(1973) Articles divers (1970-1973) « Une possibilité européenne : la région genevoise (novembre 1973) » pp. 151-152

Une possibilité européenne : la région genevoise (novembre 1973)ao

L’angoisse devant la solitude-en-foule des grandes villes embouteillées. L’angoisse devant les mass médias d’État, où tout ce qui n’est pas publicité tonitruée pour des produits, des modes ou des révolutions manipulées, ne s’entend plus. L’angoisse des individus qui ont perdu prise sur leur vie, et n’ont plus foi dans les mythes nationaux — tout nous pousse aujourd’hui à chercher des formes de communauté nouvelles ou renouvelées, utopiques ou pratiques, subversives ou religieuses, ou les deux à la fois le plus souvent. Cette recherche fonde la région comme formule politique ou civique25 de demain.

Il se trouve que le sens commun joue dans le même sens que notre angoisse sociale pour recommander cette formule. Mais il est trop souvent inhibé par nos routines mentales, héritées de l’École, qui ont substitué les mythes de l’État régalien et de la nation indivisible, aux réalités concrètes, locales et régionales. Pour reconnaître l’évidence de la région et l’absurdité des frontières qui tranchent dans le vif de ses tissus, il faut parfois le regard neuf, sinon naïf, d’un étranger qui simplement « en croit ses yeux ».

Pendant la conférence des quatre Grands, Georges Bidault recevait Molotov dans la villa qu’occupait la délégation française, à Versoix. De la terrasse, il lui fit admirer le paysage, en précisant que là-bas, de l’autre côté du lac, c’était la France. — Mais où est la frontière ? demanda Molotov, vaguement inquiet. — Elle passe au milieu du lac, dit Bidault. — Mais alors, s’exclama le Soviétique, les poissons, comment savent-ils dans quel pays ils sont ?

S’il n’y avait que les poissons ! Les vents, les fleuves et les nuages, la faune, la flore, les langues et les races, les styles, les doctrines et les ondes ignorent sereinement les frontières. Celles-ci n’arrêtent ni les tempêtes, ni la pollution, ni rien de ce qu’il faudrait arrêter, mais seulement ce qu’il faudrait laisser passer : personnes, marchandises, œuvres d’art. « Cicatrices de l’Histoire » — comme disait en une autre occasion le même Bidault — ; résultats « des viols répétés de la géographie par l’histoire » — comme l’écrit le professeur J. Ancel —, les frontières ne sont plus utiles qu’aux seuls douaniers, lesquels, pour la plupart, aimeraient faire autre chose que de poser huit à neuf-cents fois par jour les mêmes questions convenues (personne n’y croit).

Un problème d’une portée politique décisive se trouve posé par les régions « naturelles » coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité, ni ethnique ni économique. Sur toutes les frontières de nos États, les exemples abondent : Basques et Catalans réunis par les Pyrénées mais divisés par la frontière franco-espagnole, région de Bâle brochant sur trois pays, Nord français coupé de la Flandre occidentale et du Hainaut, triangle Aix-la-Chapelle-Maestricht-Liège, etc. Désormais, le problème est posé, par la CEE et par le Conseil de l’Europe, de la constitution de régions transfrontalières, partout où les conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou manifestement aberrants. On voit tout de suite que les régions ethniques et les régions économiques ne sauraient coïncider territorialement. Il y faudrait un vrai miracle, mais ce miracle ne s’est jamais produit, et il aurait encore moins de chance de survenir dans le cas de régions définies en termes d’écologies ou d’échanges de services, d’universités ou de transports.

L’exemple des diverses régions qu’il y aurait lieu d’organiser autour de Genève est particulièrement frappant à cet égard.

On connaît le problème : Genève, ville internationale, manque d’hinterland, et les zones voisines voient leurs relations d’échanges avec elle brimées, ralenties, pénalisées ou bloquées par un cordon douanier qui ne sert à rien ni à personne, mais qui symbolise la « souveraineté » (d’ailleurs de plus en plus fictive) des États.

Or, tous les problèmes concrets qui se posent dans cette région appellent des solutions transfrontalières. Et chaque problème définit une région différente en termes de territoire.

Il y a autour de Genève une région de main-d’œuvre définie par le mouvement pendulaire des travailleurs français : 23 000 environ, à cette date, viennent chaque matin à Genève, et rentrent le soir en France. Cette région s’étend dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres autour de la ville.

Il y a, autour du Léman, une région écologique définie par la pollution du lac (affluents, usines, riverains), l’aérodrome de Cointrin, la centrale nucléaire (projetée) de Verbois. Sa superficie déborde très largement celle de la région de main-d’œuvre.

Il y a une région définie par les échanges de biens industriels, commerciaux, et de services, dont l’aire ne recouvre ni celle de la région de main-d’œuvre, ni celle de la région écologique.

Il y a enfin une région universitaire, qui va de Neuchâtel à Saint-Étienne et d’Aoste à Besançon, en passant par Fribourg et Lausanne, Grenoble, Lyon et Genève au centre. Elle comprend seize établissements d’enseignement supérieur, densité tout à fait exceptionnelle, entre lesquels des liens spéciaux pourraient s’instituer. Or, cette région se trouve correspondre à l’aire du franco-provençal, insérée depuis le xe siècle entre la langue d’oc et la langue d’oïl, et dont procèdent les dialectes savoyard, romand et franc-comtois, oubliés certes mais sans doute actifs dans notre inconscient collectif…

Il ne s’agit donc pas de créer autour de Genève — et encore moins de Lyon — une sorte de mini-État-nation nouveau, qui ajouterait aux défauts de la centralisation ceux des trop petites dimensions économiques. Il s’agit simplement de résoudre les principaux problèmes de notre vie moderne selon leur « mérite », c’est-à-dire leur nature et leur contenu, sans plus se laisser paralyser par la fiction, décidément indéfendable à tous points de vue, des frontières nationales héritées d’autres âges.

De la création des régions que je viens de définir, ce n’est pas plus Genève qui bénéficiera que le pays de Gex, la Savoie, la Romandie tout entière, et dans une mesure qui reste à déterminer, l’Isère, le Val d’Aoste et la Franche-Comté.

Il est facile d’énumérer les motifs de mésentente traditionnelle au sein de la région lémano-alpine (ou des régions possibles alentour du Léman). Il y a depuis toujours deux races, sur la rive gauche et la rive droite du Rhône. Il y a deux confessions depuis le xvie siècle. Et des systèmes politiques opposés, l’un centraliste, l’autre fédéraliste, l’un où tout vient d’en haut, c’est-à-dire de Paris, l’autre où tout vient d’en bas, c’est-à-dire des communes.

Mais quoi, de 1815 à 1919, ces facteurs ancestraux de division n’ont nullement empêché la prospérité et l’entente de populations que les cordons douaniers ne séparaient pas. C’est à partir du coup de force de Poincaré que tout s’est gâté. Et l’on a, sans sagesse ou sans bonne foi, invoqué de vieux conflits pour « expliquer » les impasses créées par l’administration de l’État-nation « un et indivisible ».

Tous les anciens motifs d’hostilité, de jalousie, ou de simples bisbilles, ont en fait disparu de nos jours : les races sont mêlées, l’évolution historique oubliée (n’en restent que les marmites de l’Escalade), la majorité confessionnelle inversée (54 % de catholiques à Genève). Restent les seules frontières, les seuls cordons douaniers, sacro-saints pour Paris, partout ailleurs indéfendables.

Et demeurent à réconcilier les grands noms de la culture dans nos régions : Jean Calvin et François de Sales, Rousseau et Voltaire, Joseph de Maistre et Madame de Staël, Benjamin Constant et Stendhal. Rien de plus aisé, si l’on songe qu’ils ont aimé les mêmes paysages, subi les mêmes bises noires, et résisté au même impérialisme jacobin. Plusieurs d’entre eux se connaissaient, se fréquentaient. Autour d’eux, on parlait le même dialecte, qui parlait dans leur inconscient. Avant que Genève ne fût annexée à la France, en 1798, Charles Pictet de Rochemont, le futur négociateur de la République au congrès de Vienne, avait publié quatre opuscules en dialecte savoyard.

C’est l’École, à ses trois degrés, qui nous a convaincus que nous étions différents au point de ne pouvoir rien faire ensemble. C’est par l’École, aux trois degrés, qu’il faut refaire l’éducation des citoyens, à partir des réalités, qui sont locales et régionales d’abord, puis continentales et mondiales. (Les mythes seuls sont stato-nationaux.) Tout dépend de l’éducation, au cours des trois lustres qui viennent.

La région n’est nullement un relai de croissance. C’est un milieu commun de participation, civique, politique et social. C’est un espace culturel. C’est une école de voisinage, — l’un des plus beaux mots de notre langue.