(1969) Articles divers (1963-1969) « Au-delà des nations (1967) » pp. 81-89

Au-delà des nations (1967)o

La fin du douanier est aussi la fin de la fraude. Quelle que soit la monnaie, l’achat sera fait au même compte.

Lorsqu’il ouvrit à Vienne en 1927 le premier congrès du mouvement paneuropéen, le comte Coudenhove-Kalergi se plaçait sous l’égide et dans la tradition des Sully, Comenius, Saint-Pierre, Kant, Mazzini, Hugo et Nietzsche, dont les portraits décoraient la tribune. En même temps, il proposait aux hommes d’État européens un plan d’union selon lequel « la communauté des intérêts devait paver le chemin menant à la Communauté politique ». Il marquait ainsi le passage de l’Idée à l’Action européennes, en continuité historique, et il inaugurait la stratégie qui serait vingt ans plus tard celle de Jean Monnet.

En septembre 1930, la France présente à la SDN un Memorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. C’est Aristide Briand convaincu par Coudenhove, qui a lancé le projet dans son discours du 5 septembre de l’année précédente, et c’est le plus proche collaborateur du président du Conseil, Alexis Léger, qui a rédigé ce document historique, préfiguration parfois fort précise non seulement du Conseil de l’Europe, mais de la CECA et du Marché commun. (Le terme même de « Marché commun » figure là pour la première fois : il est donc dû non pas à un politicien et encore moins à un économiste, mais à un grand poète, Saint-John Perse — qui sera prix Nobel — pseudonyme d’Alexis Léger.) Pour la première fois dans l’histoire, les gouvernements de l’Europe sont requis de se prononcer publiquement sur une proposition d’union. La montée de Hitler au pouvoir fait oublier leurs prises de position pour la plupart négatives et le nationalisme plus ou moins avoué qui les inspire : les nazis vont apprendre au monde ce que veut dire le mot nation, au sens total et absolu.

C’est dans la Résistance que se constitueront les nombreux groupes de fédéralistes européens qui dès la guerre finie vont se réunir avec des politiciens et des économistes de tendances plus modérées, en une série de congrès spectaculaires, Montreux, La Haye, Rome, Westminster, Lausanne, Bruxelles, de 1947 à 1950, proclamant la nécessité d’une union que les uns veulent sérieuse, donc fédérale, mais que les autres entendent bien limiter à des accords opportunistes, donc révocables, entre États jalousement souverains.

Dès 1951, avec le traité instituant la CECA, s’ouvre l’ère des réalisations. En dépit de succès économiques certains, c’est aussi l’ère de la rapide dégradation de l’idéal fédéraliste qui avait animé la Résistance et la période des congrès. Un petit signe le fera voir : la grande presse a pris l’habitude d’appeler « Europe » le Plan prudemment mis au point d’union douanière (même pas économique) entre six pays seulement sur les vingt-cinq qui composent l’Europe. Cette « Europe » partiellement sectorielle (tarifaire) sera « faite » dès le 1er juillet de l’an prochain. Ce sera le moment pour l’opinion publique de découvrir que le problème de l’union ou de la fédération, qui est essentiellement politique, n’est pas encore abordé par les Six, et n’est même pas posé par les autres.

En l’absence — à peine croyable — de tout projet de fédération européenne digne du nom, que va-t-il se passer ?

Des mesures propres à « favoriser » (faute de vouloir la créer) une « union plus étroite » (que quoi ? on se le demande) entre États-nations souverains, feront l’objet de « relances » périodiques par des chefs de gouvernements décidés à poursuivre coûte que coûte la politique d’hégémonie de leur pays (ou bien celle d’équilibre des « Puissances ») qui était la seule sérieuse pour leurs grands-pères. C’est tout ce qu’on peut prévoir selon nos analystes, professeurs et commentateurs qui tiennent encore la politique pour l’art du possible — quand elle est l’art de créer le possible au service de grands buts qu’il faut prophétiser, sinon tout s’affaisse en routines, en répétitions du passé.

La jeunesse se demande pourquoi l’Europe n’est pas encore unie, depuis vingt ans que nos gouvernements proclament cette union nécessaire et même urgente. À ce mystère, ou plutôt ce scandale, je propose une explication tellement simple que c’est elle qui va choquer.

Je suis parvenu à la conviction que les hommes d’État les mieux intentionnés, les ministres, les parlementaires et la grande majorité des politologues et des économistes à leur suite ont pris le problème à l’envers : soucieux de s’appuyer sur le réel, ils ont voulu partir des États-nations tels que les a formés le xixe siècle et achevés le totalitarisme (plus ou moins déclaré selon les pays) au xxe siècle ; ils ont voulu partir de ces nations comme des « seules réalités politiques existantes » (ainsi que le répète volontiers le général de Gaulle), ils ont essayé de les unir, et ils constatent, évidemment, « qu’elles ne sont pas encore prêtes à s’unir ». Or, il est clair — il devrait être clair — qu’en tant qu’États souverains les nations ne seront jamais prêtes à s’unir ! Il appartient à leur être même d’État, à leur définition même de nations souveraines de refuser l’union, de se vouloir chacune unique, absolue et totale en soi-même. L’union, pour deux États-nations, n’est jamais qu’une mesure de fortune, voire qu’un expédient désespéré (comme par exemple l’union de la Grande-Bretagne et de la France proposée par Churchill en juin 1940) autrement dit : ce n’est jamais qu’une concession douloureuse à la nécessité, quand on se sent trop faible soit pour subsister seul, soit pour dominer et absorber les voisins.

Si donc on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union ; il faut opérer sur un autre plan que celui-là, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité de notre société, et je vais désigner par là une unité d’un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu de participation civique que la nation telle que nous l’a léguée le siècle dernier : la région.

Il n’est rien dont les sociologues d’aujourd’hui s’occupent avec plus de passion en Europe. C’est qu’en effet il s’agit là d’un phénomène complexe et neuf, que nous voyons lentement prendre forme au seuil de ce dernier tiers de notre siècle, comme un visage dont les traits se composent et s’illuminent peu à peu sur le fond chaotique de la société que le xixe siècle a laissé se faire au petit bonheur, la société stato-nationaliste et industrielle. Sur ce continuum sans ordre ni structure d’anarchie arbitrairement quadrillée par l’administration et la police, se détachent maintenant les régions, réalités absolument modernes. Ce ne sont pas les provinces de l’Ancien Régime, effacées, encore moins les départements découpés par Napoléon, ni les « Länder » allemands, trop grands, ni les cantons suisses trop petits, ni les nationalités de la Double-Monarchie d’antan ou de l’URSS d’aujourd’hui, ni les « States » de l’Amérique du Nord. Ce sont vraiment des créations de notre temps, des organismes en train de naître de la combinaison de forces les plus diverses, dont les principales sont : l’explosion démographique, l’urbanisation galopante, la mobilité des industries, et par suite les nouvelles concentrations de ressources intellectuelles, techniques et bancaires autant que matérielles ou naturelles, la densité des réseaux de communications et de transports et enfin l’unité géographique, cette dernière n’étant d’ailleurs plus définie par une frontière marquée sur le terrain par des bornes et sur les cartes par des pointillés méticuleux, mais au contraire par la force de rayonnement de ce qu’on appelle une « métropole », c’est-à-dire une grande ville ou un complexe de villes moyennes forment le cœur, le foyer dynamique d’un pays d’une population minimum de 2 millions et maximum de 6 millions. Ce qui donnerait, par exemple, huit à neuf régions pour la France, une dizaine pour l’Italie, deux ou trois pour la Hollande, quinze à vingt pour l’Allemagne fédérale.

Pour essayer de faire sentir le concret du problème tel que je l’ai découvert, voici un exemple vécu.

Il y a quelques années, je fus invité à un colloque qui allait se tenir à Aix-en-Provence sur le thème suivant : création d’une « métropole régionale » basée sur le complexe Marseille-Aix-Étang de Berre, c’est-à-dire une grande ville portuaire et commerçante, une vieille cité universitaire et culturelle, dotée d’un célèbre festival de musique, et une zone d’intense production industrielle, où sont venues s’implanter les plus importantes usines atomiques françaises. Parmi les quelque soixante personnalités participantes : professeurs et industriels, présidents de chambres de commerce et directeurs de festivals, députés et préfets, éditeurs et animateurs sociaux, je me trouvais le seul non-Français : j’en conclus que j’étais censé représenter dans le colloque l’idée européenne. Invité à parler tout au début, j’improvisai donc sur le thème que voici :

Il peut sembler curieux, Messieurs, qu’à l’âge des intégrations continentales, vous vous préoccupiez d’abord de créer dans votre nation une région plus ou moins autonome. L’effort général en vue de l’union et votre tentative régionaliste, qu’on soupçonnera de vouloir la division, peuvent sembler logiquement contradictoires. Mais en fait, je les vois complémentaires. Car au fur et à mesure que se dévalorisent les frontières de nos États-nations, les régions vont se mettre à vivre et respirer de plus en plus librement. Les États-nations les maintenaient dans le cadre rigide de frontières identiquement imposées aux réalités les plus hétérogènes, comme par exemple la langue, l’économie, l’état civil et les richesses minières. Ainsi l’on coupait en deux le bassin de la Ruhr-Moselle qui est d’un seul tenant quant au sous-sol, sous prétexte qu’à la surface les gens parlaient allemand d’un côté, français de l’autre. La CECA, puis le Marché commun ont permis de surmonter cette absurdité manifeste, et plusieurs autres. Dans l’Europe fédérée de demain, libérée de la tyrannie de l’État-nation, les régions vont très rapidement se dessiner, s’organiser et s’affirmer. Et comme elles seront jeunes et souples, pleines de vitalité, ouvertes sur le monde, elles noueront entre elles des relations d’échanges aussi nombreuses et fréquentes que possible. Elles seront amenées à se grouper selon leurs affinités, selon leur voisinage, selon les réalités nouvelles qui les auront formées, par-dessus les anciennes frontières nationales désormais réduites au rôle mineur et invisible à l’œil nu que jouent les délimitations entre les cantons suisses : simples commodités pour le cadastre, l’état civil et la gendarmerie. Et c’est sur ces régions, Messieurs, que nous bâtirons l’Europe, non sur les cadres en bonne partie vidés des vieilles nations.

Ces paroles éveillèrent un écho pour moi, des plus inattendus : c’est qu’elles venaient à la rencontre non seulement des souhaits des organisateurs du colloque, qui connaissaient les besoins de leur région, mais de tout un mouvement de pensée politique, déjà beaucoup plus large et solidement fondé que je n’osais l’espérer. Au cours de ces dernières années, on a vu se multiplier les recherches scientifiques, les articles de journaux, les volumes et les congrès sur la régionalisation de nos États. Le concept de région a pris une place considérable non seulement dans les préoccupations des sociologues et chez les Six, qui dès 1961 réunissaient à Bruxelles un important groupe de travail sur ce problème, mais encore dans les milieux dirigeants du pays le plus centralisé du continent et le plus allergique, semblait-il, au fédéralisme à base régionale : j’entends la République française une et indivisible. Une bonne douzaine d’ouvrages ont paru en France depuis le début de l’année sur la région ; le dernier s’intitule tranquillement La Révolution régionaliste 19 et il figure dans une collection de livres de poche : c’est dire que l’éditeur estime qu’il peut répondre à la curiosité d’un grand public.

Certes, on n’en est encore qu’au stade de la prise de conscience du phénomène région et des motifs de son apparition en ce moment précis de notre histoire et de l’évolution de notre société occidentale. À peine a-t-on pris la mesure des perspectives qu’il nous invite à explorer, notamment politiques et institutionnelles. Des réalisations à ce niveau ne sauraient être décrétées sans transition. Il est normal qu’elles exigent une période d’expériences, et celle-ci connaîtra forcément des échecs. Organiser, structurer, animer des régions et les doter d’institutions autonomes, ce sera la tâche au moins d’une génération, vingt à trente ans, en admettant que tout se passe bien plus vite de nos jours qu’à l’aube grecque de notre histoire.

Je ne cite pas la Grèce par hasard. Car je tiens la région pour une forme de communauté aussi nouvelle dans notre civilisation que le fut au vie siècle avant notre ère, l’apparition de la polis, dans la société grecque archaïque. Et l’on sait que la polis devint en moins d’un siècle l’unité de base de toute vie sociale et publique en Grèce. Elle donna même son nom à cette forme d’activité : la politique !

De même que la polis — avec ses autorités collégiales — s’opposa durant des siècles à la monarchie autoritaire et belliqueuse — créant ainsi la première civilisation européenne — de même la région va s’opposer aux empires centralistes et monopolisateurs qui prétendent aujourd’hui se partager le monde. Chacun de nos États-nations (qu’on appelait naguère des « Puissances ») se rêve ou s’est rêvé un jour Empire. Certains le sont parfois devenus pour le dur malheur de l’Europe, sous Napoléon, sous Hitler. Ces « terribles simplificateurs », pour reprendre les termes de Jacob Burckhardt, ont tenté d’unifier l’Europe par la seule force militaire et policière de leur nation ou de leur parti. Leurs échecs désastreux, catastrophiques, ne doivent pas nous apprendre seulement à nous méfier de toute espèce d’hégémonie, ou impérialisme quand il s’agit d’unir l’Europe, mais plus encore à nous méfier de la formule nationale elle-même dont, après tout, l’impérialisme ne fait que révéler en les exagérant la vraie nature et les vraies ambitions.

Nous n’en sommes encore qu’à l’aube de la formation des régions, qui seront les éléments de l’Europe à venir, mais déjà nous touchons au crépuscule de la période des États-nations. Ce qui empêche la plupart des hommes d’aujourd’hui de le voir, ou d’en croire leurs yeux quand ils le voient, c’est le dogme inculqué dans les esprits pendant plusieurs générations par les soins de l’école, de la presse, de l’armée, et de l’éloquence politique, le dogme de la sacro-sainteté et de l’immortalité de ma nation, et de la forme nationale en général. Croyance réfutée, il est vrai, par un simple coup d’œil sur l’Histoire, lequel fait voir premièrement que les nations sont de formation récente, deuxièmement qu’elles ont dépassé le sommet de leur évolution, et descendent vers leur crépuscule. Dès la fin du siècle dernier, Ernest Renan pouvait s’écrier dans un discours célèbre, à la Sorbonne20 :

Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera.

On n’en continue pas moins à nous répéter que les nations sont « encore » les seules réalités. Et c’est vrai, elles existent « encore » — mais si mal ! Trop petites pour assurer seules leur défense, trop grandes pour animer toutes les parties de leur territoire, trop sclérosées pour s’adapter aux structures dynamiques de la société scientifico-technique, leur souveraineté est devenue tout illusoire dès qu’elle n’est plus purement négative — en bien ou en mal. Ainsi, elle leur permet de procéder au désarmement tarifaire, ou au contraire, elle leur sert de prétexte à refuser encore, ici ou là, les mesures nécessaires d’union. Pourtant l’Europe se fait par mille réseaux d’ententes et de fusions industrielles, d’associations culturelles, professionnelles et régionales, qui nouent leurs liens concrets en dépit des nations. Presque tout ce qui coopère, se fédère ou s’unit en Europe, qu’il s’agisse de savants, de festivals de musique, d’Églises, de firmes, de syndicats, de sports, coopère, se fédère ou s’unit en dehors des initiatives de l’État, par-dessus, par-dessous et à travers les frontières nationales, chaque jour un peu moins efficaces. Peu à peu, trop lentement sans doute, mais sûrement, irrésistiblement, les vieux cadres stato-nationaux se vident, cependant que des centres de décision régionaux se nouent, se constituent, acquièrent quelque force. Lorsque ces centres régionaux de décision, ou métropoles, auront pris en réalité plus d’importance économique et culturelle que les capitales anciennes, la révolution régionaliste sera faite et du même coup, la fédération de l’Europe se révélera immédiatement possible. Il se peut que cette évolution exige bien plus de temps que les pionniers de l’Europe unie ne l’exigeaient et ne l’annonçaient dans l’enthousiasme des premiers congrès fédéralistes, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Du moins, cette fédération de régions « immédiates à l’Europe » — comme les communes libres médiévales étaient « immédiates à l’Empire » et tiraient de là leurs libertés — sera-t-elle fondée sur des réalités en plein essor, non sur des vieilles carcasses historiques et des mythes vidés de leur pouvoir. Un des meilleurs sociologues français d’aujourd’hui, spécialiste de la prospective, le professeur Jean Fourastié, disait tout récemment devant l’assemblée annuelle des préfets de la République :

L’Europe peut nous tomber sur la tête un beau matin… vers 1985. La région dans le cadre européen, est une unité géographique beaucoup plus opérationnelle que le département et même que la nation.

Qu’une telle déclaration ait pu être faite en France, et cela précisément devant le corps des fonctionnaires institués par Napoléon pour effacer jusqu’au souvenir des autonomies régionales, voilà qui nous donne à penser que la révolution régionaliste, condition de l’Europe unie, est bien plus avancée que nous n’osions l’espérer et que ne peuvent encore l’imaginer les politiciens qui se croient réalistes — parce qu’ils sont en retard d’une génération sur les réalités du temps.