(1981) Articles divers (1978-1981) « 20 questions à Denis de Rougemont (22 février 1978) » pp. 8-9

20 questions à Denis de Rougemont (22 février 1978)m

1. Dans toute votre œuvre et dans ce dernier ouvrage en particulier, vous faites confiance à l’homme, rien qu’à l’homme, c’est bien optimiste, non ?

C’est un optimisme éducatif. Et puis, c’est la première condition à tout. Si on ne lui fait pas confiance, on n’obtient rien de toute manière. En disant cela, je me fonde aussi sur l’expérience de toute ma vie, je suis un enseignant et c’est une chose que j’ai apprise avec mes étudiants8.

2. En affirmant qu’une politique globale partant de l’autogestion politique des régions et du personnalisme pourrait tout sauver, vous vous lancez dans une utopie. Mais vous vous défendez, je crois, d’être un utopiste ?

Je suis utopiste dans la mesure où j’ai besoin d’avoir un but, une image devant moi. Par contre, je reste très préoccupé des conditions réalistes. La société à l’échelle des régions est une réalité vécue.

3. L’utopie, c’est le système dans lequel on vit ?

La véritable utopie, justement, c’est la folie de la croissance industrielle ! Cette fuite en avant qui aggrave la crise. On sait que, dans vingt ans, il ne sera plus guère possible d’acheter du pétrole. Parce qu’il coûtera trop cher. On aura également des problèmes avec l’énergie nucléaire, l’uranium n’étant pas non plus à disposition de manière illimitée. Et pourtant, on continue à pratiquer la religion de la croissance. Quand je dis qu’il est urgent de concevoir autre chose, j’invoque des faits extrêmement connus.

4. Vous êtes un adversaire de l’énergie nucléaire ?

Voyez-vous, quand on nous fait croire que l’énergie nucléaire sera à même de tout résoudre, on ne met pas en évidence certains chiffres : cette énergie devrait théoriquement couvrir d’ici la fin du siècle 20 à 30 % de nos besoins, alors que le pétrole couvre actuellement 80 %. Or, si on économise simplement de 20 à 50 %, selon les pays, on n’a plus besoin de centrales nucléaires. Il y a un exemple typique : au lendemain de la crise du pétrole de 1973, le conseiller fédéral Brugger déclarait que le peuple suisse avait réalisé 20 % d’économie sur l’énergie.

5. Vous ne tenez pas en grande estime les mouvements politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche…

Ils ont prouvé que, pour l’essentiel, ils veulent la même chose : la croissance illimitée et le prestige national. Ils ont perdu le sens de l’homme au profit d’une prétention compétitive au niveau économique. C’est cela qui est mauvais.

6. En ne faisant plus la différence entre la gauche et la droite, l’Est et l’Ouest, vous avez introduit dans votre livre la notion de l’État-nation. Cet État-nation — ils sont 175 à se partager la planète — qui ne cherche qu’à servir son prestige et pas du tout le genre humain…

Oui. Ce qu’il faut maintenant tenir en considération, c’est le pouvoir réel de ces États-nations. Or, quel est-il ? Pour l’essentiel, ils dépendent de quelques multinationales. Revenons à l’exemple de l’énergie nucléaire, qui est censée rendre les pays indépendants quant à leurs ressources énergétiques. Dans le cas de la France, les vingt centrales nucléaires qu’elle construit (et dont, soit dit en passant, pas une seule ne fonctionne correctement pour l’instant) appartiennent en fait pour 38 % à Westinghouse (la société américaine qui en a la licence) et à Creusot-Loire (qui représente des capitaux belges), pour 32 % à Siemens (RFA) et enfin pour 30 % au CEA (Commissariat français pour l’énergie atomique). Donc, à l’ère atomique, la France dépendrait de deux multinationales et, en plus, des USA et de l’URSS pour le combustible (puisqu’elle possède peu ou pas d’uranium). Mais parlons d’autre chose, parce que je suis intarissable sur ce sujet-là !

7. J’aimerais pourtant revenir à vos États-nations. Comment imaginer qu’ils seront un jour détrônés ?

Les États-nations, c’est une illusion d’optique. Ils sont très menacés, ne serait-ce qu’à cause de ce que je viens de vous décrire à propos des multinationales. Ils ne doivent pas nous obnubiler. Ce qu’il faut définir, c’est ce qu’on va mettre à la place, comment faire une société nouvelle.

8. C’est là qu’interviennent le choix et la responsabilité de l’homme, de la personne ?

L’homme ne peut pas vivre sans prendre son destin en main. Et il a la faculté de choix pour autant qu’il soit responsable. Que voulons-nous ? Un certain niveau de vie que d’autres ont calculé pour nous ? Ou un mode de vie propre et particulier que chacun construit pour soi parmi les autres, et qui détient le sens de la vie ? Cela n’est réalisable qu’au niveau des régions. Les gens se sentent plus concernés et ne sont capables de chercher à sauver leur autonomie que lorsqu’il s’agit de leur communauté.

9. Sans parler de la fin de ces fameux États-nations, où va-t-on ?

Si l’on continue comme ça, à la catastrophe. À la guerre. Au terrorisme. Mais voyez-vous, ce qui est indispensable, ce n’est pas de deviner l’avenir, mais de le faire. Et on finira bien par y arriver ! À la fin de mon livre, je parle de ce que j’appelle la « pédagogie des catastrophes ». Je ne crois pas comme Rousseau que l’homme est naturellement bon. Non, comme il est plutôt bête et méchant, il n’y a effectivement aucune chance qu’il devienne soudain raisonnable dans les dix à quinze ans à venir. La question n’est pas là. Nous avons maintenant — avec la bombe atomique — de quoi nous détruire et nous sommes donc forcés de nous arrêter.

10. Et comment ?

Pour cela, la toute petite crise du pétrole de 1973 nous a appris beaucoup de choses. Cette crise n’a pas été grave, mais les gens se sont soudain rendu compte que l’on s’était livré pieds et poings à quelques émirs qui sont parfaitement capables de jeter l’économie européenne dans la faillite. Un certain état d’esprit s’en est trouvé complètement modifié. Vous savez, quand on sent passer le vent du boulet, il ne suffit pas de dire : c’est du vent !

11. Et croyez-vous que l’on pourra s’en sortir ?

Oui, on peut s’en sortir en se posant deux questions simples. Par exemple : la croissance peut-elle durer toujours et sans limites dans un monde fini ? Et encore : les États qui achètent des centrales nucléaires sont capables de produire du plutonium, est-ce vraiment pour ne pas s’en servir ?

12. À propos de « vent du boulet », l’opinion publique est très sensibilisée en ce moment par le phénomène du terrorisme ; pensez-vous que cela puisse jouer un tel rôle ?

Le terrorisme… c’est difficile à dire ! Il pourrait arriver que cela conduise au totalitarisme. En tout cas, le terrorisme engendre un renforcement de la police et c’est toujours malsain.

13. Vous dites dans votre livre : « Que l’avenir soit notre affaire n’implique pas que nous soyons libres de faire à notre guise n’importe quoi, car en fait l’avenir est peuplé de contraintes et de dommages déjà causés »…

Il existe en anglais une expression qui veut dire en gros : « on ne peut pas décuire un œuf dur ». On recréera des communautés, on abandonnera toutes ces grandes villes qui ne sont plus rentables — vous connaissez l’exemple de New York, qui ne se relève pas de la faillite —, mais que fera-t-on de ces espaces gigantesques ? On peut imaginer Chicago désertée et livrée à des clochards-pilleurs et aux rats ! Évidemment, l’existence même des grandes villes, comme celle des déchets nucléaires, limite nos possibilités d’avenir.

14. Vous vous attaquez au Pouvoir, la croissance économique, vous êtes à votre manière un révolutionnaire. Vos idées sont très subversives…

Révolutionnaire, oui. Mais avec des idées constructives ! Ce que je préconise, c’est de créer des régions, des communautés, de refaire sur leur base une Europe, celle de la culture et des échanges humains, la plus vraie.

15. Vous êtes un témoin de notre temps et vous avez émis depuis que vous écrivez des opinions très clairvoyantes sur divers phénomènes de société. Dès la montée du nazisme, je crois ?

J’ai étudié le nazisme in vivo, parce qu’à l’époque un jeune responsable nazi que j’avais rencontré à Paris m’avait mis au défi d’aller observer en Allemagne ce qui se passait. J’étais chômeur et il m’avait offert un poste de lecteur de français dans son pays, pour que j’écrive ensuite mes impressions (il espérait que je changerais d’opinion et que j’émettrais un avis favorable). Cela a donné le Journal d’Allemagne .

16. C’était courageux et… insolent à l’époque, non ? Une qualité que l’on retrouve dans toute votre œuvre, l’insolence !

(Sourire.) Oui, j’ai eu quelques insolences dans ma vie…

17. Vous avez aussi un merveilleux sens des formules. Le PNB (produit national brut) que vous transformez en « prestige national brutal », le temps des cavernes, où l’on vous accuse de vouloir nous ramener et vous répondez : « On vous les laisse, elles sont pleines de déchets radioactifs. » Et il y en a d’autres !

J’ai un ami qui a dit de mon livre que c’était la « méditation apocalyptique d’un optimiste ». C’est également une belle formule.

18. L’Avenir est notre affaire est un best-seller. Pourtant, c’est un livre qui n’est pas particulièrement facile.

On me dit assez fréquemment que j’écris les choses comme elles doivent être dites, sans prendre les gens pour des imbéciles. En fait, je dis ce que j’ai envie de dire. Notez que ceux qui prétendent que mon livre est trop compliqué sont en général des gens qui ne sont pas d’accord.

19. Vous êtes dur, quand vous constatez que l’on vit dans une société d’hommes creux.

Il n’y a plus de véritable communauté et cela favorise notamment la délinquance. Il a été vérifié, avec des méthodes différentes dans plusieurs pays occidentaux, que la délinquance est très exactement proportionnelle au nombre d’étages dans les tours des grands ensembles. C’est tout de même significatif. La dépersonnalisation détruit aussi les engagements civiques.

20. En préconisant une Europe des régions fédérées, vous voulez donc une « helvétisation » de l’Europe. En Suisse, tout n’est pas toujours comme dans le meilleur des mondes…

Bien sûr que non ! Mais c’est souvent moins mal qu’ailleurs et l’on y fait de moins grandes bêtises. Non parce qu’on est meilleur, mais parce qu’on est plus petit.