(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Sur la détente et les intellectuels (mars 1960) » pp. 66-68

Sur la détente et les intellectuels (mars 1960)av

Il me sera d’autant plus facile d’en parler d’une manière détendue que ma seule intention, dans cette chronique, est d’essayer de comprendre un problème très confus dont je ne suis même pas sûr qu’il y ait lieu de le poser, mais qui paraît troubler certains de nos amis, et qu’une masse d’étourdis tranchent de la sorte : maintenant que nous avons la détente politique, une détente intellectuelle doit s’ensuivre.

Il faut avouer que le voyage de Khrouchtchev en Amérique a provoqué des mouvements fort étranges chez les intellectuels de tous les bords. Quelques exemples :

Selon la Nouvelle Critique (Paris) « la rencontre Khrouchtchev-Eisenhower a modifié la conscience des rapports entre les hommes ». Les problèmes sont posés désormais, « en des termes qui dépassent tous les conflits antérieurs ». D’où le désarroi du « Congrès pour la liberté de la culture », qui avait « mis en avant », il y a dix ans, la liberté, mais qui doit se replier aujourd’hui « sur le terrain de la vie intérieure ».

Au contraire, selon Novy Mir (Moscou) : « En 1959, on prêche toujours âprement la guerre froide dans les pages de Preuves  ». « Cette revue essaie de prouver que la coexistence est impossible et que la guerre froide ne cessera de voisiner avec la guerre chaude, et que c’est là l’ordre naturel des choses dans lequel l’humanité doit vivre. Anachronisme monstrueux et stupide, etc. »

Dans une interview accordée au journal communisant Pease Sera (Rome), Guido Piovene déclare : « C’est notre rôle à tous, intellectuels italiens, d’exercer notre influence dans la vie publique afin que la guerre froide cesse à l’intérieur du pays… Le choc pur et simple entre le communisme et l’anticommunisme est dépassé. De nouvelles réalités sont là, dont il faut tenir compte. » Conséquence : « La littérature expérimentale d’avant-garde est une séquelle de la guerre froide » et ne saurait survivre à la détente.

À l’inverse, Alberto Moravia, dans les vœux du Nouvel An qu’il adresse à un hebdomadaire parisien, souhaite « la paix entre les peuples et la guerre dans la littérature ».

Ehrenbourg, lui, est pour la paix dans la littérature aussi : « Je tiens à affirmer ma profonde conviction qu’il n’existe pas “d’art bourgeois” écrit-il. Balzac, Stendhal, Flaubert, etc., n’ont jamais exprimé l’idéologie bourgeoise, et il serait absurde de prétendre que Hemingway, Faulkner, Graham Greene ou Saroyan aient jamais défendu l’impérialisme, le capitalisme, le colonialisme… » Cependant, selon l’auteur du Dégel, il convient de s’opposer à la publication en URSS d’ouvrages de caractère « idéologique », ceux de Silone et de Spender par exemple. (Literaturnaya Gazeta, novembre 1959).

Or le Kommunist (Moscou) déclare que « la compétition pacifique suppose un débat idéologique ». Et il ajoute sèchement : « Exiger une trêve idéologique est parfaitement irréaliste, et une telle demande ne peut être faite que par ceux qui n’ont rien compris au processus historique. »

Au reste, on n’a pas oublié l’avertissement de K. dans son fameux article de la revue Foreign Affairs : la politique de coexistence pacifique implique un redoublement de la lutte idéologique…

On nous a dit : tout est changé, tout doit changer, les vieux problèmes sont dépassés. Mais je ne vois encore qu’une vaste confusion. Admettons que je voie mal, et que les conditions, les données mêmes du dialogue aient changé. J’essaierai patiemment, pesamment s’il le faut, de définir en termes clairs et simples ce qu’étaient ces données auparavant, dans l’espoir de mieux distinguer ce qu’elles pourraient être désormais.

 

Position des communistes, avant la détente. — Ils servaient un régime qui n’admet pas que l’intellectuel ou l’artiste diffère. La liberté de jugement, la recherche personnelle, la critique des idées régnantes, ne pouvaient signifier pour eux, « objectivement », que l’opposition politique : ce n’était pas quelque chose qu’on discute, mais seulement quelque chose qu’on avoue quand on est pris et démasqué. Ils nous jugeaient donc à leur aune. Ils avaient démasqué notre « anticommunisme », et nous réduisaient à cela. C’était notre unique obsession, notre seule raison d’être, et notre profession. Tout était donc permis pour nous disqualifier, et même obligatoire. Aragon me traitait publiquement d’aliéné dans une conférence en Sorbonne, L’Humanité donnait ma caricature en SS, j’avais « publié tous mes livres sous Vichy », et j’étais « payé par les Américains », comme Sartre et Camus, d’ailleurs. Quelques années plus tard, la consigne changeait. Tout refus motivé de leur idéologie devenait un acte de « guerre froide ». Critiquer les ukases culturels de Jdanov, c’était le signe d’une « panique capitaliste », donc d’une volonté de guerre chaude. Inutile de demander s’ils y croyaient : ils avaient à le dire et c’est tout.

Or, si nous nous trouvions être « anticommunistes », c’est-à-dire définis comme tels non par nous mais par leur manie systématique, c’était précisément parce qu’à nos yeux, la vocation de l’écrivain dans la cité ne pouvait être interprétée un seul instant dans leur langage et leurs catégories. Pour eux, s’écriait alors Guido Piovene93, « l’homme de culture a sa place dans la cité comme instrument d’une politique, comme moyen pour obtenir la communion des masses autour d’une politique. Ce rôle est exactement le contraire de celui qu’un écrivain doit revendiquer. Le rôle de l’écrivain est de montrer par son œuvre que l’organisation ne constitue pas la totalité. Le rôle de l’écrivain est de penser à autre chose et de faire penser à autre chose. » C’est dans la seule mesure où nous refusions le mensonge en service commandé pour le douteux profit de n’importe quel système, fût-il celui de nos États, c’est dans cette mesure-là que nous étions des « antis ».

Au reste, nous pensions surtout à « d’autres choses ». Mais comme ces autres choses, pour eux, n’existaient pas, ils ne voyaient en nous que leur image inversée, inexplicablement perverse et révoltante. Le dialogue était impossible.

Puis il y eut le « dégel » et les « révélations » du XXe Congrès sur Staline (réglant le compte de Jdanov en passant). Il y eut l’Octobre de Pologne. Et Budapest. Plus près de nous, les autocritiques d’intellectuels quittant le parti communiste. Autant de motifs, pour nous, de penser que notre refus « systématique » de leur système suffisait bien, et que le dialogue eût été temps perdu avec des officieux qui ne pouvaient pas nous écouter et n’insultaient que nos caricatures.

(C’est irritant de redire tout cela, n’est-ce pas ? Ceux de ma génération en ont assez. Les plus jeunes ne connaissent de l’URSS que Lunik III. Mais si l’on veut aller plus loin, et il le faut, un peu de clarté crue sur les données de l’affaire paraît utile.)

Quoi de changé parce que K. joue la détente ?

Une seule chose, notable il est vrai, dans le camp russe : cette phrase de l’article de K. publié par Foreign Affairs, distinguant par décret (anathème à l’appui) la compétition pacifique et la lutte idéologique.

Si la lutte idéologique n’est plus la guerre, si celui qui s’oppose n’est plus un belliciste, la première donnée du dialogue est restituée : ne pas considérer comme criminel celui qui est d’un avis différent. Mais la seconde donnée manque encore, et c’est la réciprocité. Son absence annule la première.

Si j’en crois en effet ce que publient le Kommunist et Novy Mir, cités plus haut, la lutte idéologique des Soviets contre l’Occident serait compatible avec la coexistence pacifique, mais toute riposte du côté occidental serait encore un acte de guerre froide.

Nous reprochions à l’URSS de ne pas distinguer entre les intérêts d’un parti au pouvoir et la recherche de la vérité. Aujourd’hui l’URSS accepte de séparer la paix dans la pratique politique et la guerre dans le domaine des idées. Nous sommes d’accord : c’était notre attitude. Et l’URSS précisément la condamnait. Elle l’adopte aujourd’hui, mais par opportunisme, et feint de croire que nous la refusons.

Elle nous reproche à tort ce dont nous l’accusions avec plus de raison que de plaisir. Sa conception de la lutte dans le domaine des idées consiste en somme à nous demander une reddition sans condition. La lutte idéologique, à l’en croire, cesse de s’opposer à la paix dans la mesure où elle cesse d’être une lutte.

Ehrenbourg est pour les échanges, comme il se doit. Mais au lieu de traduire Pasternak, nous dit-il (hélas ! interdit en Russie) qu’on traduise de vrais communistes ! En revanche, Silone et Spender doivent être bannis du dialogue et ce n’est pas, bien au contraire, qu’ils soient de faux Occidentaux…

Cette faiblesse congénitale dans l’attitude des communistes russes mal ressuyés du stalinisme, cette terreur sincère devant le dialogue égal, réduit à peu de choses les chances de la détente entre intellectuels des deux camps. Mais tous les camps sont provisoires. Demain, la jeunesse russe fera valoir sa nostalgie de libre échange. C’est fatal, c’est inscrit non dans le « sens de l’histoire », pieux mensonge à l’usage des victimes d’un tyran, mais dans les lois de la lutte des fils contre les pères. Et l’oncle subversif, du côté maternel, a toutes chances de prestige, selon les sociologues. Mais notre mère à tous, n’est-ce pas l’Europe ?