(1977) Articles divers (1974-1977) « Changer de cap (novembre 1976) » pp. 13-15

Changer de cap (novembre 1976)v

Ce que l’on appelle « politique » n’est en général qu’une tactique partisane, mais ce qui m’intéresse est autre chose : la stratégie de notre civilisation. Ce sont donc les grands choix moraux qui déterminent parfois à notre insu les arguments échangés avec tant de passion au sujet des centrales nucléaires, ou de Concorde, de la multiplication des autoroutes ou du bétonnage universel. Car, se déclarer pour ou contre le nucléaire, pour ou contre le supersonique, c’est faire en réalité un choix de société. C’est choisir entre une société fondée sur la Production matérielle à tout prix, le Prestige du Pouvoir centralisé, ou au contraire, une société fondée sur la recherche d’équilibres vivants entre l’homme, la cité et la nature, une société dont l’idéal directeur soit la liberté des personnes assurées par la participation responsable des citoyens aux affaires de leurs communautés autonomes.

Je vais donc considérer quelques-uns des arguments échangés dans ce grand débat, non pas pour leur valeur scientifique ou technique, mais selon les grandes options de société qu’ils servent objectivement.

Depuis six ans environ que je m’occupe de ces choses, et que j’en écris, je suis de plus en plus frappé par le rôle qu’y joue le mensonge systématique. Qu’il s’agisse des promoteurs de l’énergie nucléaire, ou de Concorde, ou du bétonnage universel, j’observe les mêmes comportements.

Au début, un refus général d’informer le public, une volonté certaine de l’empêcher de savoir à temps ce qui se prépare, et de le placer devant le fait accompli. Puis, devant l’inquiétude naissante et les protestations de l’opinion, un changement calculé d’attitude : au culte du secret, succède un aimable empressement à répandre des informations hautement techniques destinées à faire passer des mésinformations rassurantes, des vérités habilement truquées, de vulgaires boniments de vendeur présentés comme autant de conclusions scientifiques. De ces diverses formes de ce que je nommerai le mensonge en service commandé, je donnerai ici un exemple récent et — qu’on me le pardonne — personnel.

Parlant au cours d’une émission de la TV française — essayant de parler, plutôt, à travers le feu roulant d’interruptions agressives du meneur de jeu — j’ai essayé de formuler mes objections et mes mises en question du Concorde selon le schéma suivant que je reconstitue : I. Le philosophe étant celui qui pose des questions simples et naïves, je demande : « Concorde, à quoi est-ce que ça sert ? » On m’assure que cet appareil ira de Paris à New York en trois heures et demie au lieu de sept. Bon. Mais les quelques dizaines de PDG et de membres du « jet-set » qui en « bénéficieront », si l’on peut dire, que feront-ils de ces heures gagnées ?

Est-ce qu’elles vaudront les seize milliards déjà dépensés par l’État, donc par les contribuables français et anglais ? Est-ce qu’elles justifieront le risque planétaire que des savants redoutent, l’atteinte possible à la couche d’ozone qui protège notre vie terrestre contre les rayons ultraviolets ?

« Votre pari — dis-je aux promoteurs de Concorde alignés devant moi, et consternés — c’est le contraire du pari de Pascal. Si vous perdez, vous perdez tout pour tout le monde. Si vous gagnez, vous gagnez trois heures pour quelques-uns. Étrange pari. Moi, je ne le tiendrais pas… »

2. Si les clients prévus, dont l’heure est si précieuse, sont à tel point suroccupés, on leur rendrait meilleur service en leur faisant « perdre » quelques heures supplémentaires au-dessus des merveilleux châteaux de nuages de l’Atlantique : ils y gagneraient (outre 20 % sur le prix du billet, et x % sur leurs impôts) le temps de se reposer, de réfléchir, ou de lire mes livres par exemple.

Et s’il était vraiment indispensable de « gagner » trois heures sur ce trajet, en voici le moyen simple et qui eût déjà permis environ 15,8 milliards d’économies : 1° supprimer les formalités de douanes et passeports au départ et à l’arrivée ; 2° transporter les passagers de l’échelle de coupée au centre de la ville par hélicoptère ou métro.

3. On me dit qu’arrêter la fabrication de Concorde mettrait au chômage 40 000 ouvriers21. Argument proprement scandaleux ! Faut-il, comme le demandait un Premier ministre, supprimer toute limitation de vitesse sur les autoroutes pour éviter le chômage des carrossiers (pour ne rien dire des chirurgiens, des assureurs, etc.) ? Les Américains se sont posé la question à propos du Vietnam : pouvons-nous arrêter la guerre, alors que l’industrie des arme­ments occupe des centaines de milliers d’ouvriers ?

Je pense que si la Société est ainsi faite que la seule alternative qu’elle offre au gaspillage industriel, à la pollution de l’atmosphère, voire à la guerre, c’est le chômage, il est temps de changer de cap, de se fixer d’autres buts, et d’inventer d’autres moyens d’y aller.

4. Outre le gain de temps, outre l’emploi — et comme pour la guerre du Vietnam, ici encore — on invoque les « retombées technologiques » (Concorde lui-même étant une retombée des V2 à travers les fusées américaines) ; cela signifie qu’en construisant Concorde, on aurait découvert des procédés qui permettront de construire d’autres avions encore plus chers et plus problématiques, et puis surtout qui permettront la mise au point d’armements de plus en plus sophistiqués : ces « retombées » se feront donc sur nos têtes.

5. Indépendamment de ces arguments, je suis contre Concorde pour deux raisons fondamentales.

a) Tout comme les centrales nucléaires, Concorde est le symbole ou simplement l’enseigne d’un modèle de société que je récuse radicalement. Car l’humain s’y voit sacrifié non pas même au Profit (ici très négatif) mais à la puissance physique de l’État centralisateur et policier, au nom de quoi tout s’ordonne à la guerre. Concorde résume un ensemble de calculs et de rêves, de principes et d’ambitions qu’il nous faut dépasser si nous voulons survivre, qui détruisent à la fois la nature et la Communauté des hommes, au nom du prestige de l’État — vanité collective et surprofits privés — absolument contraire aux fins que je défends dans toute mon œuvre, de liberté et de responsabilité de la personne, d’autonomie et de fédération des groupes.

b) Je suis convaincu que les promoteurs de Concorde sont animés par un certain idéal : c’est celui du Progrès selon le xixe siècle. Toujours plus d’objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus bruyants et toujours plus dangereux — exigeant toujours plus de contrôle de l’État —, et allant toujours plus vite vers peu importe quoi !

L’idée vraiment moderne du progrès et du luxe s’oppose radicalement à cette manie démodée de la vitesse et du fracas pour épater le monde. Ce qui commence à valoir des fortunes, c’est le contraire de ce que Concorde symbolise. Le luxe suprême de demain, je l’ai défini au lendemain d’Hiroshima : la lenteur au sein du silence.

Je crois bien que ce soir-là, j’ai trouvé la formule de tout ce qui me répugnait dans l’affaire nucléaire comme dans celle de Concorde, en faisant de ces deux entreprises les suites logiques de l’idéal matérialiste du Progrès combiné avec la réalité toujours plus totalitaire de l’État-nation : « Toujours plus d’objets, toujours plus grands, toujours plus chers, toujours plus dangereux et allant toujours plus vite vers n’importe quoi. »

Des objets toujours plus grands exigent en effet des moyens toujours plus centralisés et des investissements que l’État central seul peut obtenir.

Des objets toujours plus dangereux comme les centrales à plutonium (et il en suffit de 5 kg pour faire une bombe atomique) exigent un déploiement toujours plus dense des forces policières de protection, de contrôle et de répression. Et tout cela tend au développement d’une civilisation et d’un mode de vie toujours plus affamé et dévoreur de cette sorte d’énergie que l’État central est seul en mesure de produire et de distribuer, entraînant ainsi, par le jeu des disciplines de production, la mise en servage progressive et insensible des individus et des communautés locales.

Personne, je le sais, ne viendra dire devant un parlement ou dans une assemblée populaire que c’est cela qu’il veut, ni qu’il complote vicieusement en vue de promouvoir cette forme-là d’asservissement.

Mais la logique du système stato-national dans notre société industrielle (qu’elle soit capitaliste ou socialiste, nulle différence à cet égard !), la logique de ce système de Production-Puissance-Pouvoir-Police et Plutonium, que le grand sociologue américain Lewis Mumford a baptisé la « Mégamachine », cette logique est plus forte que tous les hommes d’État, que tous les servants de l’État : elle les manipule et commande — à leur insu le plus souvent — dans leurs réflexes et finalement jusque dans leurs pensées. Elle les force à mentir en bonne conscience, parce qu’au sens le plus précis de l’expression, ils mentent par raison d’État, et même dans certains cas : par fidélité à leur mission ! C’est cette mission, et non pas eux, que je réprouve.

Allons plus loin et plus profond : derrière les deux attitudes dont je viens d’esquisser l’oppo­sition radicale, il y a deux attitudes opposées devant la vie, devant le destin de l’homme sur la terre, il y a deux morales incompatibles en théorie, si elles sont parfois complémentaires en pratique. L’une veut la liberté d’abord, l’autre veut la sécurité par-dessus tout.

Si vous tenez à la sécurité par-dessus tout, vous êtes amené à accepter la logique interne de la mégamachine étatique, vous attendez de plus en plus de l’État, et vous trouvez enfin normal que ce soit lui — comme les Rois antiques — qui dispense seul l’Énergie. Une énergie qui vous vient donc de l’extérieur et que les Pouvoirs publics vous assurent. Si au contraire vous voulez la liberté d’abord avec les risques qu’elle comporte, vous vous heurtez aux cadres géométriques qu’imposent la société industrielle mécanisée et l’uniformisation indispensable au fonctionnement de l’État-nation. Vous êtes amené à revendiquer l’autonomie que l’État menace, que les nécessités de la production industrielle tendent à exclure. Et vous en viendrez peu à peu à l’idée de trouver l’énergie nécessaire le plus près possible de vous, dans votre environnement immédiat, chute d’eau, rivière, force des vents, lumière et chaleur du soleil (qui ne souffrent pas la centralisation, c’est pourquoi nos États les décrient et négligent). Et vous irez plus loin. Vous en viendrez bientôt à chercher l’énergie en vous-même.

Tout peut changer maintenant si, renonçant à nous laisser conduire toujours plus vite vers n’importe où, nous décidons de reconquérir notre autonomie personnelle, et de recourir de plus en plus à l’énergie fournie par nous, et non par les centrales nucléaires.

Prenez cette conversion pour une image, si vous voulez, mais je suis convaincu qu’en réa­lité, elle signifie bien davantage, et peut pro­duire en nous d’abord mais aussitôt dans la société d’aujourd’hui de proche en proche, des répercussions infinies, de très profondes remises en ordre.

Et je ne dis pas qu’en alertant les énergies qui sont en nous nous pourrions aller aussi vite que Concorde. Je dis seulement qu’en faisant appel toujours plus aux forces qui sont en nous, le besoin que nous avions de forces extérieures diminuerait d’autant, et que nous serions alors en mesure de découvrir une réalité du monde bien différente, où des entreprises comme Concorde apparaîtraient tout à fait incongrues.

Je ne dis pas qu’en nous confiant de plus en plus à nos énergies intérieures, nous pourrions faire l’équivalent de la société industrielle qui culmine dans la Bombe à fusion nucléaire, je dis que nous ferions une autre société — et je pense qu’elle serait meilleure.