la recherche fondamentale, et même ne la subventionne, s’il ne pense pas qu’elle peut augmenter ses pouvoirs industriels ou militaires. Dire que le CERN refuse de considérer les retombées de ses recherches ne prouve nullement que les États ne le subventionnent pas en vue de ces retombées.

J’en viens au cœur du débat de ce soir : la notion de responsabilité dans la recherche.

Je voudrais dire d’abord ceci : c’est que les découvertes de la science au xx e siècle développent des conséquences d’une telle ampleur qu’elles ne peuvent plus être soumises aux vérifications expérimentales.

— Quand je pose la question de l’accident majeur qui pourrait se produire à Creys-Malville, on me répond qu’il n’est pas question de faire une expérience en vraie grandeur : ce serait déclencher cet accident majeur dont on conteste d’ailleurs la possibilité !

— Quand je pose la question des résultats de certaines manipulations génétiques, on me répond qu’il faut attendre, pour savoir, un certain nombre de générations…

— Quand il est question de la guerre atomique, et de la défense civile, c’est-à-dire des abris, toute expérience réelle serait de l’assassinat.

Ce qui revient à dire qu’au xx e siècle, on a dépassé le seuil d’expérimentation « en vraie grandeur ». Personne ne sait ce qui pourrait résulter de quoi que ce soit, une fois passé ce seuil. Bel aboutissement du Progrès !

Le xix e siècle croyait encore à l’innocence de la recherche : tout ce qu’on allait trouver serait bon, serait en principe meilleur que ce qu’on connaissait. Toute découverte était progrès en soi et ne pouvait que contribuer au Progrès général du genre humain. Dans tous les cas, et en dépit du mythe de la boîte de Pandore, savoir était meilleur que non-savoir.

Un vers très étonnant de Victor Hugo exprime très bien cette foi naïve : « Vous dites : où vas-tu ? Je l’ignore et j’y vais ! »

Aujourd’hui, et à cause des dimensions atteintes par les découvertes de la science et plus encore par les effets qu’en tire la technologie, nous n’avons plus le droit d’aller nul ne sait où : ce pourrait être aller au désastre final.

On me dira sans doute que dans le cas justement qui nous occupe ce soir, celui du CERN et de son projet LEP, il ne s’agit que de « recherche fondamentale », nullement d’applications technologiques, encore moins de retombées militaires. Oui, bien sûr… Mais je garde mes doutes quant à la possibilité, surtout de nos jours, d’une recherche entièrement innocente dans ses motivations comme dans ses résultats.

L’illusion me paraît très grave du chercheur qui ne se veut et ne se croit guidé que par la passion pure de savoir, de connaître d’une manière toujours plus complète et cohérente le monde physique. Parce qu’en réalité vérifiable et lisible dans l’ensemble des recherches qu’une société donnée fomente et encourage, ce sont les valeurs et croyances les plus répandues, les plus actives et réellement motrices qui déterminent la plupart des chercheurs, le plus souvent à leur insu. Or ce sont aujourd’hui en Occident, des valeurs de puissance matérielle collective, industrielles, nationales, étatiques, de profit immédiat et de prestige certain. Ce sont ces valeurs-là qui incitent les États, les banques, les industries et les grandes fondations à financer très largement les recherches liées de près ou de loin au nucléaire, et cela trop souvent au détriment de nécessités humaines criantes. Ce sont les croyances réelles de notre société qui déterminent en fait (pas toujours consciemment) l’orientation des recherches fondamentales, et qui dictent les priorités budgétaires. Or elles conduisent, dans l’ensemble, à la guerre, une guerre qui a toutes les chances, cette fois-ci, d’être bien la dernière de notre histoire.

Que devient, dans ces conditions, la responsabilité du chercheur ? Elle est plus grande que jamais, mais il ne peut plus l’assumer. Ses découvertes risquent de déclencher des catastrophes qu’il est incapable de prévoir. En sera-t-il tenu pour « responsable » ? On sent ici l’ambigüité du terme. Je dirai non, il n’est pas responsable moralement de ce que nulle science ne peut prévoir ; mais comment pourrait-il redevenir responsable de la nature même de sa recherche ? Je ne vois pas encore de solution au problème dramatique que nous posent ces trois impossibilités simultanées : l’impossibilité de brider la recherche, l’impossibilité de ne pas appliquer ses découvertes et l’impossibilité de vivre avec ces applications (ou de leur survivre).

L’homme d’aujourd’hui, qui en général ne croit plus qu’à la science, se trouve par là même sans défense contre les dangers qui surgissent de ses applications sans frein ni prévision. Quelle limite absolue, quel principe de « prudence » (comme on disait au Moyen Âge), quels critères absolus, quelles fins dernières pourrait-il encore invoquer pour en déduire ce qui nous fait si dangereusement défaut ; une véritable stratégie de la connaissance ?

De là sans doute cette idée qui se répand dans certains milieux intellectuels, que la recherche, besoin vital de l’homme, ne devrait plus être confiée essentiellement aux scientifiques, ni dirigée essentiellement, comme elle l’est en Europe depuis des siècles, vers la connaissance des lois de la matière et des pouvoirs sur la matière, mais qu’il serait grand temps de l’orienter vers le domaine mal exploré par l’Occident, des réalités de l’esprit, des conditions d’un vrai progrès de l’homme, et de sa liberté plutôt que de sa puissance. C’est tout le problème des finalités de notre existence qui se trouve posé, ou plutôt qui nous est imposé par le risque total que la science a créé, celui de l’holocauste nucléaire.

Ceci m’amène à proposer, en conclusion, une idée que j’avais soumise il y a longtemps de cela — en 1958 — à une cinquantaine de personnalités de la science et de la culture en général : l’idée de former un Conseil européen de la recherche, réunissant des représentants de toutes les branches de la recherche, en sciences physiques et naturelles, économie, sociologie, biologie, génétique, médecine, mais aussi philosophie, religion, éducation, droit international, histoire, arts, anthropologie, ethnographie, etc. Les fonctions du Conseil seraient essentiellement de rechercher un meilleur équilibre dans la promotion des recherches, afin d’éviter l’insistance excessive sur les sciences physiques, de favoriser de nouvelles orientations vers des réalités trop négligées de nos jours, mais aussi de se prononcer sur des projets tels que celui du LEP, précisément, qui a été l’occasion de nos débats.

Je ne m’étendrai pas, ce soir, sur la description du Conseil, sa composition, son statut, et ses chances de succès. Je préciserai seulement ceci : l’exemple des recherches nucléaires aboutissant à la bombe atomique doit nous rendre conscients de la nécessité d’un organisme de prévision d’un genre nouveau, capable de remettre en cause la nature même de ce que l’homme d’aujourd’hui tient pour la vraie, la seule réalité, la réalité scientifique. Je l’ai dit : rien n’est plus innocent dans nos recherches. Ce qui nous manque désormais, c’est ce qui permet à tous les êtres vivants de durer : un organe ou un système de régulation. C’est l’office que devrait accomplir le Conseil d’orientation de la recherche.

Si parmi les participants à nos débats il s’en trouve que l’idée que je propose intéresse, j’y verrais un signe de plus de l’utilité de telles rencontres, du besoin auquel elles répondent, et j’avoue que j’en tirerais, pour ma part, une nouvelle raison d’espérer.