(1981) Articles divers (1978-1981) « Un foyer de culture (janvier 1979) » pp. 19-20

Un foyer de culture (janvier 1979)ae

Je partirai de quatre observations qui auront valeur de définitions.

L’union se fait, l’unité se constate.

L’union est une opération. On la veut, on la réussit ou non. L’unité est une donnée de base. Elle existe ou non.

Dans le cas de l’Europe, l’union politique librement nouée entre les peuples de la péninsule ne pourra s’instaurer que sur le fondement d’une unité spatio-temporelle bien définie d’histoire lisible et spécifique à travers les siècles, même si elle est multiple dans ses sources.

Cette unité de base est celle de la culture commune à tous les Européens d’aujourd’hui.

D’Éphèse à la forêt de Brocéliande

Dès l’aube de la philosophie qui définit le monde occidental, Héraclite, magistrat suprême de l’une des premières cités grecques, celle d’Éphèse, écrit cette phrase décisive :

Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. (Fragment 92, trad. Simone Weil.)

De ce temps jusqu’à nous, tout concourt à nourrir ce paradoxe, cette loi constitutive de notre histoire : l’antinomie de l’Un et du Divers, l’unité dans la diversité, et la coexistence féconde des contraires.

La Grèce invente la cité (polis, d’où politique, dans toutes nos langues : Politik, policy, politica, etc.) et elle la fonde sur le paradoxe du citoyen : libre parce qu’il est responsable, et réciproquement. Elle invente aussi l’analyse, et la poursuit jusqu’aux notions de l’atome matériel et de l’atome humain, l’individu. D’où les excès anarchisants, qui créent le vide social des grandes villes hellénistiques, vide social qui appelle les tyrans.

Rome, en réponse à ce défi, invente l’État (status : le stable) et ses institutions centralisées. Elle pousse l’ordre et la stabilité dans l’uniformité universelle jusqu’à l’irrémédiable Ennui, malgré plus de deux-cents jours fériés sous Dioclétien. Le vide de l’âme, inoccupée, appelle les tempêtes de l’esprit.

Le christianisme apporte alors un troisième monde de valeurs. À la morale de la mesure comme à celle de la raison utilitaire, l’Évangile oppose les élans de l’amour sans calcul ; au droit de la force, le service du prochain ; au culte du succès, le sacrifice pour ceux qu’on aime.

Mais ce n’est pas tout. Avec les trois sources classiques, Athènes, Rome, Jérusalem, viennent confluer dès le haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique. La première apportant le droit communautaire et personnel, les valeurs d’honneur et de fidélité. La seconde apportant le sens de l’imaginaire et du rêve, rédemption de l’échec historique, et le grand thème de la Quête aventureuse, symbole mystique.

Le trésor des symboles de l’âme, de la nostalgie de puissance et de la connaissance transcendante, l’Iliade et l’Odyssée, puis l’Enéide, les Eddas, les Nibelungen, et les Romans de la Table ronde, joue dès lors un rôle comparable à celui de la tragédie grecque et de la Bible judéo-chrétienne : grands textes éducateurs de la psyché individuelle et collective, des désirs du cœur, des passions et des volontés de l’esprit.

Tous nos poèmes d’amour, de l’Espagne à la Russie, dérivent de la cortezia des troubadours du xiie siècle.

Tous nos romans dérivent du Tristan primitif de l’Anglo-Normand Béroul, dans la mesure où ils sont de vrais romans.

Et la forêt de Brocéliande, image de l’au-delà et de l’inconscient, a inspiré la poésie anglaise moderne, les comédies de Shakespeare, les opéras de Wagner, les récits oniriques du surréalisme, la part du rêve dans la culture occidentale.

Faut-il enfin rappeler l’apport arabe, l’une des sources principales de la lyrique des troubadours, donc de l’amour tel qu’on le parle et qu’on croit le sentir en Occident ? Et l’apport slave dès la fin du xixe siècle ?

L’étrange homme européen

L’unité de la culture européenne résultant non seulement de la confluence d’apports divers, mais aussi des conflits permanents qu’ils entretiennent, beaucoup sont tentés d’en conclure à la nécessité d’une unification culturelle imposée, comme préalable à toute union politique. Formés par les manuels scolaires et leurs stéréotypes nationalistes beaucoup d’Européens répètent que les contrastes entre Allemands et Français, Insulaires et Continentaux, Scandinaves et Méditerranéens sont tels, quant aux modes de vie, aux confessions religieuses, aux institutions et aux coutumes civiques, qu’ils nous interdiraient de croire à l’existence d’une unité de culture, du moins assez consistante pour servir de fondement à une éventuelle union politique.

Sur quoi, tout en restant sur le plan de la culture, on peut observer :

1° Que les différences de langue, de religion, de race, de coutumes et de niveau de vie entre Bretons, Alsaciens et Provençaux, Souabes et Prussiens, Piémontais et Siciliens, ou encore entre pâtres catholiques de l’Appenzell et banquiers protestants de Genève n’ont pas empêché l’unification de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, ni la fédération des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences, encore que l’École et les Tribunaux, dans les pays centralisés, s’y soient efforcés.

2° Que pour pittoresques et voyants que soient les contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantzakis, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces mêmes auteurs, y prendront très probablement le même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront les mêmes passions, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, les mêmes mythes ou la même foi dominant l’arrière-plan millénaire sur lequel se détachent l’idée de la personne, la lutte contre le destin, l’acceptation du temps l’affirmation de la dignité de l’homme, valeurs fondamentales et spécifiques de l’Europe.

3° Et qu’enfin nos diversités sont si nombreuses, et si jalousement entretenues qu’on peut y voir, précisément, comme une première définition de l’Europe. Rien de plus commun à tous les Européens que leur goût de différer les uns des autres, de se distinguer du voisin, de cultiver chacun sa singularité, jusqu’à y voir sa raison d’être.

L’Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, prétendant au contraire s’identifier soit avec l’homme universel, soit avec l’homme d’une seule nation du grand complexe continental dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par le seul fait qu’il le conteste ?

La culture une et diverse des peuples de ce continent n’a pris conscience d’être européenne et non plus universelle qu’à partir de la chute de Constantinople (1453) et plus encore au lendemain des grandes découvertes. Ses facteurs d’unité fondamentale, puissamment confirmés par la redécouverte de l’Antiquité et par la diffusion des Écritures imprimées va compenser durant les siècles de l’Absolutisme — de la Réforme à la Révolution — les phénomènes de diversifications nationales : en 1539, par l’édit de Villers-Cotterêts, François Ier impose le français comme seule langue officielle dans son royaume (contre le latin de l’Église et des traités, mais aussi contre les langues différentes des nationalités conquises): dans les Allemagnes, la Bible traduite par Luther, en Grande-Bretagne, la King James Version et le Prayer Book « nationalisent » une langue jusqu’alors multiforme au gré des diversités provinciales.

Cet équilibre entre l’Un et le Divers sera brusquement rompu par la Révolution française. Voici les faits.

Le 14 janvier 1790, la Constituante décide de faire traduire les nouvelles lois, rédigées en français de Paris, dans les langues usitées en Bretagne, Alsace, Corse, Roussillon et Pays basque. Elle considère que « l’emploi du français comme langue administrative de l’Ancien Régime est une conséquence du despotisme, et que l’esprit révolutionnaire doit trouver les moyens de tempérer cette espèce d’aristocratie du langage ». Quatre ans plus tard, la commune de Paris règne à la place du roi qu’elle a tué. Barère déclare à la Convention, le 27 janvier 1794 : « La langue française doit être le ciment de la nouvelle unité nationale. Elle doit être une comme la République. » Quant aux 13 millions d’individus qui, selon l’abbé Grégoire, ne comprennent pas le français (c’est plus de la moitié de la population) ils n’ont qu’à retourner à l’école.

Les résultats culturels de cette imposition d’uniformité par la force — qui est ici Bonaparte — ne tarderont pas à se manifester : tout ce qui porte encore un nom de créateur quitte la France de Napoléon.

Ces mauvais souvenirs expliquent sans doute que certains nationalistes d’aujourd’hui redoutent qu’une Europe fédérée fasse à leur France et à sa culture nationale ce que celle-ci fit jadis à ces propres nationalités. Mais ils se trompent doublement : sur le sens du fédéralisme et sur la réalité d’une culture nationale.

Les cultures nationales

La fédération est la forme d’union qui par définition respecte les diversités, garantit les autonomies, et interdit toute tentative d’uniformisation culturelle. Voir la Confédération suisse, avec ses 26 États souverains, où l’on parle en toute liberté quatre langues et d’innombrables dialectes. Voir aussi l’actuel projet de Constitution fédéraliste de la Belgique.

Quant aux « cultures nationales », il m’est arrivé plus d’une fois de nier purement et simplement leur existence, pour la raison que la culture en Europe a précédé de mille à deux-mille ans le phénomène stato-national. J’avais tort en ceci que nos États-nations tentent bel et bien de créer par décrets ces « cultures nationales » synthétiques et ont parfois marqué certains succès dans cet effort éminemment impérialiste et radicalement antidémocratique ou « despotique », comme on disait en 1790.

Par Versailles dès le xviie siècle, par l’école et la presse, les tribunaux et les médias sous l’Empire, et les républiques, l’État-nation français a imposé un certain accent parisien à la culture dans l’Hexagoneaf. C’est au prix d’un appauvrissement très certain de la langue, qui se mesure par la comparaison du vocabulaire de Montaigne avec celui de Voltaire.

Il en va de même — mais c’est beaucoup moins grave — de l’accent oxonien de la culture britannique et du Hochdeutsch dans les pays germanophones. À cela se borne la réalité des « cultures nationales ». Elles n’existent qu’en tant qu’enseignées. Si elles s’évaporent, rien qui compte ne sera perdu.

Foyers locaux et courants continentaux

En revanche, la fédération continentale va libérer l’essor des régions, le rayonnement des foyers locaux, et rouvrir nos pays aux grands courants continentaux, foyers et grands courants qui ont toujours été les deux éléments dynamiques de la culture en Europe.

Toutes les créations culturelles de l’Europe, sans une seule exception, sont nées dans des foyers locaux, couvents, ateliers, conservatoires, universités, laboratoires, petites cours « éclairées » ou un peu folles, sociétés de pensée, communautés de travail, etc.

Des noms ? Padoue, Mantoue, Sienne et Venise, Naples et Milan, puis les cités rhénanes et flamandes, de Bâle à Bruges, mais aussi Tolède et Poitiers, Oxford et Prague ; plus tard Genève, Zurich, Weimar, Tubingue et Göttingen, et Iéna, et Vienne…

Là naissent les grandes écoles de musique, de mystique, de peinture, de philosophie. Elles vont traverser toute l’Europe, du sud au nord par l’axe rhénan, du Centre à l’Est, et à l’Ouest ibérique, comme l’ont fait l’art roman, le gothique, le classique, le baroque et le rococo, les styles romantiques puis bourgeois (Louis-Philippe, Biedermeyer), le modern style, le symbolisme, le surréalisme, l’art abstrait…

Tous ces mouvements illustrent à l’évidence l’irréalité des frontières mais la réalité des foyers régionaux. Tous vérifient la loi qui veut que l’uniformité reste stérile.

Vienne et Paris

Notre époque a fourni deux illustrations mémorables à ces règles tout empiriques. Je veux parler de Vienne et de Paris, foyers locaux des grands courants de pensée et d’art du xxe siècle.

À la faveur de la coutume fédéraliste qui anime l’Empire austro-hongrois, la culture peut y être à la fois régionale et cosmopolite. Il en résulte à Vienne une floraison d’écoles qui influencera et transformera le siècle d’une manière littéralement incomparable :

— la psychanalyse, avec Sigmund Freud, Adler, Ferenczi et tant d’autres ;

— la logique du Wiener Kreis de Wittgenstein, Hilbert, Carnap, qui va dominer la scène universitaire anglo-saxonne sous le nom de logical positivism que lui donnera son autre père, Bertrand Russell ;

— la musique dodécaphonique et sérielle, avec Schönberg, Webern et Alban Berg, qui influencera Stravinski, Boulez et presque tous leurs disciples et successeurs ;

— enfin une pléiade de grands écrivains dont les seuls noms de Kafka et de Rilke suffisent à rappeler l’importance : ils caractérisent une époque.

Dans le même temps, Paris produit Valéry, Gide, Claudel et Marcel Proust, et baptise « École de Paris » une génération de grands peintres et sculpteurs venus de toute l’Europe à Montmartre puis à Montparnasse : Picasso et Miro, Chirico et Modigliani, Max Ernst et Hans Arp, Soutine, Zadkine et Chagall, Brancusi, Kisling, Foujita, et les Français Matisse, Braque, Derain…

Si la fédération des Européens doit exprimer demain les réalités créatrices de leur culture commune, elle ne pourra que traduire en formes et en institutions la double postulation vers l’union et vers l’autonomie qui représente la systole et la diastole du cœur de l’Europe.

Foyers locaux et grandes écoles continentales appellent les régions en deçà et la fédération au-delà des cadres stato-nationaux : tel est le seul avenir concevable, mais il est grand, de ce cap de l’Asie dont dépend le sort du monde.