(1981) Articles divers (1978-1981) « Lew Kowarski et la responsabilité sociale du scientifique (1980) » pp. 15-17

Lew Kowarski et la responsabilité sociale du scientifique (1980)ar

On vient de rappeler ses travaux, ses recherches, et ce qu’il a trouvé, et ce qui en est sorti. Tout cela nous conduit au problème qui l’a beaucoup préoccupé pendant la dernière période de sa vie : celui des centrales nucléaires et des questions qu’elles posent à notre société.

Une première étape dans la réflexion de notre ami sur ce problème vraiment « nucléaire » au double sens de l’expression, nous la trouvons marquée par l’interview que Kowarski donnait à L’Express de Paris, en septembre 1973.

Dans la préface à un précieux recueil de ses écrits intitulé « Réflexions sur la science », il présente lui-même cette interview et il en évalue l’importance avec un impeccable réalisme :

En ce début de septembre 1973, j’annonçais à court terme l’imminence de la triple jonction entre le renchérissement du pétrole, la chute du dollar et le conflit israélien et, à long terme, la disparition à tout jamais de l’énergie quasi gratuite. Je dénonçais — déjà — les égarements de la grande politique nucléaire suivie par la plupart des pays avancés… et la marche vers le néfaste recours au plutonium. J’attirais l’attention sur les abus d’une économétrie factice… On retrouve la plupart de ces mêmes idées dans les politiques nucléaires annoncées par Carter en 1977 ; bien entendu…, je n’en avais nullement le monopole mais je fus, peut-être, un des premiers à mettre les pieds dans le plat à leur sujet.

Dans l’interview, Lew Kowarski expose sa conception des centrales à eau lourde ou à eau légère, qu’il considère comme un « mal nécessaire », mais aussi des « breeders » ou surgénérateurs qu’il considère comme « la pire de toutes les solutions ». Et quand L’Express l’interroge au sujet des prix de revient du kilowatt, il se déchaîne. Je cite :

L’économie est une science dont la notion fondamentale est le prix. Le prix, c’est un certain niveau monétaire auquel un être humain est prêt à vendre ou à acheter… La notion de prix passe nécessairement par le sentiment et l’économie donc est une science qui s’occupe surtout des sentiments humains. C’est une branche de la poésie.

Il se souvient qu’une dizaine d’années plus tôt, son ami Alvin Weinberg lui a déclaré « la voix tremblante d’enthousiasme » qu’une compagnie américaine vient de livrer « un réacteur à des prix qui frôlent les 100 dollars au kilowatt installé. C’est une percée fantastique ! » Or, dit Kowarski, je viens de constater qu’on compte aujourd’hui le kilowatt installé au double du prix envisagé. « Alors, que valent des raisonnements fondés sur l’épluchage des décimales, quand il s’agit de savoir ce qu’on en fera en 1980, en 1985, en l’an 2000 ? »

Et l’interview se conclut sur ce paragraphe inoubliable que je tiens à citer en entier, parce qu’il démontre que Lew Kowarski savait que le sérieux de la vie se sent mais ne se mesure pas :

Hermann Kahn, qui est un personnage pittoresque, a écrit que la grande question qui se poserait à la fin du siècle est de savoir s’il y a quelque chose que l’homme puisse faire et pas l’ordinateur. Pour lui, la réponse n’était pas évidente. Il me semble, à moi, qu’elle ne fait pas de doute. Il n’y a qu’à penser à toutes les choses sérieuses de la vie. Par exemple, bien manger, la poésie, l’amour. Toutes les valeurs humaines. Ce sont des choses auxquelles, Dieu merci, ni l’atome ni les ordinateurs ne peuvent apporter de réponse.

Nous nous connaissions certes depuis plusieurs années, mais c’est de là que je date, pour ma part, notre amitié. Je l’avais invité à titre d’expert scientifique à la table ronde du Conseil de l’Europe en 1965, à Strasbourg, et il avait trouvé l’occasion d’y donner des leçons d’humanisme aux philosophes. Je le rencontrais quelques fois dans l’avion de Genève à Paris : il y allait pour l’OCDE plutôt que pour l’EURATOM, et déjà nous nous entendions le mieux du monde sur le plan intellectuel, mais je le répète, ce qui m’a le mieux révélé l’homme, ça a été — symboliquement — ses déclarations au sujet d’Hermann Kahn, cet être dont la confrontation avec la poésie représente le phénomène le plus improbable du siècle.

La seconde étape de la réflexion de Kowarski sur l’évolution de notre civilisation occidentale, considérée à partir du problème de l’énergie en général et de l’énergie nucléaire en particulier, a coïncidé avec la fondation du Groupe de Bellerive, au cours de l’automne qui suivit les événements tragiques de Creys-Malville.

Pour bien comprendre l’engagement responsable qui marqua dès ce moment l’attitude de Kowarski, il convient de revenir aux propos qu’il tenait en 1972 (dans cette salle où nous sommes aujourd’hui) sur la responsabilité des scientifiques dans notre société. Il rappelle que l’énergie nucléaire était encore saluée dix ans plus tôt comme bienfaisante, mais qu’à partir d’environ 1967 une hostilité, qui commençait à redouter que « l’équilibre de l’homme dans la nature et la survie de la civilisation, peut-être même de la race humaine soient gravement menacés par les excès de la civilisation industrielle et technologique ». Or « la science, source directe de cette technologie moderne, en porte une grande part de responsabilité ». Devant ce changement de comportement de la société, quatre attitudes lui semblaient possibles pour le scientifique pris entre son métier et la méfiance du public. Il les décrivait avec quelques détails puis les résumait dans ces quelques lignes : « … Premièrement, ignorer les vents nouveaux et continuer dans son métier comme avant ; deuxièmement, rejeter le métier ; troisièmement, combiner le métier avec des activités qui en quelque sorte compensent le côté douteux du métier (ici, il citait les exemples de Linus Pauling aux États-Unis et de Sakharov en URSS, leur lutte pour la paix) ; et quatrièmement, adapter le métier lui-même aux exigences de la situation, aux urgences sociales du moment », c’est-à-dire « prendre part à l’action que l’humanité devra entreprendre pour échapper à tous ces périls ». Et c’était, bien entendu, à cette quatrième attitude qu’il se ralliait.

C’est bien en conformité avec cette quatrième attitude que Lew Kowarski se décide, pendant le mois d’août 1977, à se joindre à Saddrudin Aga Khan et à moi-même pour fonder le Groupe de Bellerive.

Nous en parlions depuis des semaines, tandis que la fièvre montait avant les manifestations prévues à Creys-Malville pour fin juillet. Ce qui hantait Kowarski, c’était le sentiment d’une polarisation croissante entre les promoteurs et les adversaires du nucléaire, qui menaçait d’atteindre un seuil critique au-delà duquel la probabilité d’explosions, tant sociales que physiques, montait en flèche. Tout cela, à la faveur du secret imposé et maintenu d’un côté, de l’information nécessairement lacunaire de l’autre. Dans cette conjoncture, le dialogue devenait littéralement vital. Et Kowarski, resté en relations étroites avec les milieux scientifiques américains et européens prenait chaque jour une conscience plus aiguë de la contribution qu’il était l’un des rares à pouvoir apporter à la connaissance objective des faits et des obstacles opposés à la diffusion de cette connaissance. Mais il n’était, hélas, pas moins conscient des limitations que son état de santé imposait à son action.

Il hésitait encore fin juillet. Puis il y eut l’affrontement du 31 juillet, la mort du jeune Michalon tué par une grenade, beaucoup de blessés, et quand je retournai, quelques jours plus tard chez Lew, je le trouvai sombre, ému et déterminé.

Nous sommes ici à discuter bien à l’abri et dans le vide et des jeunes se font tuer, ce n’est plus supportable. Il nous faut faire quelque chose.

Dès le lendemain, décision prise, Kowarski se chargera de rédiger la première esquisse d’une Déclaration commune ; nous la mettrons au point lui et moi et elle sera présentée à la presse le 3 octobre. Bien que la rédaction définitive soit en bonne partie de mon écriture, il est certain que pour le contenu, ce document doit être attribué principalement à Kowarski, à tel point qu’il eut pu prendre place, à juste titre, dans le recueil des textes que j’ai cité et qui allait paraître quelques mois plus tard. Et surtout, il lui doit l’essentiel : la position du problème nucléaire dans la perspective d’une crise de civilisation occidentale désormais propagée à la planète entière — perspective qui, d’ailleurs, explique seule la composition de notre Groupe.

Permettez-moi de vous citer ici, en hommage à la lucidité de notre ami, les quelques phrases qui posent à grands traits ce que je voudrais appeler le système de notre crise, c’est-à-dire :

…les rapides et profonds bouleversements qui ont affecté les nations occidentales aux environs de 1970. Ces années charnières ont vu la fin de l’après-guerre, de la reconstruction, et de l’élan économique qui en était résulté. Elles ont vu se produire, dans les domaines les plus divers de la société, des changements de climat et d’orientation qui sont loin d’avoir produit tous leurs effets, tels que : le refus des notions, certes un peu simplistes, de productivité et de produit national brut comme seules mesures valables du bien-être humain ; la montée de la contre-culture dans la jeunesse ; le mouvement général vers la reconnaissance des identités régionales, ethniques, minoritaires de tous ordres et vers une nouvelle affirmation des droits de la femme dans tous les domaines de la vie sociale et civique ; le souci de conserver les ressources naturelles et, plus généralement, l’idée de l’homme vivant en harmonie avec la nature, plutôt que cherchant à la subjuguer ; la fin des illusions sur l’énergie quasi gratuite et un début de dénonciation des perversions technologiques fondées sur cette illusion. Toutes ces manifestations, apparemment sans connexions, sont en fait les aspects d’un même phénomène, d’un même tournant historique. Plus un tournant de cet ordre est brusque et plus il met en évidence l’inévitable conflit entre détenteurs du pouvoir, tenus par des engagements antérieurs, et tempéraments novateurs.

La Déclaration centre alors le débat

sur un aspect particulièrement aigu de ce conflit général, celui qui oppose trois gouvernements européens (France, Italie, Allemagne fédérale) et les mouvements antinucléaires, au sujet du surgénérateur de Creys-Malville (Isère), dont la construction mise en route depuis peu a donné lieu notamment aux confrontations des 30 et 31 juillet 1977.

Et de constater que :

au lieu de chercher, calmement et objectivement, à faire le bilan des arguments opposés, les deux camps ne soulignent que les arguments favorables à leurs thèses et tendent à minimiser, à nier, voire à escamoter les arguments des adversaires. Dans cette cour de justice, il n’y a que des avocats. Les juges sont franchement absents ou se trouvent dans l’impossibilité de déposer des conclusions valables, faute de compétence. Entre les deux pôles actuels de la controverse sur l’électronucléaire (l’accepter comme une panacée ou le rejeter complètement), toute une gamme de solutions pondérées et diversifiées est concevable, dont les avocats des deux parties ont tendance à détourner l’attention. Une analyse objective devra, au contraire, mettre en lumière ces solutions intermédiaires. Au lieu de trancher d’office entre tout et rien, elle posera la question plus complète : combien ? La question : comment ? suivra inévitablement, car les faces du nucléaire sont multiples et les problèmes d’une centrale à eau légère ne sont pas les mêmes que ceux de Creys-Malville. En effet, le choix des surgénérateurs ferait entrer l’humanité entière dans l’ère de l’économie du plutonium, avec des conséquences qui sont loin d’avoir été suffisamment explorées en ce qui concerne les droits de l’homme et les structures de la démocratie.

On aura reconnu, dans ces dernières lignes, les questions que le Groupe de Bellerive posait au colloque réuni par ses soins en février 1979. Lew Kowarski a pu le suivre encore d’un bout à l’autre, après avoir été le principal formulateur de sa problématique, non seulement scientifique mais sociétale.

Il reste au Groupe de Bellerive à développer son action aux domaines élargis de proche en proche qu’avait définis notre ami dans le texte d’une admirable concision que je vous lisais tout à l’heure : il énumère des problèmes capitaux dont le nucléaire n’est qu’un aspect.

C’est maintenant que nous mesurons, et nous allons mesurer toujours plus, je le crains, tout ce que Lew Kowarski représentait pour nous, bien au-delà de son savoir de physicien.

Adieu Lew ! Grand homme irremplaçable en sa maîtrise autant qu’en amitié. Vous ne nous rendiez pas toujours la vie facile, mais vous lui donniez plus de saveur et plus de sens. Et c’est ce qu’il y a de plus précieux au monde.