(1985) Articles divers (1982-1985) « De la personne à l’Europe des régions (25 mars 1982) » p. 13

De la personne à l’Europe des régions (25 mars 1982)b

Toute votre œuvre est sous-tendue par l’idée de la « personne ». Quelle est cette personne ?

Dans les années 1930, cette idée était commune à des gens de provenances très diverses et qui se retrouvaient dans les groupes personnalistes. Tous partaient d’une définition de l’homme, non pas comme individu, mais comme personne. La personne est appelée par un but et marche vers ce but en inventant son chemin. C’est un chemin unique et sans précédent, un sentier qu’il doit inventer et qui n’a été foulé par personne avant lui. Il doit y avancer par la foi, dans la nuit, sans savoir à l’avance si son pied trouvera une terre ferme. La personne est l’expression permanente d’un homme à la fois libre et responsable, libre parce qu’il est responsable et responsable dans la mesure où il est libre.

Mais comment passe-t-on de la personne à la fédération ?

On ne devient pas une personne toute seule dans une caverne. La personne, individu en acte qui réalise sa vocation, entre en relation avec les autres. Cette relation crée une communauté, pas celle des grands ensembles d’une ville où l’on ne connaît personne, mais une communauté authentique donc de petite taille. Une communauté trop vaste devient une collectivité et l’État y installe sa géométrie. Dans une communauté, on connaît les gens et la voix d’un homme peut s’y faire entendre. Aussi ces communautés doivent se grouper pour accomplir les tâches qui dépassent leur taille et créer des régions ; ces régions à leur tour se fédèrent. À mesure que les choses à faire deviennent de plus en plus importantes par leurs dimensions et leur coût la fédération grandit allant jusqu’au continent. Tout cela se tient. De la personne, on passe à la communauté, de la communauté à la région, de la région à la fédération de régions, à la fédération européenne, et même pour certains objets trop vastes comme la protection des océans, à la fédération mondiale.

Le fédéralisme préconise donc de résoudre chaque problème au niveau même où il se pose ?

Oui, le fédéralisme part d’en bas, c’est-à-dire des plus petites unités. C’est ce que le diplomate américain D. Moynihan formulait naguère à propos des USA mais qu’il est facile de transposer en termes européens :

Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire.

Le fédéralisme postule donc toujours une action au niveau de la vie concrète.

Pourquoi cette filiation de la personne au fédéralisme redevient aujourd’hui une question pertinente ?

Parce que l’individualisme déchaîné, l’égoïsme et l’absence de civisme ont permis un développement monstrueux des États et pas seulement des États totalitaires. Tous nos États sont victimes d’une centralisation excessive à l’imitation de l’État napoléonien qui a été copié presque par tout le monde. Je l’ai dit il y a longtemps, « c’est avec la poussière des individus que les États totalitaires font leur ciment ». Partout où l’individu devient une personne, l’État recule. Aujourd’hui le développement de l’État est devenu tellement démentiel qu’il ne fonctionne plus. On ne peut pas faire marcher un pays en décidant tout de sa capitale, parce que, pratiquement, on ne décide rien. Ce qui fonctionne toujours, c’est la relation entre la guerre et les États et aussi entre le nucléaire et la guerre. Cela constitue un circuit où tout se tient. Par exemple aux portes de la Suisse, une centrale comme celle de Creys-Malville est destinée à produire du plutonium. La relation entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire a été par ailleurs démontrée. Bien entendu, tout cela sert à faire des bombes et tant pis si c’est dangereux, on mettra la police pour surveiller… Ce sont ces multiples interactions qui confortent l’escalade de l’État-nation et qui rendent donc plus nécessaire la capacité de résistance des personnes.

Est-ce que la Suisse est menacée par la centrale française de Creys-Malville ?

L’accident majeur de Creys-Malville qui est décrit comme la fonte du cœur du réacteur provoquée par l’interruption de son refroidissement pourrait transformer en aérosol tout ou partie des quatre tonnes de plutonium de la centrale. D’une manière générale, comme la direction des vents va de Lyon vers Genève, cet immense aérosol balaierait tout le plateau suisse et tuerait tout sur son passage, non seulement dans les quelques heures qui suivraient, mais rendrait la Suisse inhabitable pour des décennies.

Il existe pourtant une menace bien plus importante avec les SS20 soviétiques et les fusées occidentales ?

C’est ce qu’on m’a répondu récemment à Paris, lorsque je demandais aux responsables de la production électrique quel serait l’accident majeur qui pourrait arriver à Creys-Malville. On a refusé de me répondre en me disant que la probabilité était faible, et qu’il existait une menace bien plus dangereuse : les fusées des 26 silos du plateau d’Albion qui sont pointées vers Moscou. Disposant de SS20 orientés sur ces silos, en cas de guerre, les Russes ne laisseraient pas les Français tirer les premiers. Voilà, m’expliquait-on, qui provoquerait une série d’explosions cent fois plus importantes que l’accident majeur de Creys-Malville. Est-ce qu’on pensait me rassurer ? Et, comme par hasard, d’une façon générale, on installe toujours ces choses dangereuses aux frontières, de sorte que, s’il y a un pépin, ce soient plutôt les autres qui trinquent. Si la France et l’Italie installaient à nos frontières de grands établissements où concentrer le haschisch pour le faire passer en Suisse, nous protesterions. Actuellement, ce qui nous menace est bien pire que le haschisch, incalculablement pire…

Finalement, êtes-vous de gauche ou de droite ?

Je vais vous répondre par cette formule d’Ortega y Gasset que je trouve superbement adaptée à votre question : « Être de gauche ou de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile. » Toutes deux en effet sont des formes d’hémiplégie morale. Comme le démontre le fait qu’aujourd’hui les droites promettent des révolutions et les gauches des tyrannies…