L’amour, les régions et l’Occident (20 août 1982)q r
Quel est le principe qui rassemble les divers aspects de▶ votre personnalité ?
Disons que c’est une idée ◀de▶ l’homme, qui s’est constituée dans ma jeunesse, entre 20 et 25 ans : l’homme considéré en tant que personne.
Cela voulait dire pour moi un individu plus une vocation. Définition très proche de celles qu’avaient adoptées les groupes ◀de▶ jeunes intellectuels qu’on appelle aujourd’hui « les non-conformistes des années 1930 », et que j’ai connus dès mon arrivée à Paris en 1931. Ils allaient publier les revues Esprit et L’Ordre nouveau 2, auxquelles j’ai collaboré dès leur naissance. J’avais fondé en même temps une petite revue protestante ◀de▶ « théologie dialectique » et ◀de▶ « philosophie existentielle », Hic et Nunc , qui introduisit en France, en 1932, les œuvres ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Karl Barth, mais aussi ◀de▶ Heidegger et Jaspers.
Politique ◀de▶ la personne , 1934, Penser avec les mains , 1936, ont développé les conséquences politiques et culturelles du personnalisme. Quant à L’Amour et l’Occident , paru en 1939, il est né ◀de▶ la rencontre dramatique ◀de▶ l’engagement et ◀de▶ la passion. Deux personnes qui s’engagent pour la vie, c’est le mariage, tandis que l’amour-passion trouve dans la mort son suprême accomplissement, comme le montre le roman ◀de▶ Tristan, le mythe ◀de▶ Tristan, pour mieux dire.
J’ai découvert en écrivant ce livre que les notions ◀de▶ personne et ◀d’▶amour-passion n’existaient qu’en Europe, et c’est peut-être le point ◀de▶ départ ◀de▶ cette longue interrogation sur l’identité européenne que j’ai menée dans beaucoup ◀d’▶ouvrages, et qui m’a conduit après la guerre à fonder, à Genève, le Centre européen de la culture, dont je suis le président, puis l’Institut universitaire ◀d’▶études européennes, où je donne encore des cours.
Une étude approfondie ◀de▶ la culture européenne et ◀de▶ ses sources m’a porté à des conclusions ◀d’▶ordre politique. Pour défendre l’Europe, la vraie, celle ◀de▶ la culture gréco-latine, judéo-chrétienne, et d’abord celtique et germanique, avec des apports arabes et slaves, contre l’anti-Europe des États-nations, une seule solution : le fédéralisme, l’union dans la diversité, et même l’union pour les diversités à protéger. Ce qui rejoint exactement nos doctrines personnalistes des années 1930.
N’est-ce pas parce que vous êtes suisse que vous êtes fédéraliste ?
Quand je suis arrivé à Paris, à 25 ans, la Suisse ne me préoccupait guère, je ne pensais qu’à la littérature. Mais quand j’ai été mobilisé en 1939, comme officier, j’ai découvert que mon pays était la meilleure approximation, ou la moins mauvaise, ou peut-être même la seule, ◀de▶ nos théories personnalistes et fédéralistes. Et j’ai écrit pendant les premiers mois ◀de▶ la guerre Mission ou démission ◀de▶ la Suisse .
Vous avez passé une partie ◀de▶ la guerre à New York, pourquoi ?
À cause ◀d’▶un article écrit ◀d’▶un trait le 15 juin 1940 sur l’entrée ◀de▶ Hitler à Paris, et qui a été considéré comme « insulte à chef d’État étranger », donc mettant en danger la sécurité ◀de▶ la Suisse. Cette accusation était la plus grave possible en temps ◀de▶ guerre. Je m’en suis tiré avec une condamnation à quinze jours ◀de▶ forteresse, mais, après cela, il me devenait difficile ◀de▶ signer mes articles autrement que par trois étoiles.
Mon article est paru le 17 juin 1940, j’ose dire que j’ai devancé de Gaulle ◀d’▶une journée en affirmant que « la confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars les dons ◀de▶ l’âme ni les raisons ◀de▶ vivre dont on manque ». J’ai été l’un des initiateurs à ce moment-là, ◀d’▶un mouvement ◀de▶ résistance à tout prix, à la fois civil et militaire, la Ligue du Gothard.
Je devenais gênant. On m’a envoyé aux États-Unis faire connaître la Suisse et jouer l’oratorio Nicolas de Flue , dont j’avais écrit le texte pour Honegger.
Comment expliquez-vous votre réputation ◀d’▶homme ◀d’▶extrême droite ? — (Il se fâche.)
Où prenez-vous ça ? Il faudrait n’avoir rien lu ◀de▶ moi, sauf quelques citations dans un libelle du petit BHL3, qui croit pouvoir faire ◀de▶ moi un pronazi — il s’imagine que Hitler était un homme ◀de▶ droite — à coups ◀de▶ textes falsifiés, alors que j’ai été l’un des premiers à dénoncer le national-socialisme dans tous mes livres ◀d’▶avant la guerre, et surtout dans mon Journal ◀d’▶Allemagne , qu’il se garde bien ◀de▶ citer. Moi, j’ai cité, mais en correctionnelle, un critique qui avait amplifié sans retenue les impostures ◀de▶ Bernard-Henry Lévy4. Je ne puis accepter que des jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui soient trompés à ce point sur mon compte par des « calomniateurs ignares », comme les a qualifiés un ◀de▶ mes témoins.
Un homme responsable dans une communauté
Quels ont été les rapports entre le personnalisme et l’existentialisme ?
L’existentialisme sartrien nous a beaucoup emprunté mais rien rendu. La notion ◀d’▶engagement, par exemple, dérive du personnalisme, bien que le mot, dans l’existentialisme, ait fini par signifier embrigadement, le contraire ◀de▶ ce qu’il signifiait pour nous. Selon ses commentateurs, le succès ◀de▶ Sartre dans le grand public serait dû à des formules comme : « L’engagement ◀de▶ l’écrivain » et « l’homme à la fois libre et responsable ». Sartre savait très bien où il les avait prises, et me l’a dit tout net à New York, mais ne l’a jamais répété à Paris, semble-t-il.
Du personnalisme, des personnalistes, que reste-t-il aujourd’hui ?
Ils ont donné à la Résistance son idéologie ◀d’▶union des peuples européens, en Allemagne autant qu’en France, en Italie autant qu’en Hollande et en Belgique. Ils ont influencé plus ou moins profondément plusieurs chefs d’État et leaders politiques dès 1948, année du premier congrès ◀de▶ l’Europe à La Haye, et jusqu’à nos jours. Et ce sont eux qui ont suscité un peu partout la renaissance ◀de▶ l’idée régionaliste, et ◀de▶ l’idée ◀de▶ service civil. Nous avions tous en commun cette définition ◀de▶ l’homme vraiment humain : une personne responsable dans une communauté, et non pas un individu collectivisé malgré lui. Là-dessus, j’ai élaboré ma doctrine propre : personne égale individu plus vocation.
Qu’est-ce qu’une vocation ? C’est l’appel à inventer chacun pour soi son chemin vers le but ultime ◀de▶ tous les hommes. Un sentier qui n’est pas tracé et que chacun doit inventer en y marchant. « Ma parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier », dit le psaume. Comme si la lampe m’éclairait seulement quand j’ai le courage ◀d’▶avancer dans la nuit, ◀de▶ fouler le chemin qui se crée sous mes pas. Ce qui donne ce courage, c’est la foi seule, « substance des choses espérées, ferme assurance ◀de▶ celles qu’on ne voit pas », selon l’Épître aux Hébreux.
L’avenir du personnalisme ? Eh bien, j’ose dire qu’il se confond désormais avec l’avenir ◀de▶ la fédération européenne, ce qui signifie probablement avec l’avenir ◀de▶ la paix.
Mai 68 m’a fait l’effet ◀d’▶une résurgence ◀de▶ nos problèmes et ◀de▶ nos révoltes des années 1930. Mais sans lendemain. D’autre part, un slogan comme « small is beautiful » traduit bien l’esprit qui nous animait quand nous disions que la personne ne peut se réaliser que dans l’action, mais que l’action n’est efficace qu’à l’échelle ◀d’▶une petite communauté, où la voix ◀d’▶un citoyen peut porter, c’est-à-dire à l’échelle ◀d’▶une région, et que les régions, pour garantir leur autonomie, doivent s’unir en fédérations nationales, puis continentales.
Vos réactions, quand la gauche française a annoncé son programme ◀de▶ décentralisation ?
Je me suis dit : enfin ! la France elle-même y vient ! Bien moins par conviction que par nécessité, il est important ◀de▶ le marquer. Peut-être qu’elle y viendra vraiment, puisque les deux ministres chargés ◀de▶ la régionalisation sont protestants, Defferre et Rocard.
Vous voyez un rapport entre protestantisme et régionalisme ?
Bien sûr. Chacun sait que l’Église des papes a repris les structures centralisées ◀de▶ l’Empire romain. Chez les protestants, c’est la paroisse qui est l’unité ◀de▶ base. L’Église est concrètement une fédération ◀de▶ paroisses. Le calvinisme a toujours été régionaliste. N’oubliez pas que les calvinistes, qui tenaient la moitié sud ◀de▶ la France vers la fin du xvie siècle, sous la direction des princes du sang et ◀de▶ maréchaux protestants, ont été bien près de créer une république fédérale du Midi. Le mot huguenot n’est vraisemblablement qu’une déformation du mot allemand Eidgenossen, qui signifie « compagnons du serment », et qui désignait alors les Suisses confédérés.
Pour en revenir à la « décentralisation » annoncée comme une pièce maîtresse du nouveau septennat, c’est un terme dont les personnalistes se sont toujours méfiés, car il suppose que c’est encore au centre qu’appartient la distribution des pouvoirs, alors que le projet doit partir des citoyens, des communes, des régions, c’est-à-dire ◀d’▶en bas.
Le sénateur David Moynihan, qui fut le représentant des États-Unis à l’ONU, l’a exprimé avec une simplicité géniale : « Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États (nous dirions : les régions) ne doivent pas le faire. Ce que les États (les régions) peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire. »
Chaque problème doit être traité et résolu à son échelle, c’est tout le secret du système fédéraliste que je tiens pour seul capable ◀de▶ résoudre au concret les grands problèmes générateurs ◀de▶ crise ◀de▶ notre civilisation.
Depuis les jacobins et Napoléon, le mot d’ordre a été ◀de▶ tout centraliser. Nos États-nations renfermés dans le carcan ◀de▶ leurs frontières n’ont plus ◀d’▶autre mode ◀de▶ contact que le choc. Mais les régions s’articulent tout autrement. Elles se groupent, se recouvrent, vivent en symbiose comme les cellules ◀d’▶un tissu organique. Je vois là notre seule garantie ◀de▶ paix, dans les États d’abord, en Europe ensuite, et à l’échelle mondiale finalement.
L’écrivain, fauteur ◀de▶ prises ◀de▶ conscience
Pour beaucoup de gens, vous êtes avant tout et malgré tout le reste, l’auteur ◀de▶ L’Amour et l’Occident . Pensez-vous que ce livre ait un impact différent aujourd’hui qu’à sa publication en 1939 ?
Si j’en juge par le nombre ◀de▶ rééditions, ◀de▶ traductions et ◀de▶ préfaces nouvelles, au cours de ces trois dernières années, c’est-à-dire plus ◀de▶ quarante ans après la première publication ◀de▶ cet ouvrage en France, je pense que les jeunes gens ◀d’▶aujourd’hui ont les mêmes réactions que ceux qui le lisaient pendant la dernière guerre : ils prennent conscience ◀de▶ ce que sont la passion et le mariage, et ◀de▶ leur antinomie. Et cette lecture peut les aider à préciser des notions qui restaient confuses dans leur esprit. Cette clarification peut produire des effets quelque peu comparables à ceux qu’on attend ◀d’▶une psychanalyse.
Pensez-vous que les tabous identifiés dans Les Mythes ◀de▶ l’amour soient encore vivants en 1932 ? Les obstacles à la passion, ou ses excitants, sont-ils les mêmes ?
Les tabous ne sont pas des modes. L’inceste a été condamné par toutes les civilisations. Le complexe ◀d’▶Œdipe n’a pas changé que je sache depuis Freud. Ce qui n’est peut-être qu’une mode, ou en tout cas un phénomène culturel, donc susceptible ◀de▶ changer à plus ou moins long terme, c’est la permissivité actuelle, qui est à bien des égards un retour aux pratiques ◀d’▶avant l’ère victorienne, bourgeoise.
Quels écrivains, pour vous, ont le mieux exprimé les consciences et l’inconscient ◀de▶ notre époque ?
Pour l’inconscient, par définition, il est impossible ◀de▶ vous répondre, du moins tout de suite. Aujourd’hui, sans trop ◀de▶ recherches, je proposerais Kafka comme annonciateur des régimes totalitaires dès les années 1920. Pour les consciences, au pluriel comme vous avez raison ◀de▶ le marquer, je citerais Spengler, Toynbee, Paul Valéry, Lewis Mumford, et j’oserais suggérer mes livres. Dès l’âge ◀de▶ 22 ans, j’ai écrit contre Ford, et quelques années plus tard contre Hitler : l’auto et le national-socialisme sont ce que j’ai appelé les deux « histoires ◀de▶ fous » du xxe siècle, et les plus meurtrières.
En militant pour une fédération ◀de▶ l’Europe des régions — ces régions tellement ◀d’▶actualité aujourd’hui —, je suis absolument certain ◀de▶ n’avoir pas perdu mon temps, comme écrivain, c’est-à-dire comme fauteur ◀de▶ prises ◀de▶ conscience.
Êtes-vous pessimiste ou optimiste ?
Si je vous réponds que « l’avenir est notre affaire », me trouverez-vous pessimiste ou optimiste ?
En fin de compte, comment jugez-vous ce siècle ?
C’est sans nul doute ◀de▶ tous les siècles ◀de▶ notre civilisation celui où les gens se sont sentis les plus impuissants non seulement devant le destin mais devant l’État, les « lois » ◀de▶ l’économie, les « impératifs » ◀de▶ la technologie et la « fatalité » ◀de▶ la guerre, c’est-à-dire, dans l’ère nucléaire, devant la menace ◀d’▶une catastrophe totale ◀de▶ l’humanité.
Et c’est pourtant le siècle où l’homme a conquis les moyens les plus fabuleux ◀de▶ sa liberté ! Car ces lois, ces structures et ces prétendus impératifs mortels, c’est nous les hommes qui les avons créés ! Nous en sommes les seuls responsables, donc seuls libres ◀de▶ les changer ! Ça ne tient qu’à nous ! Mais nous ne voulons pas y croire, nous avons une peur bleue ◀d’▶être libres, parce qu’être libre cela veut dire prendre ses responsabilités.
Depuis Penser avec les mains , premier ouvrage consacré à l’engagement ◀de▶ la pensée et du penseur, je répète que l’avenir est l’affaire ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, ici et maintenant. Mais le fait est que mes contemporains ont plus peur qu’envie ◀d’▶être libres.
Pourtant, quand on m’aura démontré que mes efforts resteront vains, qu’ils ne changeront en rien les destins ◀de▶ ce siècle, je persisterai dans mon œuvre — j’ai encore douze volumes en train — car elle contribue à coup sûr à ma joie et peut-être à mon salut. Et merci Dieu si ce n’est pas seulement au mien.