(1977) Articles divers (1974-1977) « La fonction et la structure de la ville future (décembre 1977) » pp. 145-148

La fonction et la structure de la ville future (décembre 1977)bi

1. Origine et fins de la ville

Création de l’ère néolithique, la ville n’a guère plus de 9000 ans d’âge : de Jéricho à Manhattan et Brasilia, son développement a été celui de la civilisation elle-même.

Le Paradis était un jardin. Chassés de ce jardin les hommes errants et anxieux tentent d’abord de se bâtir une sécurité monumentale, un lieu où vivre ensemble, non « dispersés sur la Terre ». C’est la tour de Babel, mythe illustrant au mieux le destin de nos villes : les dimensions excessives de l’œuvre, exigeant des équipes de plus en plus spécialisées, d’où la multiplication des jargons et l’oubli des finalités communes, qui font échouer l’entreprise dans l’anarchie et la dispersion.

Les hommes ne cesseront pourtant pas de bâtir des villes, d’abord modestes et mesurées : la polis grecque, la cité du Moyen Âge ; puis toujours plus vastes, populeuses, élevées, gigantesques et finalement invivables et non viables : dernier tiers du xxe siècle.

La conclusion de l’aventure est décrite par la Bible, non comme un retour au jardin primitif, mais (après la chute de « Babylone », modèle de la ville dé-mesurée) comme la transfiguration de la ville à « mesure d’homme » qui devient « mesure d’ange » (Apoc – 21,17.) C’est la « nouvelle Jérusalem », la ville sainte gui descend du Ciel « préparée comme une épouse », et qui n’a besoin « ni du Soleil ni de la Lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’éclaire ». Ainsi la fin de l’homme n’est pas le « retour à la Mère Nature », mais la transfiguration de la société humaine, c’est-à-dire la personne réalisée dans la communauté.

2. Pourquoi des villes ?

Parce que les hommes ont besoin de vivre ensemble et tendent vers la libre communauté des personnes. Mais que signifie vivre ensemble ? C’est : dialoguer, se concerter, s’aider mutuellement, se rencontrer, s’aventurer, se perdre et se trouver parmi les autres, s’opposer sur les moyens et s’unir sur des finalités communes… Ce n’est pas se trouver juxtaposés, mais vivre en relations dans une orientation commune. Cette finalité implique des conditions, dicte certaines « mesures ».

Pour Aristote, la vraie cité, conviviale, est celle où tout le monde pourrait se connaître : cela limite le nombre des habitants. Quant à son étendue : le rayon de la cité ne devrait pas excéder la portée de la voix d’un homme criant sur l’agora. Pour Platon, la cité idéale devrait compter 5040 citoyens libres, c’est-à-dire environ 50 000 habitants (avec les femmes, les enfants, les métèques et les esclaves). Dans les deux cas, l’indicateur principal ou « mesure » est le produit nombre-étendue, limité de telle sorte que la communauté civique puisse fonctionner. Car une fois dépassées les mesures optimales du nombre et de l’étendue, les raisons d’être de la cité ne tardent pas à s’obscurcir, jusqu’à se perdre : leçon du mythe de Babel.

Au xixe siècle, l’industrie attirant la population des campagnes, puis au xxe siècle, l’auto et le métro permettant de grandes distances entre le logis et l’usine, ont fait surgir les « villes tentaculaires », dix fois ou cent fois plus peuplées que les capitales du xviiie siècle. Et certains sociologues affirmaient naguère encore qu’à la fin du siècle, quatre cinquièmes de l’humanité s’entasseraient dans des villes de plus de 5 millions d’habitants.

3. Crise et réaction actuelles

Mais déjà, cent-cinquante ou cent ou quatre-vingts ans après la naissance des villes industrielles (Midlands, puis Ruhr, puis Grands Lacs), soixante ans après l’irruption des premières mégalopoles de béton, modèle Manhattan, une réaction générale se déclare dans le monde entier, provoquée non par quelque sagesse mais par la crainte de voir les mécanismes urbains se bloquer d’une manière dramatique à bref délai. Énumérons quelques symptômes.

1. Les mégalopoles du type New York « ne sont plus gouvernables » (maire L. Lindsay). Elles sont menacées de faillite (New York dès 1976, mais aussi les plus grandes villes françaises, et Londres, etc.).

2. Les grandes villes sont des exemples de contre-productivité. (Plus il y a de véhicules, plus le trafic ralentit.) Elles illustrent la loi des rendements décroissants. (Une amélioration de 1 % coûte x ; de 2 %, 4 x ; de 3 %, 8 x ; de 10 %, 1024 x…).

3. Elles sont les machines les plus énergivores du monde. (Rien de plus vorace en électricité qu’une tour de 40 étages.)

4. Elles sont les lieux les plus pollués du monde : air, eau, bruit.

5. Parce que les hommes y sont trop serrés, — et parce qu’ils ne s’y sentent pas libres, n’ayant plus la possibilité d’être responsables, les grandes villes sont devenues des milieux d’agressivité généralisée, de délinquance et de criminalité directement proportionnelles aux dimensions (nombre des habitants, hauteur des constructions).

6. Pour toutes ces raisons, les grandes villes sont aujourd’hui des machines à dissocier toute communauté vivante pour en faire une collectivité inerte ; à remplacer la solidarité par l’alignement et l’impôt, les relations entre prochains par la proximité forcée, la solitude féconde par la relégation dans l’indifférence, le quant-à-soi par l’égoïsme hargneux. Etc., etc.

On ne peut plus continuer dans les mêmes directions. Alors, vers quoi faut-il aller ?

4. L’option fondamentale du siècle

Au dernier quart du xxe siècle, la société occidentale atteint le point où la seule question décisive, dans la plupart des grandes affaires publiques — industrie, énergie, transports, recherche scientifique, et plus spécialement urbanisme — est de savoir si l’on va repartir de l’homme et de ses besoins fondamentaux, ou continuer à partir de la technique et de ses « impératifs » allégués par les promoteurs et les ministres dont ils sont les experts.

Faut-il soumettre l’homme aux structures technologiques de la cité, ou l’inverse ? Est-il vraiment « temps que Paris s’adapte à l’automobile » (Georges Pompidou) ou au contraire que l’auto soit détournée du cœur de la capitale, pour lui permettre de se ranimer civiquement ?

5. La ville de demain

La ville de demain n’aura plus à répondre aux « impératifs techniques » des promoteurs, ni aux « nécessités économiques » des ministres, mais au besoins humains des citoyens, qui constituent l’impératif prioritaire, que les technologies doivent servir. Pratiquement :

1. Dans les rues de la polis grecque et sur son agora se formait l’opinion, se discutaient les lois. En toutes provinces européennes, de Grenade à Riga, d’Édimbourg à Athènes, et de Palerme à Stockholm, la place centralepiazza, plaza, praça, Platz, plein, square — dérivée de l’agora et du forum, a été le lieu politique par excellence — le sénat et le parlement n’étaient que délégations du forum. Là s’exerçait au maximum la participation civique. Le temple antique puis l’église, l’hôtel de ville ou mairie, les portiques anciens ou nos cafés propices aux échanges d’opinion, de nouvelles et plus tard à la lecture de la presse, l’école, le théâtre, le marché au milieu : toutes les tensions entre ces entités qui font la société européenne se concrétisent sur la place. Aujourd’hui les autos et leurs parkings en chassent les hommes, dégradant ainsi les bases mêmes de la démocratie. Il faut rendre les rues et les places non seulement aux piétons, aux badauds, mais aux citoyens. Et il faut composer dans les quartiers des grandes villes l’équivalent moderne de la place, par les systèmes de vidéo en circuit fermé (ex. canadiens).

2. Réduire les mégalopoles à des cités « à mesure d’homme » ne peut se faire que par leur division en municipalités de quartiers. Et cela suppose d’abord l’action éducative d’associations telles que les Community Planning Boards (CPB) de New York, ou les Groupes d’action municipale (GAM) en France. Action morale, action civique d’abord, avant toute traduction en mesures architecturales ou techniques.

3. Dans les pays à forte progression démographique, créer de nouvelles villes de 50 à 100 000 habitants selon le nombre proposé par Platon, repris aujourd’hui par C. Doxiadis, et par les architectes de la cité idéale d’Auroville (Inde).

4. Diminuer le nombre des étages, puisqu’il est démontré que le taux de délinquance leur est proportionnel. Supprimer les tours énergivores. Interdire le gaspillage d’électricité : éclairage excessif, publicité, chauffage, conditionnement de l’air, ascenseurs, etc.

5. Multiplier les transports en commun gratuits, et fermer le centre aux autos.

6. Poser comme principe de méthode que refaire des villes viables et vivables, ce n’est pas une question d’architecture ni de technologie au premier chef, mais c’est d’abord une question de civisme. Seuls, les conseils élus, débattant publiquement doivent en élaborer les directives et surveiller les plans, pour les soumettre ensuite au choix de la population. « L’enquête publique » doit cesser d’être le secret d’État le mieux gardé : elle doit devenir l’école pratique du civisme.

Nous avons aujourd’hui les villes que leurs habitants ont subies, qui ont été faites pour le profit de quelques-uns, avec l’aide forcée de tous les contribuables qui avaient oublié d’être des citoyens. Nous aurons, demain — c’est mon vœu, et celui de ce congrès je l’espère — les villes que leurs citoyens actifs auront voulues et mesurées pour le mieux-être de tous, et pour que toujours plus d’hommes et de femmes, devenant plus responsables de leur ville, y soient par conséquent plus libres.