(1985) Articles divers (1982-1985) « La Suisse et quelle Europe ? (1983) » pp. 57-63

La Suisse et quelle Europe ? (1983)m

Mon intervention dans ce colloque résulte d’un malentendu initial sur son titre. Parce que cela me convenait sans doute, j’avais cru comprendre qu’il s’agirait du problème global de la Suisse et de l’union de l’Europe. J’avais dit oui, bien sûr et bravo. Puis j’ai lu l’énoncé exact : La Suisse et la CEE élargie, et j’ai tout de suite fait savoir aux organisateurs que sur ce thème je n’avais pas grand-chose à dire, sinon que son énoncé me paraissait boiteux. Il invite en effet à mettre en relation, il pose en face à face deux réalités non comparables, car :

la Suisse est autre chose — elle est beaucoup plus — que l’économie suisse ;

la Communauté économique européenne — même élargie — est autre chose — elle est beaucoup moins — que l’Europe unie.

Les deux titres qui me sembleraient corrects et défendables seraient en conséquence :

ou bien L’économie suisse et la CEE élargie

ou bien La Suisse et l’union de l’Europe

Sur le premier titre, j’aurais tout de suite à observer ceci : que les réalités économiques qu’il désigne dépendent — quant à leur évaluation tout au moins — des définitions variées qu’on peut donner de la Suisse et de l’Europe unie, et leur sont — ou devraient leur être — subordonnées.

Le thème primordial se ramène donc dans tous les cas à celui-ci :

1. Quelle Suisse et quelle union de l’Europe ?

Il ne s’agit nullement dans tout cela de « simples questions de mots », mais d’attitudes et de positions fondamentales. Si l’on n’est pas rigoureux dans l’énoncé du thème, on court des risques importants.

On entretient en premier lieu l’illusion économiste, celle qui consiste à prendre pour « la Suisse » et pour « l’Europe » deux groupes de phénomènes industriels, commerciaux et monétaires qui se manifestent l’un sur le territoire de la Suisse, l’autre sur le continent européen.

Or, je le répète, la Suisse n’est pas réductible à son économie, et prendre l’une pour l’autre n’est pas une simple façon de parler pour aller vite, une métonymie, dit-on en rhétorique (la partie pour le tout) mais une grave confusion des valeurs. Et l’Europe est bien autre chose que ce qu’on nomme ainsi à Bruxelles — où la CEE n’est en fait qu’un ensemble d’accords intergouvernementaux en vue d’harmoniser certains secteurs de l’économie dans la partie ouest du continent.

À l’illusion économiste que favorise l’emploi du terme « Suisse » sans qualificatif, répond l’illusion politique : elle explique que l’on puisse nommer « Parlement européen » l’assemblée élue pour la première fois en juin 1979, dont les compétences se bornent à ceci : contrôler 13 % du budget de la Commission chargée d’appliquer des mesures communes dans le seul secteur économique de neuf pays de l’Europe de l’Ouest sur vingt-deux.

L’illusion politique consiste surtout à croire qu’à partir de ces mesures éco­nomiques, et par élargissements successifs à d’autres pays mais aussi à d’autres secteurs, on arrivera à une sorte de fédération continentale.

Voyons cela de plus près, et de plus loin à la fois.

2. La Suisse et l’union européennen

Le sujet qui m’importe et m’intéresse au sens fort du terme, c’est la Suisse et l’union européenne.

Car je suis (depuis trente-cinq ans) profondément convaincu de ces trois vérités :

1. La Suisse ne peut pas subsister si l’Europe ne s’unit pas.

2. L’Europe ne peut s’unir que selon la formule d’une fédération (à cause de ses diversités et pour les sauvegarder).

3. Toute formule d’union autre que fédérative est incompatible avec l’identité suisse.

La question concrète est donc celle de savoir

à quel type d’Europe unie la Suisse pourrait-elle se joindre ?

— et cela non seulement sans y perdre son identité, mais au contraire, en y trouvant la garantie renouvelée que cette identité, de la même façon que nos vingt-trois cantons trouvent dans l’article 5 de la Constitution actuellement en vigueur la garantie de leur « souveraineté ».

Parmi les divers types d’Europe unie que l’on peut envisager, deux existent au moins formellement : l’Europe de Bruxelles ou Communauté (à 9, 10 ou 12), et l’Europe de Strasbourg ou Conseil de l’Europe (à 21).

Trois autres sont faciles à imaginer, sinon à réaliser : un super-État européen, sur le modèle de l’État-nation français ; un État fédéral européen, sur le modèle de la Suisse ; ou une simple Ligue défensive des nations souveraines sur le modèle de l’OTAN ou du pacte de Varsovie.

Par ailleurs, je ne sais qui pourrait nous interdire d’innover dans ce domaine aussi, comme il est si bien vu de le faire dans le domaine des sciences physiques, dans celui de la technologie, en biologie et même en génétique, mais comme il semble à peu près exclu de le proposer dans le domaine des formes politiques depuis l’avènement de l’État-nation en 1792, il y aura bientôt deux siècles.

Évaluons rapidement ces divers types par rapport à leur compatibilité avec l’identité suisse.

3. Europe de Bruxelles, de Strasbourg ou super-État européeno

a) L’Europe de Bruxelles ou la Communauté élargie. S’il s’agit d’un élargissement des accords économiques à d’autres pays européens dans les cadres strictement délimités par le traité de Rome, il ne me semble pas que des obstacles de principe s’opposent à une participation suisse, pour autant que celle-ci s’avérerait profitable tant à la CEE qu’à l’économie suisse.

Mais s’il s’agit d’élargir la Communauté économique à d’autres secteurs, jusqu’à en faire une Communauté politique par exemple, le problème change de nature, radicalement.

Car il serait dangereux de prétendre fonder et développer l’union sociale, écologique, culturelle et politique des peuples du continent sur la base du traité de Rome, c’est-à-dire sur des combinaisons d’intérêts de durée nécessairement brève — calculées dans le seul domaine économique.

Jean Monnet l’a cru possible. Ce fut à la fois le ressort de son action créatrice, et son illusion majeure, bientôt dénoncée comme telle par les décisions du général de Gaulle, au nom d’un prestige national qui faisait fi des « intérêts » immédiats.

De fait, on ne voit pas pour quelles raisons il y aurait lieu de faire confiance aux seuls économistes réunis à Bruxelles pour légiférer sur le développement culturel, social, politique et nécessairement militaire des vingt-deux pays du continent, et sur les conditions de leur réunion future avec les sept pays de l’Est actuellement satellisés par Moscou.

Si cet élargissement-là (à des domaines autres qu’économiques) — souvent revendiqué par les parlementaires de l’Assemblée des Dix — se réalisait progressivement, la Suisse se verrait de moins en moins capable de se joindre à la fête, ne fût-ce qu’en vertu de sa neutralité, mais plus encore, et d’une manière plus structurelle, en vertu de sa formule fédéraliste.

b) Le cas de l’Europe de Strasbourg est plus simple. D’une part, la CE réunit vingt-et-un pays sur vingt-deux ; la Suisse en fait déjà partie ; l’obstacle de la neutralité a donc été écarté. Mais le Conseil de l’Europe est sans pouvoirs. Il ne réunit que des ministres, en fin de compte, non des peuples par leurs élus.

C’est lui qu’il eût fallu élire au suffrage universel. Et doter de pouvoirs élargis jusqu’à devenir fédéraux.

À mon sens, c’est du côté du Conseil de l’Europe que la Suisse devrait dès maintenant produire un effort d’imagination, d’invention, d’innovation. J’y reviendrai.

c) Je passerai sans m’y arrêter sur le modèle de super-État européen, dont personne ne veut (il ne sert que de punching-ball pour Michel Debré) et sur le modèle de la Ligue défensive des nations souveraines, où il n’y aurait de sérieux que les USA d’une part, l’URSS de l’autre.

Restent deux possibilités théoriques : 1° celle d’un État fédéral européen sur le modèle suisse. 2° celle d’une création sui generis, d’une innovation politique, pour laquelle j’ai proposé le nom d’Europe des régions.

4. État fédéral européen ou Europe des régionsp

Devant ces deux hypothèses, tout change. Au lieu de se demander si le fait d’adhérer, de « join Europe » comme disent les Anglais, d’entrer dans le modèle de Bruxelles ou dans celui de Strasbourg sert nos intérêts immédiats, nous avons à déterminer les conditions posées par l’identité suisse à toute participation active à une Europe unie.

Ou encore : au lieu de justifier nos refus ou nos retards, attitude défensive, nous avons à formuler les conditions de notre acceptation éventuelle, c’est-à-dire à prendre l’initiative, à proposer et très probablement à innover.

Les principales conditions de participation active de la Suisse à une union européenne sont faciles à formuler. Ce sont les trois suivantes : 1° la neutralité conçue comme refus de recourir à la guerre pour régler aucun problème politique, social ou économique, refus de préparer la guerre et de coopérer aux combinaisons industrielles et militaires qui impliquent et acceptent donc, voire appellent la possibilité de la guerre.

La Suisse ne pourrait participer qu’à une union qui serait elle-même neutre, c’est-à-dire purement défensive.

2° Le fédéralisme, c’est-à-dire le système d’organisation politique qui permet de distribuer les pouvoirs de décision aux communautés dont les dimensions correspondent aux dimensions des tâches à accomplir, et ceci en partant non de l’État central qui voudrait « déconcentrer » ses services, mais en partant d’en bas.

Partir d’en bas, c’est-à-dire des plus petites unités, signifie très exactement ceci, que le diplomate américain D. Moynihan formulait naguère à propos des États-Unis, mais qu’il est facile de transposer en termes européens :

Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire.

Dans le même sens se prononcent aujourd’hui la plupart des sociologues et politologues européens, et nombre d’hommes politiques responsables aux USA ; la décentralisation du gouvernement, de l’économie et des activités culturelles, leur paraît la condition même d’une renaissance civique, économique et culturelle de leur pays.

La Suisse ne pourrait adhérer qu’à une union de type fédéral, ménageant la pleine autonomie des communautés qui la constituent.

La volonté de défense locale, sur tout le territoire de la fédération européenne.

Sans vouloir entrer dans la discussion très complexe des risques et des avantages de cette politique typiquement suisse depuis les débuts du xvie siècle, je me bornerai à rappeler quelques évidences :

a) La défense locale (guérilla, défense « en hérisson ») s’est montrée plus forte que les troupes les mieux armées du monde — au Vietnam.

b) À stocks égaux d’armes nucléaires, les Russes gagneraient nécessairement sur les Européens du seul fait que ceux-ci sont 127 au km2 mais les Soviétiques seulement 11. Or les Russes sont cent fois mieux dotés que toute l’Europe en missiles stratégiques et bombes tactiques.

c) Les « forces de frappe » nationales de deux ou trois États européens ne feraient qu’égratigner la Russie, mais elles dévasteraient les villes de l’Allemagne envahie sans faire beaucoup de mal aux envahisseurs.

d) L’arme atomique est par définition offensive, menaçante, et l’adjectif « dissuasive » n’y change rien.

Il me paraît que la Suisse, au lieu de mener un combat en retraite, et d’accepter l’idée que, finalement, elle sera contrainte de céder, c’est-à-dire d’adhérer à la CEE, doit prendre sans plus tarder des initiatives créatrices, ainsi que l’a proposé ici même Mme Bauer-Lagier.

On m’objecte que « la Suisse ne fait pas le poids », « qu’elle est trop petite », etc. Mais dans ma longue carrière d’historien des idées, je n’ai jamais observé que la justesse et la fécondité d’une seule idée ait dépendu de la taille de celui qui l’avait conçue.

5. Dans quelle direction chercher ?

Les deux obstacles principaux à l’union des peuples européens étant la souveraineté nationale absolue d’une part, la division de l’Europe par le rideau de fer d’autre part, les solutions doivent être cherchées dans ce qui permettrait de dépasser simultanément par en haut et par en bas les souverainetés nationales, et de ramener les pays de l’Est dans une communauté avec l’Ouest.

Pour les contacts avec l’Est, la Suisse dispose désormais des accords d’Helsinki, seuls à rassembler pour des négociations officielles tous les gouvernements européens (à l’exception des trois États baltes).

Pour ce qui est du dépassement progressif des cadres stato-nationaux, la Suisse peut avoir recours au Conseil de l’Europe, je veux dire à sa Conférence des pouvoirs locaux et régionaux, qui a déjà organisé quatre rencontres des régions transfrontalières : Strasbourg, Innsbruck, Galway, Bordeaux. Les progrès ont été si rapides qu’à Bordeaux, en 1978, on a discuté sérieusement la possibilité d’élections au suffrage universel d’un Sénat des régions d’Europe — et cela dans les termes mêmes que j’avais proposés dès 1972 dans mes articles, conférences et livres.

Pour ce qui est du dépassement de l’économisme de Bruxelles, et de faire face au problème proprement politique de l’union européenne, pourquoi s’interdire de supputer les effets d’une fusion éventuelle de la CEE et du CE ? C’est impensable ! me dit-on de toutes parts. Essayons de voir pourquoi — et de le penser.

Pour progresser dans la direction d’un gouvernement non pas « supranational » — je n’aime pas ce terme — mais réellement fédéral (ou confédéral, cela n’a aucune importance : la Constitution suisse est intitulée Constitution fédérale de la Confédération suisse, et cela n’a jamais fait problème), pourquoi ne pas envisager la multiplication d’agences fédérales spécialisées pour l’énergie, les transports, l’environnement, les universités, la défense ? Tandis que Bruxelles deviendrait l’agence économique (conforme à sa vocation première) et le Conseil de l’Europe l’agence culturelle. On pourrait aboutir de la sorte à un exécutif européen doté de pouvoirs strictement limités mais très réels, sur le mode du Conseil fédéral suisse, et recevant ses grandes directives politiques de l’Assemblée de Strasbourg et du Sénat des régions.

6. Possibilités ? Rêveries ?

La Suisse a toujours été, dès les débuts du xiiie siècle, à contre-courant des évolutions d’ensemble en Europe.

On l’a écrit (notamment l’historien E. Gagliardi) : elle est demeurée jusqu’en notre siècle le seul témoin du mouvement des communes médiévales.

Seule fédérée, quand tous les autres s’unifiaient (dans la première moitié du xixe siècle).

Seule neutre, quand les nationalismes belliqueux se constituaient dans toute l’Europe (seconde moitié du xixe siècle).

Seule à cultiver ses minorités linguistiques quand ses voisins tendaient de les éliminer (au xxe siècle).

À la fois survivance de l’antique unité et germe de l’union à venir, la Suisse est plus que jamais nécessaire à l’Europe à condition qu’elle reste suisse, qu’elle garde son identité de fédération fondée sur l’autonomie des communautés de base, communes et plus tard cantons.

Voilà pourquoi il ne serait pas du tout anormal, et peut-être même bénéfique, qu’elle soit la dernière à rejoindre une union fédérale de nos peuples, dont elle aura été, dans le même temps, la première figuration et la promesse.