(1981) Articles divers (1978-1981) « Réfléchir à ce que le terrorisme signifie (4 janvier 1978) » p. 11

Réfléchir à ce que le terrorisme signifie (4 janvier 1978)g

D’un point de vue tout à fait général, Denis de Rougemont, y a-t-il une forme de terrorisme qui puisse se justifier par le « projet » orientant son action ? Je pense, respectivement, aux anarchistes russes du xixe , à la Résistance française et à la stratégie violente des mouvements de libération ou de sécession, au Proche-Orient et en Irlande notamment. En d’autres termes, est-il possible de distinguer un « bon » et un « mauvais » terrorisme ?

Rien ne peut justifier à mes yeux le terrorisme des Palestiniens et de la Fraction armée rouge ; rien, pas même l’arrogance de ceux qui le condamnent au nom du droit qu’ils se sont attribué de l’exercer exclusivement, je veux dire les États-nations qui pratiquent « l’équilibre de la Terreur », ce régime de chantage mutuel permanent et de prises d’otages collectives, par nations entières.

Je ne connais pas une seule forme de terrorisme qui puisse être justifiée. Reprenons vos exemples… Et précisons d’abord qu’il y a deux types d’anarchistes, au xixe  : ceux qui, tels Bakounine ou Kropotkine, entendent supprimer l’État pour instituer l’an-archie juridique et politique ; et les activistes, tel un Netchaïev, lequel prônait la violence au nom du « succès de la révolution ». L’ennui, c’est qu’on n’a jamais su ce que pouvait bien représenter ce « succès ». Parce que détruire n’est pas innover, cela va de soi. Pour ce qui concerne les premiers cités, je ne sache pas qu’ils aient jamais recouru à la terreur. Quant à Netchaïev, s’il avait eu une idée claire de la société à établir, il n’aurait pas agi de la sorte. À mon avis, le révolutionnaire doit porter en lui le modèle du nouvel homme : cela peut-il être un assassin ?

Parlons alors des résistants français, sous l’Occupation…

En fait, il ne faut pas parler de mouvement terroriste à propos de la Résistance. Il ne s’agissait là que de la continuation de la guerre. Notez qu’il s’est trouvé des gens pour arguer, à l’époque, qu’il ne fallait pas lutter contre les Allemands par les armes. Mais ce genre d’arguments fut le plus souvent, il faut bien le dire, le fait de sympathisants du fascisme… Quant aux mouvements de libération, je ne pense pas non plus qu’ils aient gagné quoi que ce soit, hors d’une publicité dangereuse, par les moyens du terrorisme. Tant dans le cas des Palestiniens que dans celui de l’IRA, il n’a fait que pourrir la situation.

Que pensez-vous, plus précisément, de l’attitude d’un Frantz Fanon, qui prétend que la violence se justifie en tant que « réaction à la violence première du colonialiste ? »

Eh ! bien, voyez le résultat : pas un seul des pays d’Afrique n’a obtenu ce qu’il revendiquait par ces moyens-là. Les Palestiniens voient la situation leur échapper en bonne partie, alors que tout le monde se retourne contre eux. En revanche, songez à un Gandhi, qui a libéré l’Inde par la non-violence…

Ceux qui prétendent hâter la destruction du système qu’ils réprouvent par la violence justifient telle opposition par l’urgence de la révolution. Or peut-on « faire la révolution ? »

Certainement pas comme ça. D’ailleurs, je n’aime guère employer cette expression. La plupart du temps, ce n’est qu’une idée d’adolescent ne recouvrant qu’une insatisfaction latente ou des accès de colère.

Une révolte brute

« Faire la révolution » en lançant des bombes ? Allons donc ! La révolution prend certes sa source dans un mouvement original de révolte, mais elle débouche sur quelque chose. Elle suppose un programme et la vision claire d’un ordre nouveau à instituer. À cet égard, l’on pourrait dire que le terrorisme représente la manifestation de ce qui reste de l’élan révolutionnaire, lorsqu’on a enlevé à celui-ci tout ce qu’il contenait de virtualités positives.

D’aucuns établissent un lien entre le mouvement de contestation de Mai 68 et le terrorisme actuel. Qu’en pensez-vous ?

C’est une erreur monumentale que de voir une relation entre ces deux phénomènes. Mai 68, c’était le contraire du terrorisme. Ce fut la découverte, éblouissante, de la possibilité de l’échange et de la liberté d’expression, du débat et de l’invention. Il ne s’est pas agi là, comme on a pu le dire, d’une révolution, mais d’une effusion festive. Cela étant l’on peut se demander pourquoi le terrorisme a commencé à se manifester, sur le continent, en Allemagne et en Italie. Probablement, le nazisme et le fascisme ont-ils laissé des traces profondes. À cet égard, il me semble qu’on a un peu gommé le fait que Schleyer était un ancien SS, qui avait été chargé de l’épuration de l’Université de Prague. D’autre part, il sera intéressant d’étudier, sous peu, le contenu du texte3 rédigé en prison par Ulrike Meinhof et Andreas Baader, dont une citation, dans un bel article récent de Claude Julien4 donne un premier aperçu. Au nom de l’« internationalisme prolétarien », c’est le principe même de la démocratie qui est visé. Alors… Mais il ne faut pas, non plus, faire preuve d’hypocrisie : il n’y a pas, là, de phénomène spécifiquement allemand ou italien.

Voyez-vous, comme un Jean Daniel5, dans l’action de la Fraction armée rouge, un signe de la « régression de la signification de la révolte », au sein de la jeunesse ?

C’est probable. Le terrorisme est fait d’actes désespérés. C’est, tout au plus, le signe d’une angoisse qui se manifeste comme un cri, mais un cri qui se perd dans le vide, car le nihilisme ne peut rien fonder.

L’on a assisté récemment, en Allemagne, à une campagne de presse visant à discréditer les intellectuels. Ce qu’on reproche à ceux-ci, c’est une espèce de terrorisme platonique, les activistes ne faisant au fond que pousser à bout les théories de certains d’entre eux. Que pensez-vous de cela ?

Quant à moi, je ne vois aucun théoricien dont on puisse déplorer l’influence sur les terroristes. Je suis convaincu qu’aucun de ceux-ci n’a lu sérieusement Marcuse, non plus d’ailleurs que les œuvres de Böll ou Grass, ni même de Marx. En revanche, je vois la télévision, dont les cours du soir de violence organisée sont suivis avec assiduité.

Le terrorisme des États

Par des récits directs, l’on sait en outre à quel point les terroristes sont préoccupés d’enregistrer les effets de leurs actes sur les foules, amplifiés par la médiation spectaculaire des moyens de communication de masse.

Comment expliquez-vous, par ailleurs, que les régimes les plus répressifs de notre époque — je pense à l’URSS, en particulier — n’aient pas suscité plus d’actes de terrorisme ?

Cela reste à vérifier, tout d’abord, car l’on n’a évidemment guère d’informations à ce sujet. Pourtant, si l’on songe à la psychologie des terroristes à l’occidentale, il paraît clair que le mépris de la vie humaine proféré par les gouvernements dictatoriaux n’est pas fait pour encourager les prises d’otages. Le chantage n’a aucune prise, et les opposants le savent d’expérience.

Revenons-en au fond du problème : le terrorisme est-il, selon vous, un phénomène significatif de notre société ?

Oui, de toute évidence, dans la mesure où cette société n’a plus de finalité avouable, en dehors des impératifs du profit, du besoin de puissance et de visées d’ordre essentiellement quantitatif. Or, une société sans finalité engendre le désespoir. Dans l’entassement des grandes villes, les gens ne se sentent plus responsables et, par conséquent, ils se sentent moins libres. L’architecture elle-même détermine ces appels à la violence : on a calculé que la délinquance dans les HLM est directement proportionnelle au nombre d’étages des tours.

À ce propos, vous établissez, dans L’Avenir est notre affaire , une comparaison entre les procédés des terroristes et ceux de ce que vous appelez les « États-nations ».

Je vous cite :

Au terrorisme que les États se « réservent » d’exercer, répond déjà le terrorisme des groupes qui se disent politiques et des gangs, de plus en plus indiscernables, je sens monter de toutes parts une contamination d’allure épidémique des politiques de chantage collectif, traduites en style californien ou sicilien, palestinien ou irlandais, par des mouvements qui se prévalent bruyamment des vertus de l’État-nation. Gangsters, groupuscules ou partis, au nom des principes mêmes de la raison d’État, défendent leurs intérêts sacrés, leurs idéologies intransigeantes, en prenant des otages et tuant vingt enfants pour chacun de leurs amis, fussent-ils des assassins, non « libérés » dans l’heure qui suit avec leur ticket de vol en première classe.

Enfin, vous ajoutez :

Les États cèdent avec une docilité dont j’ai cru voir qu’elle est directement proportionnelle au degré d’autoritarisme de leur coutume : c’est qu’ils ont reconnu leur propre style et savent trop bien à quoi s’attendre.

Pour vous donner un exemple plus précis de ce type de relations, pensez aux affirmations péremptoires du président de la République française, à propos de la centrale de Superphénix, revenant à couper court à tout débat. Ce genre de crispation de la part des gouvernants est exactement ce qui peut déboucher sur le recours au terrorisme.

Parlons enfin, si vous le voulez bien, de la répression du terrorisme. Celui-ci peut-il être combattu par des moyens respectueux de la légalité ?

Il n’y a pas d’autres moyens de lutter contre le terrorisme que ceux de la légalité.

Extirper la racine du mal

Ce qu’il y a de terrifiant, dans ce phénomène, c’est justement son illégalité systématique, son caractère suicidaire, incontrôlable. Mais comment ne pas se condamner soi-même, en entrant dans le cercle vicieux de la répression illégale ? Déjà, l’on peut considérer l’expulsion de Klaus Croissant, fût-il coupable, comme une procédure expéditive à la limite de l’illégalité. Ce que l’on risque, alors, ce n’est pas le retour au fascisme6 mais c’est l’établissement d’un État policier. On a tort, me semble-t-il, d’entreprendre de vastes programmes de répression ne visant que les effets du mal. Là encore, il y a hypocrisie, de la part des États. Tout au contraire, il s’agit de s’attaquer aux causes du terrorisme. Au lieu d’augmenter la pression de l’autorité étatique, il faut tenir ouvertes les voies légales de l’opposition et de la critique, et sauvegarder à tout prix les droits constitutionnels, y compris celui de penser que l’ordre établi n’est qu’un désordre établi. Dans cette perspective, l’initiative d’un Colcombet, ancien président du Syndicat français de la magistrature, qui demande que les terroristes ne soient pas jugés par leur pays d’origine mais par une cour pénale européenne, m’apparaît comme un exemple raisonnable. Ce n’est jamais, à l’abri des pressions de tel ou tel État, par le mal qu’on vaincra le mal, ni par un déni de justice l’illégalité militante.