(1977) Articles divers (1974-1977) « Les débuts de la construction européenne (1977) » pp. 238-243

Les débuts de la construction européenne (1977)x

Tel qu’il se manifeste pour la première fois devant l’opinion internationale, à l’occasion du Congrès de l’Europe réuni à La Haye en mai 1948, le projet d’union de l’Europe résulte de la conjonction d’au moins trois facteurs principaux, foncièrement différents de nature :

Une série généalogique de « grands desseins » qui s’origine au xvie siècle, et à travers Sully, William Penn, Kant et Mazzini, aboutit à la Paneurope de Coudenhove-Kalergi, puis échoue — momentanément — avec le projet Briand de 1932 ;

Un mouvement multiforme de militants européens, issu de la Résistance, et dont l’élément le plus dynamique est l’Union européenne des fédéralistes ;

Un ensemble de projets politiques plus ou moins pragmatiques, dont Churchill sera le porte-parole le plus prestigieux, Schuman et Spaak les artisans les plus efficaces.

L’interaction de ces trois facteurs principaux, leurs conflits et leurs complémentarités sont seuls capables de rendre intelligibles les débuts et l’évolution de ce que l’on est convenu de nommer, non sans optimisme, quant à la vraie nature du phénomène, la Construction européenne.

Il n’est que juste et décent d’ajouter que sans le plan Marshall, proposé aux Européens en 1947, rejeté par l’Est sur l’ordre de Moscou, accepté par l’Ouest, et dès lors administré par l’OECE, rien de tout ce qui va suivre n’eût été possible. Il s’agit là d’un fait patent et mesurable : dans les dernières années 1940, l’Amérique a sauvé l’Europe, généralement ingrate et souvent ricanante.

Généalogie des grands desseins

Les vrais débuts datent du premier projet d’union de l’Europe : Pour récupérer la Terre sainte, rédigé en 1306. Pierre Dubois, son auteur, est un juriste de Philippe le Bel et d’Édouard d’Angleterre. Le plan d’union de l’avocat normand se présente comme un réflexe de défense de la communauté européenne qui s’éprouve obscurément menacée, ainsi que Dante va l’écrire dans le De Monarchia, par « le monstre aux multiples têtes » de l’État national naissant, et qui essaie de rallier la communauté chrétienne contre les infidèles.

De siècle en siècle, l’idée renaît à mesure que l’État se renforce. Au xve siècle, le roi de Bohême, Georges Podiebrad, au xvie siècle, l’humaniste œcuménique Guillaume Postel appellent à la « reconstruction générale de l’Europe ». Au xviie siècle, le moine Émeric Crucé, le duc de Sully, l’évêque morave Comenius, le quaker anglais William Penn, et peu après l’abbé de Saint-Pierre publient leurs « grands desseins européens ». Suivent dans la foulée Voltaire, Rousseau, Gibbon, Kant, Hegel, Auguste Comte et Victor Hugo : tous ces génies prônés par l’université moderne n’auraient-ils été « utopiques » que sur un seul sujet, l’Europe ? Mais les États ne font qu’accroître leur prétention à la souveraineté absolue : elle était dynastique familiale, ils la proclament « nationale » dès la Révolution française.

Mais les contradictions violentes entre les États-nations qui se multiplient en Europe — ces parties qui se veulent chacune plus grande que le tout continental — vont provoquer l’inévitable explosion de la Première Guerre mondiale.

L’holocauste de vingt millions d’Européens qui s’ensuit pose des questions fondamentales à quelques bons esprits (quel enjeu valait-il cela ?), révolte une minorité d’« objecteurs », et sensibilise un très vaste public. Dès 1923, le comte Richard Coudenhove-Kalergi lance son appel à la Paneurope. Coudenhove réussit à convaincre Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, puis président du Conseil français, lequel déclare à Genève, en 1929, qu’« entre les peuples de l’Europe doit exister une sorte de lien fédéral ».

Briand charge son plus proche collaborateur, Alexis Léger24, de rédiger un mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. Le texte est présenté en 1930 à la Société des Nations. On peut y lire :

S’unir pour vivre et prospérer : telle est la stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais les nations d’Europe.

Mais tout est compromis — comme le seront la CECA et plus encore la CEE — par l’axiome, inlassablement réaffirmé, du respect absolu des « souverainetés nationales ». Cette fausse habileté diplomatique n’empêchera même pas la plupart des États de rejeter le projet au nom précisément de la « souveraineté » qu’ils estiment menacée par toute forme d’union qui ne soit pas purement verbale.

Pour le meilleur et pour le pire, c’est ce vocabulaire qui sera repris dans les traités européens de l’après-guerre. Mais ce qui exige alors d’être expliqué, c’est le passage de l’échec du projet Briand aux relatifs succès des plans Monnet, Schuman et Spaak. Quel facteur nouveau est-il intervenu pour forcer les gouvernements à reprendre la construction au point précis où ils l’avaient abandonnée en 1932 ?

Les mouvements de militants et la période des congrès

Au début de septembre 1947, à Montreux, l’Union européenne des fédéralistes convoque son premier grand congrès. Cette association des militants européens groupe un peu plus de cent-mille membres cotisants. Des délégués de mouvements européistes, socialistes, conservateurs, démochrétiens, voire anarchisants, participent également aux débats. Tous sont issus de la Résistance européenne à l’hitlérisme, qu’ils soient français ou italiens, allemands ou hollandais, suisses ou anglais.

En quatre jours de congrès, le cadre de l’action européenne est posé, le but ultime bien indiqué : « L’Europe une dans un monde uni. » L’union sera faite sur le modèle du fédéralisme intégral, celui qui part des pouvoirs locaux et institue des « pouvoirs fédéraux limités mais réels » au service des autonomies — et non l’inverse. La volonté d’unir tous les peuples du continent, ceux de l’Est compris, est affirmée comme seul moyen de prévenir la colonisation par un Parti ou par une monnaie. Enfin, un rapport économique, dû à Daniel Serruys, propose les étapes suivantes pour l’organisation économique du continent : l’union douanière doit être l’expression finale d’une union économique ou plan commun de production. La franchise des échanges devra être obtenue par des abaissements de droits échelonnés sur dix ou quinze ans. Un « plan Monnet européen est nécessaire »25 non seulement pour l’équilibre des productions française et allemande (charbon et acier) mais pour la production de l’union entière. On demande « la mise en commun des ressources d’énergie des marées et de l’énergie atomique, le règlement du problème agricole de l’Europe […], sans cesse confronté avec le devenir de l’économie mondiale ».

C’est à Montreux enfin que naît l’idée d’un rassemblement de tous les courants européistes jusqu’alors étrangers les uns aux autres : origine du Congrès de l’Europe à La Haye, sur lequel nous allons revenir.

Mais on imagine bien que les positions politiques, sociales et économiques, définies à Montreux, et qui marquent une étape décisive dans l’évolution de l’Europe, n’ont pas été conçues ex nihilo, ni formulées pour la première fois durant les quatre jours du congrès.

Derrière Montreux, il y a toute une action, encore très proche, à l’échelle de l’Europe occupée par Hitler : la Résistance.

À Genève, dès 1944, dans une Europe en guerre encore, les délégués de mouvements de résistance actifs dans neuf pays en guerre se sont réunis clandestinement, par trois fois, pour élaborer un Manifeste fédéraliste26 sur la base de textes français et italiens, notamment, dont les inspirateurs siègent à Montreux parmi les dirigeants de l’Union européenne des fédéralistes.

Et derrière la Résistance, il y a toute une préparation intellectuelle, qui remonte aux mouvements personnalistes des années 1930, quand les fondateurs des revues Esprit et L’Ordre nouveau élaboraient une doctrine profondément contestataire : ils s’opposaient aux totalitarismes fasciste, stalinien et nazi en pleine montée vers une nouvelle guerre mondiale, mais aussi au capitalisme productiviste, à l’individualisme « atomisé », et au stato-nationalisme centralisateur, qu’ils tenaient pour les fourriers du totalitarisme.

Or, l’idéologie personnaliste des années 1930 a inspiré la plupart des manifestes et des journaux clandestins de la Résistance, de laquelle proviennent les forces principales et les animateurs du militantisme européen au lendemain de la guerre.

Il convient d’ajouter que ces militants ignorent, en général, les anciens plans d’union de l’Europe cités plus haut, récusent le projet Briand comme trop respectueux des souverainetés nationales, et opposent une méfiance invincible, voire une hostilité déclarée, aux discours en faveur d’une « sorte d’union européenne » que multiplient les grands ténors de la diplomatie occidentale ; rappelons le discours de Churchill à Zurich, le 16 septembre 1946, et les appels réitérés du général de Gaulle à un « vaste référendum de tous les Européens libres », pour donner le départ à l’unification du continent.

Cependant, pour l’observateur objectif que voudrait être l’historien, il est clair que ni les chefs de mouvements, sans pouvoir, ni les ministres de gouvernements éphémères, sans vision, ne pourront rien faire pour l’Europe. Si pourtant quelque chose se fait, cela sera dû à la complicité qui s’établit, sous le couvert d’ambiguïtés ou d’équivoques implicitement admises, entre la pression de mouvements idéologiques qui prétendent parler au nom de l’opinion, et la réaction de quelques hommes d’État non moins « nationaux » que les autres, mais qui prétendent parler au nom de la Paix.

Le Congrès de l’Europe à La Haye restera la meilleure illustration de ces coopérations temporaires, qui produisirent parfois des compromis féconds, parfois aussi des compromissions mutuellement paralysantes.

Le Congrès de l’Europe à La Haye, 1948

Quelques mois après le congrès de Montreux, au terme de négociations ardues entre trois mouvements de militants (fédéralistes, socialistes, catholiques) et trois groupements de personnalités politiques ou économiques, auxquels vint s’ajouter le mouvement paneuropéen de Coudenhove, un premier « Congrès de l’Europe » fut convoqué pour le début de mai à La Haye. Il réunit quelque huit-cents délégués de tous les pays du continent, parmi lesquels seize anciens Premiers ministres, une quarantaine de ministres et anciens ministres, plus de deux-cent-cinquante parlementaires, des chefs syndicalistes et des dirigeants patronaux, des économistes comme Lord Layton, André Philip, Maurice Allais, des évêques romains et anglicans, des philosophes et écrivains comme Bertrand Russell, Salvador de Madariaga, Étienne Gilson, Charles Morgan…

Tout au long des débats dans les trois commissions — politique, économique, culturelle — et durant les séances plénières tenues dans l’historique Ridderzaal, deux grandes tendances s’affrontent : celle des unionistes (à la Churchill) qui demandent des mesures « d’union plus étroite » ne limitant en rien les souverainetés nationales, et celle des fédéralistes, exigeant au contraire la création d’institutions européennes « aux pouvoirs limités mais réels », auxquels tous nos États consentiraient de substantielles délégations de souveraineté.

Malgré les appels révolutionnaires des fédéralistes, appuyés par les syndicalistes, le congrès refusa de faire le saut d’élire au suffrage universel, dans les six mois, un parlement européen. On ne retint que l’idée d’une assemblée dont les membres seraient élus par les parlements. Des compromis analogues entre dirigistes, planistes et libéraux, résultèrent des débats sur les mesures économiques. Les thèses fédéralistes ne triomphèrent que dans les résolutions proposant la création d’un Centre européen de la culture « en toute indépendance des contrôles gouvernementaux », et l’institution d’une Cour suprême, « instance supérieure aux États, à laquelle puissent en appeler les personnes et les collectivités, et destinée à assurer la mise en œuvre de la Déclaration des droits ».

Le Conseil de l’Europe, 1949

À partir de La Haye « tout s’est déroulé très vite » comme on dit dans les romans policiers. Une fois les objectifs définis, les plans tracés, les tâches réparties et le groupe de pression à pied d’œuvre, il ne restait plus qu’à trouver les hommes d’État capables de faire passer les différentes parties du projet européen devant les parlements.

Les six mouvements qui avaient organisé et mené à bien le congrès de La Haye se fédérèrent tôt après pour former le Mouvement européen, dont le président fut Duncan Sandys, jeune ancien ministre et gendre de Churchill, et le secrétaire général, Joseph Retinger. Sous leur conduite, une délégation du Mouvement européen entreprit de convaincre les ministres des Affaires étrangères de France, du Benelux, d’Italie et de Grande-Bretagne, et les convertit à l’idée d’un Conseil de l’Europe doté d’une Assemblée.

Le 18 août, le Conseil des ministres français décidait de « donner à ce projet son concours actif », bientôt suivi par les quatre autres signataires du Pacte de Bruxelles. Le traité instituant le Conseil de l’Europe fut paraphé au palais Saint-James, à Londres, le 5 mai, un an après La Haye.

La construction européenne connaissait son premier succès spectaculaire, et le plus vivement enlevé. Mais dès la séance inaugurale qui eut lieu à Strasbourg au début d’août de la même année, la faiblesse du Conseil apparut manifeste : une Assemblée purement consultative, élue par les parlements et non par les peuples, ne pourrait rien contre un Comité de ministres, représentant les souverainetés nationales, et de la sorte, condamné lui-même à ne rien faire de vraiment neuf.

Toutefois, le secrétariat du Conseil et les couloirs de l’Assemblée allaient devenir pendant quelques années, le milieu le plus favorable aux contacts stimulants entre dirigeants du Mouvement européen, ou de ses organisations membres, hommes politiques et intellectuels, hauts fonctionnaires et députés de seize parlements européens.

Lacune fort importante dans ce complexe : l’économie. Le plan Marshall, entré en vigueur dès 1946, avait donné naissance à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Celle-ci, fortement soutenue par les USA, avait immédiatement polarisé les études et les plans de développement à l’échelle continentale, et elle disposait à ces fins de moyens beaucoup plus importants que le Conseil de l’Europe.

L’organisation de Strasbourg se vit amenée de la sorte, après quelques années, à concentrer ses efforts créateurs sur les domaines que les souverainetés politiques stato-nationales et les compétences économiques de l’OECE lui ménageaient : à savoir les domaines sociaux, culturel, juridique, plus tard écologique.

Cependant, le Mouvement européen poursuivait une campagne vigoureuse sur tous les plans. Il réunissait à Bruxelles, en février 1949, un congrès politique qui ne marqua pas de grands progrès sur La Haye, mais lui valut l’adhésion déclarée et une puissante intervention de Paul-Henri Spaak.

Il convoquait à Westminster, en avril 1949, une Conférence économique qui relança l’idée d’une autorité européenne à laquelle les États remettraient une part de leur souveraineté, et insista — par la voix d’André Philip — sur la mise en commun des ressources minières du continent, déjà préconisée à Montreux, et sur laquelle l’équipe de Jean Monnet allait se mettre à travailler de son côté dès le début de mai27.

En décembre de la même année, à Lausanne, une Conférence culturelle précisait la mission du Centre européen de la culture proposé par le congrès de La Haye, et lançait l’idée d’un Laboratoire européen de recherches nucléaires28.

Le Centre européen de la culture devait entrer en fonction à Genève en octobre de l’année suivante. Et il se trouva que sa première opération fut de définir la nature de la mission du CERN, ainsi que de programmer les étapes de sa réalisation par les États européens, via l’Unesco.

Le CERN fut inauguré le 1er août 1954 à Meyrin, près Genève, au lieu choisi lors de la réunion fondatrice du 12 décembre 1950 au Centre européen de la culture. Il allait construire le plus grand synchrocyclotron du monde, freinant ainsi (et même renversant parfois) le brain-drain qu’étaient alors en train de subir toutes nos nations, trop pauvres pour offrir à leurs physiciens un si grand appareil.

Mais les deux résultats les plus spectaculaires de ce que l’on peut appeler la période des congrès demeurent sans contredit la CECA et le Marché commun.

La Communauté européenne du charbon et de l’acier, 1950

Lorsque le 9 mai 1950, au Quai d’Orsay, Robert Schuman lut d’une voix sourde la Déclaration proposant d’instituer une Communauté européenne du charbon et de l’acier, bien peu parmi les journalistes qui se pressaient dans le Salon de l’Horloge comprirent qu’ils vivaient un grand moment de l’Histoire. Il s’agissait de substituer, tout simplement, dans les rapports séculaires de nos États occidentaux, le souci de la solidarité générale à la hantise des rivalités nationales, les règles de la paix aux tricheries en vue de la guerre. Il s’agissait de « considérer les difficultés de chaque pays comme des difficultés communes à résoudre en commun »29. Ce n’était pas une réforme, mais une révolution.

On peut penser que c’est à la faveur d’une espèce de distraction tant du Conseil des ministres français, la veille, que de la presse ce jour-là, puis de l’opinion européenne et finalement des parlements, que le « plan Schuman » a si vite réussi.

Il s’agissait en réalité d’un plan Monnet. Commissaire général au Plan français, Jean Monnet et ses proches collaborateurs, Étienne Hirsch, Pierre Uri et le professeur Paul Reuter, avaient cherché dès le mois de mai 1949, nous venons de le voir, les moyens de réaliser à bref délai cette idée répétée sans relâche pendant la période des congrès, d’une coopération instituée de nos économies nationales — la française et l’allemande d’abord — d’où devait s’ensuivre, par le jeu de mécanismes supranationaux mis en place et honnêtement pratiqués, l’union politique de l’Europe.

Le choc produit sur l’opinion par les images de trains et de convois traversant librement les frontières des Six fut tel que, vingt-cinq ans plus tard, la presse européenne célébrant l’anniversaire de la Déclaration Schuman n’hésite pas à titrer : « Neuf mai, le jour où l’Europe est née ! » Comme si l’Europe se limitait aux Six, comme si les Six n’étaient rien de plus que des producteurs et des consommateurs de charbon et d’acier ! Ce qui a frappé à juste titre l’opinion de tous nos pays, c’est l’idée de créer entre États des « solidarités de fait », expression d’ailleurs empruntée au Projet rédigé par Alexis Léger vingt ans plus tôt à l’intention de la Société des Nations.

Plutôt que l’Europe elle-même, ce qui naissait avec la CECA, c’était une méthode pour faire l’Europe.

Nous avons vu que les idées directrices d’un pool charbon-acier avaient été formulées maintes fois pendant la période des congrès unionistes et fédéralistes, de 1946 à 1949. La nouveauté, dans l’approche de Jean Monnet et de ses collaborateurs — dont aucun jusqu’alors n’avait participé aux mouvements de militants — consistait dans l’application systématique, à ces idées, des trois principes suivants :

1. Favoriser ou créer des solidarités de fait.

2. Les garantir par des institutions et des règles communes.

3. Organiser l’économie d’abord, sur un plan supranational, et la politique suivra.

L’efficacité de la méthode apparut très vite évidente, et d’autant plus que la période des congrès, si riche en initiatives enthousiastes, n’avait créé, en fait, que le Conseil de l’Europe, dont les capacités de décision politiques autant qu’économiques étaient sinon nulles, du moins annulables en tout temps par le Comité des ministres, préposé à la garde des souverainetés nationales. Les premières réalisations mesurables, chiffrables, obtenues à la faveur de pouvoirs supranationaux bien définis et garantis, semblaient donner raison à la méthode Monnet, destinée à « tourner » les souverainetés nationales.

Mais la faiblesse de la méthode résidait dans l’hypothèse de base selon laquelle le politique suivrait l’économique, comme les superstructures reflètent l’infrastructure matérielle selon Marx. Il suffit d’un parti nationaliste prenant le pouvoir quelques années plus tard dans l’un des Six, pour bloquer les mécanismes communautaires.

Dès avant le retour au pouvoir du général de Gaulle, le drame de la CED avait illustré une fois de plus la primauté des tabous stato-nationaux sur les intérêts mesurables des peuples.

L’idée d’une Communauté de défense européenne, écartée de la discussion des congrès, s’était imposée pendant la préparation de la CECA. Lorsque René Pleven ranima le projet, fin 1951, on lui fit observer de divers côtés qu’une armée sans gouvernement poserait des problèmes insolubles. D’autres voulaient croire, en revanche, qu’elle entraînerait nécessairement l’avènement d’un pouvoir politique, en vertu de la méthode qui veut que « la création d’une situation déséquilibrée oblige à faire un pas de plus en vue de rétablir l’équilibre » (Pierre Uri). Quoi qu’il en soit, les parlements de cinq des Six ne tardèrent pas à ratifier le projet français (1992 et 1953) ; mais en France même, il allait déclencher le débat le plus passionné de l’après-guerre.

L’échec retentissant de ce combat mal engagé, mais tenu peut-être à tort pour décisif par opposants et partisans, marquera le point de reflux de la marée européenne.

Mais bientôt vient la relance. Le 1er juin 1933, les Six de la CECA, réunis à Messine, déclarent « le moment venu de franchir une nouvelle étape dans la voie de la Construction européenne ». Renouvelant expressément la tactique et la stratégie de la CECA, « ils sont d’avis que l’union doit être réalisée d’abord dans le domaine économique ; ils estiment qu’il faut étudier la création d’une organisation commune à laquelle seront attribués la responsabilité et les moyens d’assurer le développement pacifique de l’énergie atomique ; ils reconnaissent que la constitution d’un Marché commun européen est l’objectif de leur action dans le domaine de la politique économique ».

Les négociations vont bon train — Bruxelles, La Haye, Paris — sous l’impulsion d’un jeune ministre français, Maurice Faure, et sous l’autorité de Paul-Henri Spaak ; l’équipe de Jean Monnet — devenue entre­temps Comité d’action pour les États-Unis d’Europe —faisant une fois de plus un substantiel et rigoureux travail de base.

Le 25 mars 1957, au Capitole de Rome, les Six paraphent le texte des traités instituant le Marché commun et Euratom. Ces deux organismes, avec la CECA déjà installée à Luxembourg, vont constituer l’ensemble connu désormais sous le nom de Communauté économique européenne, avec siège à Bruxelles.

Le fait patent que vingt-cinq ans après la formation de la CECA nul progrès politique n’ait été accompli, paraît de nature à confirmer le diagnostic des fédéralistes : on ne peut fonder l’union des Européens sur cet obstacle majeur à toute union sérieuse qu’est l’État-nation, obsédé par ses droits souverains, d’ailleurs de plus en plus fictifs.

Peu d’idées neuves depuis Messine, et pas une réalisation convaincante, faute d’être exaltante. Les mouvements de militants se sont tus ou rabâchent. Ils parlent chaque année d’une « relance de l’Europe ». Et les ministres sont d’accord — depuis un peu plus de vingt-cinq ans. Ils ont lu les sondages, qui donnent en général une forte majorité aux partisans de l’union : 65 %, les deux tiers de la population des Six, puis des Neuf. Sur ce nombre, trois quarts des jeunes.

Devant la nécessité inchangée — voire accrue — de construire une Europe autonome, l’adhésion de la majorité, surtout des jeunes, à ce projet, et l’urgence ressentie par tous d’une action capable de prévenir la colonisation de nos vingt-cinq pays par les hégémonies de l’Est et de l’Extrême-Ouest, comment se fait-il que rien n’ait été fait, que rien ne se fasse ? Dans l’état actuel de notre société, les gouvernements seuls sont responsables.

Le dilemme devient des plus clairs : irons-nous avec eux vers l’Europe satellite, ou sans eux vers l’Europe des régions fédérées ?