(1981) Articles divers (1978-1981) « L’amour, pas la guerre (19-25 octobre 1978) » pp. 33-34

L’amour, pas la guerre (19-25 octobre 1978)v

Les bénéfices de l’armement

Il n’y a pas d’issue si nous ne changeons pas profondément notre type de société. L’État-nation fonctionne pour la guerre. C’est sa vocation. Il fabrique, il vend, il achète des armes, portées par des vecteurs intercontinentaux et non plus par des soldats observant la ligne bleue des Vosges.

Plus l’État est grand, plus l’industrie se développe, plus la guerre risque d’être un holocauste général. Doit-on encore le démontrer ? Avec les armes que nous possédons, nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’un conflit international qui, à coup sûr, éliminerait le genre humain. Tout ce que l’on nous raconte pour nous rassurer est mensonge. De l’aveu même de nos dirigeants, les centrales nucléaires n’auront plus de raison d’être dans trente ans. D’ici là, et en attendant le déluge… l’énergie nucléaire devient notre principale source de revenus.

Et l’on oublie, entre autres, les énergies douces. Le soleil appartient à tout le monde ; les fours solaires ne représentent aucun bénéfice pour l’État. Alors, on construit des centrales et des usines de retraitement, qui mettent en jeu le sort de l’humanité.

Les partisans du nucléaire ripostent que l’on « ne fait rien sans risques ». Ils savent néanmoins qu’il y a eu de nombreux incidents, dissimulés à l’opinion parce que peu spectaculaires ; ils savent que, par exemple, les plans de Creys-Malville ont été deux fois recommencés, car la sécurité du surgénérateur est défaillante.

Un seuil critique

Qui peut affirmer que la construction définitive sera parfaite ? Personne ! Si l’usine explosait (« entrait en excursion », disent pudiquement les savants), diffusant sous forme plus ou moins gazeuse quatre tonnes et demie du plutonium, Grenoble, Lausanne, Genève, seraient rasées et — pensent la plupart des spécialistes, comme l’un des inventeurs de la bombe atomique — les poussières radioactives contamineraient toute la terre…

Oh ! nul ne souhaite la fin prématurée de l’espèce. Nous avons cependant atteint un seuil critique. Si le risque est mortel (tous les rapports sérieux le répètent), pourquoi le prendre ? Il faut s’abstenir. Un point, c’est tout ! Mais voilà… La préparation de la guerre, baptisée « dissuasive », polarise les économies « nationales » et les entraîne dans une dépendance obsédante et angoissée vis-à-vis d’une énergie incontrôlable. Déjà, ses retombées investissent la mer, l’eau douce, l’air, les sols. Les déchets radioactifs que nous sommes obligés de stocker (mais où ? pour l’instant on les jette dans les océans !) devront faire l’objet d’une surveillance constante pendant… cent-mille ans ! Beau cadeau à nos descendants !

Halte aux pouvoirs anonymes

« L’Amoco-Cadiz » ne devait pas couler, n’est-ce pas ? Je ne crois pas à la vertu du discours mais à la leçon des faits : seule une catastrophe (tôt ou tard une centrale cassera) persuadera les États d’arrêter cette course stupide au nucléaire.

Denis de Rougemont ne se préoccupe pas seulement de cet aspect effrayant de notre « désolante civilisation qui dégrade tout et convertit en un slogan,“métro-boulot-dodo”, les aspirations naturelles de l’homme ». Il ne lui suffit pas, comme tant d’autres, de clamer son inquiétude. Il propose un scénario, celui-ci infiniment plus optimiste.

Nous avons les moyens de sauver in extremis « l’environnement », la nature et ses habitants. Mais ce sauvetage n’aurait aucun sens si nous ne sommes plus là ou, ce qui revient au même, si nous sommes encore là mais aliénés, incapables de jouir de la vie.

Les gens éprouvent de plus en plus la nécessité de se retrouver dans des tâches communes. Ils en ont assez d’être muselés, exploités, traités en robots. Déjà, s’amorcent partout des luttes autonomistes dans les bourgs et villages d’Europe. Des milliers de mouvements (groupes d’actions municipales, associations féminines, fédéralistes, écologistes, etc.) sont à l’œuvre, ébauchent le relief des régions européennes fédérées que j’évoque dans mon projet : « L’avenir est notre affaire ». L’État-nation ne doit plus empêcher les régions de s’exprimer, de créer, d’inventer… mais descendre de son piédestal à hauteur des communes. Quand le pouvoir est divisé, il est moins offensif et dangereux. Quand on est plus petit, on n’est pas obligatoirement plus gentil, mais on fait moins de mal !

Il ne s’agit pas de transformer l’Europe en super-État, mais d’assembler harmonieusement des unités intelligibles, pacifiques, solidaires et responsables, dans lesquelles les individus se sentent appartenir à un univers commun, et non plus être esclaves d’un ordre sur lequel ils n’ont aucune influence. Le fédéralisme, c’est l’art de faire coexister et coopérer des hommes distincts, ayant des lois différentes, mais qui peuvent mieux être eux-mêmes quand ils veulent vivre mieux ensemble.

On retrouve dans cette proposition (qui n’est déjà plus une utopie dans la mesure où des actions sont entreprises et où des résultats sont obtenus) l’originalité généreuse du « personnalisme », mouvement philosophique que Denis de Rougemont anima avant-guerre avec Emmanuel Mounier (1905-1950). Pour les personnalistes, l’homme est « tout entier corps et tout entier esprit ». Alors que l’individualisme est isolement et défense, le personnalisme est au contraire ouverture, acte d’amour.

Un système fondé sur la solidarité

J’aime, donc la vie vaut la peine d’être vécue.

Or, la communication, la relation à autrui, expérience fondamentale de la personne, est réprimée dans l’État-nation. Pour changer le monde et, en premier lieu, l’Europe, Denis de Rougemont appelle à la responsabilité qui engendre la liberté. Au mot de Jean-Paul Sartre : « L’enfer c’est les autres », il réplique : « L’enfer c’est l’absence des autres, c’est la foule solitaire. »

Pour que le meilleur gagne en nous, ajoute-t-il, il nous faut d’abord le rendre présent, l’anticiper, se demander : « Que puis-je faire ? » avant « Que va-t-il arriver ? » Une seule réponse : « Toi-même ». On ne devient libre que si, par sa propre responsabilité, on se donne consistance. Sinon, point de communautés, ni donc de régions, ni d’Europe, ni de paix, ni de futur. Commençons par remplacer le système qui multiplie les occasions de haine et de guerre par un autre qui favorise la solidarité. Cette solidarité peut très vite être mise à l’épreuve.

Le couple de 1980 n’est plus soumis à un choix déterminé par les familles ou par l’intérêt. Vouloir se marier, avoir ou non des enfants, est devenu un acte responsable autant que libre, dont les partenaires ne fusionnent pas, ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, mais conjuguent dans une totale égalité leurs différences pour créer une œuvre. Toutes les enquêtes le confirment : les jeunes sont plus sensibles à l’aspect « œuvre commune » du mariage que nous l’étions autrefois. Je vois là une espérance. Pour moi, le couple de demain est une image claire du système fédéraliste auquel je rêve.