Philosophie et énergie nucléaire : une mise au point (28 juin 1984)bg
Dans votre numéro du 13 juin, M. Ph. Barraud rend compte, très largement, d’▶une assemblée générale ◀de▶ ◀la▶ Compagnie vaudoise ◀d’▶électricité, au cours de laquelle M. Desmeules, son directeur, aurait affirmé que ◀les▶ promoteurs des initiatives antinucléaires, c’est-à-dire selon lui « ◀les▶ amis ◀de▶ Denis de Rougemont » — « préparent ◀l’▶avènement du dirigisme marxiste dans notre pays » et préconisent en réalité « une société policière … centralisée, exploitée ◀de▶ façon quasi militaire » avec « intervention ◀de▶ ◀la▶ Confédération jusque dans nos cuisines et salles ◀de▶ bains. »
Je n’ai pas à entrer en discussion avec un directeur qui n’a dit que ce qu’il devait dire pour défendre ◀les▶ intérêts ◀de▶ sa compagnie ; mais votre rédacteur a jugé bon ◀de▶ mettre en exergue, à la suite de son compte rendu, deux citations ◀de▶ moi faites par M. Desmeules. À ◀l’▶intention ◀de▶ vos lecteurs, il m’importe ◀de▶ dénoncer ◀l’▶usage fait ◀de▶ ces deux citations, qui en falsifie ◀le▶ sens et ◀la▶ portée.
1. La première citation, pronucléaire, doit être replacée dans son contexte historique : elle remonte en effet à 1958 — et non pas 1964 comme vous ◀le▶ dites — date à laquelle ◀l’▶expérience des centrales nucléaires et ◀de▶ leurs problèmes majeurs (comme celui des déchets) était pratiquement nulle en Suisse. J’ai fait cette mise au point ◀le▶ 26 janvier 1979, en prononçant au Palais ◀de▶ Beaulieu, pour introduire ◀les▶ « Rencontres internationales ◀d’▶urbanisme »12, une conférence dont voici ◀le▶ début :
Dans cette même salle, à cette même place, au mois ◀de▶ juin 1958, il y a donc un peu plus ◀de▶ vingt ans, devant le premier congrès ◀de▶ ◀l’▶Union internationale des producteurs et distributeurs ◀d’▶électricité, un conférencier prononçait ◀les▶ phrases suivantes :
« ◀Les▶ réserves en pétrole… seront un jour épuisées. ◀Les▶ experts varient sur ◀la▶ date, non sur ◀la▶ vraisemblance du fait… ◀La▶ situation ◀de▶ notre continent et ◀de▶ ◀l’▶humanité entière serait apparemment sans espoir, si ◀la▶ culture élaborée par notre Europe n’avait pas découvert une fois de plus, et vraiment au dernier moment, une nouvelle source ◀d’▶énergie. ◀L’▶énergie nucléaire est ◀la▶ réponse, inventée par notre génie, par nos savants européens, au défi ◀d’▶une humanité dont notre science, notre hygiène, et nos techniques étaient en train d’accroître au-delà du possible ◀les▶ besoins matériels et ◀les▶ revendications 13.
Ce conférencier, c’était moi.
Certains penseront que cela me préparait mal à venir vous parler ce matin. J’irai plus loin qu’eux. Je pense que ces déclarations, si je ◀les▶ répétais aujourd’hui, comme ◀le▶ font la plupart des survivants ◀de▶ mon auditoire ◀d’▶alors, devenus PDG pour la plupart et qui n’ont rien appris depuis vingt ans, alors oui, ces déclarations seraient ◀de▶ nature à me disqualifier radicalement pour traiter ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀l’▶énergie en général, et ◀de▶ ses rapports avec ◀l’▶autonomie en particulier. Mais j’ai changé, qu’on se rassure, et même à 180°, comme on a cru pouvoir me ◀le▶ reprocher dans ◀la▶ presse ◀de▶ cette ville. Et c’est cela, précisément, qui m’autorise à prendre ◀la▶ parole parmi vous. […] Quelques-uns ◀de▶ ceux qui sont ici ce matin, et non des moindres, partageaient à ◀l’▶époque mes illusions, et je ◀les▶ retrouve aujourd’hui au premier rang ◀de▶ ◀l’▶opposition au nucléaire. Ils pourront confirmer ma description ◀de▶ ◀l’▶état ◀d’▶innocence générale où nous étions à peu près tous. […] Je ne pense pas avoir à m’excuser ◀d’▶avoir appris pas mal ◀de▶ choses depuis, et ◀d’▶en avoir tiré ◀les▶ conséquences.
2. La seconde citation, antinucléaire celle-là, est datée ◀de▶ 1984. Je ◀la▶ rappelle :
Selon que (notre) choix se portera sur ◀le▶ nucléaire ou sur ◀le▶ solaire, nous aurons soit une société centralisée, exploitée ◀de▶ façon quasi militaire, soit une fédération ◀de▶ petites communes autonomes.
Cette seconde citation est censée démontrer que je me contredis sans vergogne. (« Une philosophie à géométrie variable » titre votre rédacteur.)
Or il est clair qu’elle ne contredit en réalité que ◀les▶ intentions que M. Desmeules nous attribue ◀d’▶une manière arbitraire et calomnieuse. Il embrouille tout, décidément, et beaucoup plus encore qu’on ne ◀le▶ croirait : car ◀l’▶expression « exploitée ◀de▶ façon quasi militaire » non seulement n’est pas ◀de▶ moi et ne traduit en rien notre idéal, mais formule ◀l’▶exigence « essentielle » du grand patron des centrales nucléaires en France ! J’en donne ici ◀la▶ preuve irréfutable. Dans ◀la▶ revue économique Investir, en mars 1975, M. Jean-Claude Leny, directeur général ◀de▶ Framatome, qui assure ◀la▶ maîtrise ◀d’▶œuvre ◀de▶ tous ◀les▶ réacteurs français ◀de▶ type PWR, déclare :
◀Les▶ installations nucléaires ne sont pas dangereuses, à condition qu’elles soient exploitées et contrôlées par des équipes organisées ◀de▶ manière rigoureuse… Pour moi, il est essentiel que ◀les▶ centrales nucléaires soient peu nombreuses, donc ◀de▶ grande taille, implantées dans des sites ad hoc et exploitées ◀de▶ façon quasi militaire 14.
M. Desmeules aurait-il mal compris ? Ce n’est pas nous, mais ceux ◀de▶ son bord qui ont dit cela.
Quant à prétendre que mon idéal serait ◀l’▶État marxiste omnipotent, il faut n’avoir rien lu ◀de▶ moi pour oser ◀le▶ répéter à longueur ◀de▶ colonnes. Est-il pensable qu’une cause défendue par ◀de▶ tels procédés soit une bonne cause ?