(1981) Articles divers (1978-1981) « Charles Ricq, Les Travailleurs frontaliers en Europe [préface] (1981) » pp. -

Charles Ricq, Les Travailleurs frontaliers en Europe [préface] (1981)bm

« Non scientifique », « utopique », « rousseauiste » ou pire encore : « de droite », tel apparut le phénomène régional dans les années soixante de ce siècle, et tel était-il hier encore aux yeux de jacobins fiers de l’être et qui entendaient le rester à jamais envers et contre toute réalité.

Aujourd’hui, c’est le raz-de-marée : des centaines de volumes et des milliers d’études préparent d’innombrables colloques et congrès dans le monde entier, ou résultent de leurs travaux. Tout cela ne serait encore que littérature si l’on ne voyait émerger, s’imposer, s’amplifier, d’année en année, le problème des régions au niveau national et au niveau continental, dans les pays les plus divers de notre Europe : agitation ethnique en France, Constitution espagnole introduisant la reconnaissance des « Communautés autonomes, existantes ou à créer », telle la Generalitat catalane, débat sur la dévolution en Grande-Bretagne, projets de constitutions fédéralistes, régionalistes, voire communalistes en Belgique… Alors que l’Italie constituée en régions (dont certaines « semi-autonomes »), la RFA constituée en « Länder », et la Suisse formée de cantons souverains, ont déjà dépassé le stade du débat théorique « faut-il ou non » et vivent les problèmes du « comment ? », la dialectique de l’Un et du Divers.

Or, nulle part ces problèmes et cette dialectique ne sont vécus d’une manière plus concrète que dans les régions transfrontalières comme celles qu’on trouve à cheval sur les Pyrénées, le long de l’axe rhénan, dans le bassin du Léman, sur l’arc alpin qui va de Nice à Trieste par le Val d’Aoste, le Tessin, le Tyrol du Sud, enfin dans le Grand Nord scandinave : une bonne quarantaine de régions brochant chacune sur deux ou parfois trois États, et dont plusieurs déjà sont en bon train de se doter d’institutions sui generis.

Dans la littérature déjà surabondante qui a préparé et qui commente une évolution si remarquable par son ampleur et la rapidité de son progrès, l’ouvrage que nous présentons tient une place à part et qu’il importe de situer. C’est un ouvrage de base, littéralement, parce qu’en bonne méthode régionaliste, il part d’en bas, des relations quotidiennes, et non pas d’idéologies, encore moins de mythes nationaux.

Avant de généraliser ses analyses à tout l’ensemble européen, il est né de l’étude minutieuse d’un problème on ne peut plus concret, celui des 25 000 travailleurs migrants qui chaque matin quittent le pays de Gex ou la Savoie pour aller à Genève gagner leur vie et qui rentrent le soir dans leur village français. Charles Ricq, chargé de recherches à l’Institut universitaire d’études européennes, à Genève, a entrepris d’enregistrer tout ce que l’on peut savoir sur les acteurs sociaux, économiques et culturels de la région, créée en quelque sorte par cette migration pendulaire. Dans le même temps, et non sans relation avec les études en cours, cette région devenait le lieu et l’occasion d’une origine très clairement repérable et entièrement analysée en ses facteurs, d’un début net, comme il est rarissime d’en trouver dans l’histoire.

La région franco-genevoise se trouve être en effet l’une des rares, à ce jour, qui ne se définit pas en termes d’ethnie, de conflit de langues, de « libération » de quoi que ce soit, sinon de la seule frontière stato-nationale qui ne correspond plus à rien d’utile mais qui entrave tout, sauf la libre circulation des nuisances.

Elle présente l’intérêt historique d’avoir été la première en Europe à se faire doter, par convention entre les deux gouvernements intéressés, d’une Commission bipartite aux compétences limitées mais réelles (formule déjà reprise pour la région tripartite franco-germano-suisse autour du coude du Rhin à Bâle).

Bien plus, la région franco-genevoise a été la première, et demeure la seule jusqu’ici, à passer outre à l’un des tabous de la souveraineté nationale absolue. C’est en effet à l’initiative du gouvernement de la République et canton de Genève qu’une part importante des impôts payés à Genève par les travailleurs frontaliers se trouve reversée aux communes françaises de résidence par l’État de Genève, lequel renonce ainsi à exercer l’un des droits principaux indicatifs de la souveraineté étatique dans l’ère moderne : celui de lever des impôts. Il s’agit là d’une « première » dans notre histoire européenne. Qu’elle ait passé pratiquement inaperçue de la grande presse et de la RTV des deux pays intéressés paraît étrange, pour dire le moins. C’est que le phénomène régional se voit encore considéré, tant en Suisse qu’en France et en Grande-Bretagne, comme une espèce de nuisance politique, accidentelle, qu’on ne peut plus nier mais qu’il est difficile de « résoudre » (au sens de « comment s’en débarrasser ») et non comme ce qu’il est en vérité : l’ouverture d’un long processus de renaissance communautaire dans une société occidentale qui se verrait enfin capable d’offrir à un tiers-monde jusqu’ici fasciné par la seule croissance industrielle, un modèle neuf de développement.

J’ose croire que les travaux menés à Genève par Charles Ricq, avec la rigueur, la patience et le réalisme acharné qui conviennent seuls au traitement d’une formule aussi neuve, ont joué un rôle non négligeable dans une évolution qui porte désormais les espoirs de l’Europe fédérale, et donc de la paix.