(1956) Articles divers (1951-1956) « Pourquoi je suis Européen (20 juin 1953) » pp. 7-8

Pourquoi je suis Européen (20 juin 1953)q

Je voudrais vous demander quelles ont été les raisons toutes personnelles qui ont fait de vous un partisan de l’Europe unie ?

Je suis né à Neuchâtel, c’est-à-dire dans le canton qui a été le dernier à se rallier à la fédération suisse en 1848. Jusqu’à cette date, Neuchâtel était une principauté dont le souverain se trouvait être, en même temps, le roi de Prusse. Je suis donc né à mi-chemin entre France et Allemagne, avec beaucoup d’ancêtres français et quelques allemands. Quand je me suis mis à voyager pendant mes études — longs séjours en Autriche, en Allemagne, en Italie, en France — retrouvant des cousins un peu partout, je ne me suis jamais senti étranger dans aucun de nos pays. Tel est, si vous le voulez, l’aspect « cosmopolite » de mon européanisme : il m’est instinctif, comme d’ailleurs beaucoup de Suisses.

Dès la fin de mes études, j’ai longuement habité Paris et la France, et c’est pendant cette période que j’ai écrit la plupart de mes livres, tous centrés sur la définition d’une doctrine personnaliste dont la traduction politique est, à mes yeux, le fédéralisme. J’ai participé au lancement des revues L’Ordre nouveau et Esprit et des groupes personnalistes dont elles étaient les deux foyers. C’était aussi le moment où Kierkegaard commençait à être connu en France, et j’avais coutume de l’opposer à Hegel, préférant, en philosophie comme en politique, la tension et le drame au système et à la synthèse.

En 1938, j’ai publié mon Journal d’Allemagne , à la fin duquel je dénonçais Hitler comme antieuropéen parce qu’antifédéraliste. Mobilisé pendant un an en Suisse, et dans un pays entièrement cerné par les nazis et les fascistes, j’ai publié un ouvrage intitulé Mission ou démission de la Suisse , dans lequel j’exposais plus nettement qu’auparavant la liaison nécessaire entre la conception personnaliste de l’homme, la doctrine, ou pour mieux dire, l’attitude fédéraliste, et la nécessité d’une union européenne. C’est donc bien en tant que fédéraliste que je réagissais violemment aux hitlériens, que je décrivais alors comme des « jacobins en chemise brune ». Étant lecteur à l’Université de Francfort de 1935 à 1936, j’avais eu l’insolence de professer un cours sur le parallélisme entre les doctrines jacobines et hitlériennes, cours qui provoqua des mouvements divers parmi les étudiants, dont plusieurs étaient en uniforme noir et brun. Du jacobinisme est sorti Napoléon et des guerres de Napoléon le nationalisme de tout un siècle. Napoléon voulait faire l’Europe, oui, mais comme Hitler : il voulait un État européen et non l’Europe réelle. Il voulait nommer des préfets… L’état d’esprit jacobin, centralisateur, unificateur et nécessairement totalitaire est le pire ennemi de l’Europe fédérée, dont la richesse et la créativité naissent de la diversité.

Mais si l’on insiste trop sur nos diversités, que devient notre unité et dans quoi peut-on la fonder ?

Précisément, dans notre passion de différer les uns des autres : c’est ce que nous avons tous en commun. J’écris en ce moment un livre qui sera intitulé : Le Sens de nos vies r, et dans lequel j’esquisse une histoire de l’homme européen, ou plutôt de sa manière de dire « je » ou « moi ». C’est là une notion essentiellement européenne, et que nous avons eu tort de tenir pour universelle. L’Asiatique n’a jamais eu la notion de l’individuel, les Russes font tout ce qu’ils peuvent pour l’interdire et la détruire, et peut-être commence-t-elle à se déprimer en Amérique. Elle reste la source de nos grandeurs comme de nos faiblesses : notre risque créateur. Mais quand je parle d’individu, il faut s’entendre. Le véritable Européen, c’est l’individu à la fois libre et responsable, à la fois autonome et engagé, celui que j’appelle la personne. (Cette formule a été reprise par Sartre, mais à mon sens dénaturée par lui. L’engagement, c’était pour Mounier, Dandieu, et moi-même, bien autre chose que l’entrée dans un parti !) D’où notre critique de l’individualisme irresponsable qui, depuis le xviiie siècle, a préparé la réaction totalitaire que nous subissons. C’est avec la poussière des individus que l’État fait son ciment. Les Grecs ont inventé l’individu mais le christianisme lui a ajouté la vocation. L’individu chargé d’une vocation qui, à la fois, le distingue de la tribu et le relie à son prochain, voilà la personne. On l’a dit : pour l’individu, il n’y a que des voisins inévitables, pour la personne il y a des prochains… Mais nous nous éloignons de notre sujet…

Tout ce que je viens de vous dire résume la phase doctrinale de mon européanisme. Repartons de 1940. À la fin de cette année-là, j’ai été envoyé aux États-Unis pour une série de conférences. De là, j’ai été en Argentine et, à mon retour à New York, en novembre 1941, les États-Unis sont entrés en guerre : plus moyen de revenir en Suisse. À New York, j’ai fait une nouvelle découverte de l’Europe. Aux yeux des Américains il n’y a pas des Français, des Suisses, des Allemands, mais seulement des Européens. Ma position fédéraliste européenne était par essence antihitlérienne, la guerre contre Hitler se présentait, pour moi, comme une guerre pour l’Europe unie. Je ne me doutais pas, alors, qu’Hitler s’était emparé du slogan de la « Nouvelle Europe »…

À mon premier retour, en 1946, je fus invité à parler sur « l’Esprit européen » aux Rencontres internationales de Genève

En juillet 1947, rentrant d’un nouveau séjour à New York, je reçus la visite de Raymond Silva, que je ne connaissais pas, et qui, sans préambule, me demanda d’ouvrir par un discours le premier congrès fédéraliste qui allait se tenir à Montreux. Comme j’hésitais à intervenir dans une situation politique que je n’avais pu suivre que de très loin, il me dit : « Vous n’avez qu’à reprendre vos textes de 1939 et 1940 : c’est exactement ce que notre congrès attend. » Ainsi fut fait. Mon discours publié en brochures par Fédération fut largement répandu parmi les militants du nouveau mouvement, l’Union européenne des fédéralistes. J’étais embarqué.

Résumons : j’ai été conduit à l’idée européenne par ma naissance, ma curiosité et mes voyages au temps de mes études, mon évolution philosophique et même théologique, enfin par une double prise de conscience historique, provoquée d’une part par le nazisme, d’autre part par mes années d’Amérique.

Quelles sont à votre avis les maladies infantiles de la construction européenne ?

Il y a d’abord la maladie que j’appellerais française. Je pense non seulement à l’instabilité politique de la France, mais aussi aux difficultés qu’elle éprouve à liquider le passé récent, la peur de l’Allemagne. La France, qui a été à l’avant-garde de la construction européenne, en constitue aujourd’hui le point faible. Mais il y a plus grave. Dans tous nos pays européens, on méconnaît à la fois la faiblesse présente et les forces virtuelles de l’Europe. Nehru, énumérant les puissances qui comptent dans notre monde, citait, l’autre jour, l’Amérique, l’URSS, la Chine et l’Inde. Il oubliait simplement l’Europe ! Cette Europe qui voit se retourner contre elle le nationalisme qu’elle a inventé et dont elle a infecté les autres continents. C’est à nous de trouver le contrepoison de ce nationalisme. Mais d’autre part il y a nos forces réelles, dont il faut prendre conscience. Vous savez que c’est à ce réveil de la conscience européenne que sont consacrés tous les efforts du Centre européen de la culture.

Faut-il comprendre que vous êtes partisan des efforts pour l’union politique qui se poursuivent à Strasbourg et à Luxembourg ?

Naturellement. Je suis aussi pour la fédération des Six. Il est conforme à la doctrine et surtout à la pratique fédéraliste de commencer par des petites réalisations, par quelques-uns, ceux qui veulent. Le fédéralisme est antisystématique, empirique, et seul réaliste.

En tant que Suisse, ne regrettez-vous pas que votre pays ne prenne pas une part plus active à la construction européenne ?

Je crains que la Suisse ne soit le dernier pays à entrer dans la fédération européenne. Mais alors, cette adhésion sera la preuve que la fédération est ferme et solide. Et ce sera aussi l’aboutissement de ce que j’ai appelé la mission de la Suisse. Je vais vous citer deux alexandrins qui résument parfaitement notre isolationnisme un peu mesquin et la grandeur de l’idée fédéraliste que nous avons réalisée en petit, et presque sans nous en rendre compte. Voici le premier :

Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement.

Et voici le second :

La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot.

Saviez-vous que ces deux vers sont de Victor Hugo ?