(1985) Articles divers (1982-1985) « La peur d’être libre… (printemps-été 1982) » pp. 31-35

La peur d’être libre… (printemps-été 1982)c

Vous êtes considéré comme celui qui a lancé l’idée du régionalisme. Pourquoi vous occupez-vous plus particulièrement des régions ?

Ces dernières années, j’ai proposé à Ecoropa de s’occuper des régions, d’établir un réseau entre les différentes associations à vocation régionale et régionaliste. Cette idée n’était pas nouvelle pour moi. En effet, lorsque je suis arrivé à Paris en 1931, j’ai fait la connaissance d’une trentaine de jeunes gens de mon âge, entre 25 et 30 ans, qui se rencontraient en un petit groupe de discussion œcuménique. Il y avait là des protestants, des catholiques, des juifs et même des agnostiques et, entre autres : le socialiste [sic] Marcd, Emmanuel Mounier, Nicolas Berdiaev, Roberte Aron, etc. Ce groupe travaillait sur l’idée de « personne » et nous sommes devenus les « personnalistes ». Il en est sorti deux revues : Esprit , qui dure encore, et L’Ordre nouveau , nom qui nous a été volé par qui vous savez ! Pour nous, il s’agissait de « l’ordre véritable » par rapport au désordre établi. Un numéro d’ Esprit fut d’ailleurs consacré au thème de « la rupture avec le désordre établi ». Pour nous, il s’agissait aussi d’une vraie « révolution » partant de l’homme considéré comme personne, et non pas comme individu.

C’est donc vous, en quelque sorte, que l’on peut considérer comme le père de la théorie « Personne-Planète », développée dans le livre de Théodore Roszak et qui a inspiré le n° 3 de notre revue. Mais on ne connaît pas toujours ses parents !… Quelle était la théorie de l’école personnaliste ?

Le manifeste de notre groupe tenait en trois lignes : « Nous ne sommes ni individualistes, ni collectivistes. Nous sommes personnalistes. » Mounier a vite parlé de révolution personnaliste et communautaire. Cette révolution devait se faire à partir du bas, en développant la personne, et non pas sur les ordres de quelques individus. Ceci d’ailleurs ne marche jamais à long terme car ça ne correspond pas à la vie.

Il n’y a pas deux individus qui se ressemblent : Albert Jacquard l’a démontré. La « personne », c’est l’individu qui cherche quelle est sa vocation. Vocation veut dire « appel ». Cet appel est unique pour chacun. On ne sait pas toujours ce que c’est ; il faut le découvrir. Le but est très loin en avant, dans l’infini, l’Absolu, Dieu, comme on veut l’appeler. Chaque homme doit inventer son chemin puisque chacun part d’un endroit qui est unique. Il faut trouver son sentier : il n’y a pas de route nationale ! Il faut donc avoir une certaine foi pour poser le pied là où nul autre ne s’est avancé. La vie de la personne est une construction continuelle et une marche dans la nuit. Un verset d’un psaume dit : « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier. » Cette vocation doit se manifester et elle se manifeste parmi les autres ; c’est cela qui crée des liens communautaires. Une communauté commence et ne se fait que par les liens interpersonnels. Il n’existe pas de communautés d’individus. Une communauté se distingue par une vocation beaucoup mieux que par des liens économiques.

C’est sans doute aussi en ce sens que l’on dit que les liens avec une famille spirituelle sont souvent plus forts et plus profonds qu’avec la famille biologique.

La famille spirituelle n’existe qu’entre des gens spirituels, qui existent comme des personnes, même si cela n’est pas clair. C’est souvent par les symboles, les mythes, les archétypes (dont on se sert comme d’un instrument), ou même par le hasard, qu’on trouve sa famille spirituelle. Toutefois, pour que la communauté soit réelle, elle ne doit pas être trop grande mais de dimension « médiocre », disait Rousseau. Ou, comme disait Aristote, que son nombre ne soit pas si grand que l’on ne puisse plus la réunir sur l’agora où chacun doit pouvoir entendre les autres. De ce type de communauté naît la région.

Quelle est votre définition de la région ?

Tout d’abord, c’est une grappe de communes qui se réunissent pour faire ensemble certaines choses qu’elles ne peuvent pas faire toutes seules.

Vous en avez une vision tout à fait organique. Cela relève plus de l’horticulture que de la mécanique !

J’aime beaucoup la définition qui a été donnée par un sénateur américain qui fut ambassadeur de son pays auprès des Nations unies :

Ne confiez jamais à la plus grande quantité ce que la plus petite peut faire, et mieux ! Jamais à la commune ce que la famille peut faire ; jamais à la région ce que la commune peut faire, et jamais à l’État ce que la région peut faire.

Mais, aujourd’hui, certains problèmes sont mondiaux : pour sauver les océans, par exemple, cela suppose une agence mondiale.

Vous dites, dans votre livre L’Avenir est notre affaire , « la contestation nucléaire devient un problème transnational » ! Cela aussi démontre qu’aujourd’hui, la notion de frontière est une notion aberrante et que le problème de la vie sur Terre est ou bien mondial, ou bien régional. C’est la vision des « Verts » !

Les régions, naissant d’une communauté, n’ont pas d’autre limite que celles des champs cultivés ensemble. Le mot « propriété », par exemple, vient du latin « proprius » qui veut dire « plus près », de « propes », « près ». C’est donc ce que l’on peut s’approprier du point de vue des besoins quotidiens. C’est la seule justification d’une barrière, ou d’une limite quelconque et cela n’a aucun rapport avec ce qu’est devenue la frontière. La frontière est une chose complètement condamnable. Elle n’a pas une seule utilité : les frontières empêchent de passer tout ce qui devrait passer : les hommes, les vivres ; mais elles n’interdisent pas le passage de ce qu’il faudrait arrêter : les épidémies, les maladies, les pollutions…

On en trouve un exemple frappant avec la frontière autour de Genève. La plupart de ceux qui vivent côté français travaillent en Suisse, ce qui fait que l’on peut passer quotidiennement huit fois la frontière, et plus si l’on oublie quelque chose chez soi !

Ici, autour de Genève, la frontière est remarquablement absurde. Le bassin du Léman est une région naturelle entre le Jura et les Alpes. Cette région est découpée en trois cantons suisses, deux départements français et, surtout, entre la Suisse et la France. Avec des cordons de douane alors que c’est le même pays d’un seul tenant, le même sol, la même culture, le même climat, le même lac avec les mêmes problèmes de pollution. Et ce lac est en train d’en crever. Mais cela, c’est ma femme qui s’en occupe !

Il me semble, parfois, que cette frontière franco-suisse autour de Genève est aussi absurde que la frontière entre Berlin-Ouest et Berlin-Est…

C’est le même type d’absurdité ! Les frontières sont les signes physiques de réalités qui sont des idéologies, ou des mythes, qui s’affrontent. S’il doit y avoir des « fermetures », ce devrait être comme des membranes entre les cellules qui laissent passer tout ce qui doit le faire.

On pourrait peut-être comparer votre description de l’unité-région et de ses limites à une personne faisant partie de plusieurs associations, dites type 1901 en France ?

C’est pour cette raison que j’appelle cela et je suis pour la pluralité des allégeances. Je suis pour des régions « à géométrie variable », suivant la fonction que la région est censée remplir. On peut avoir des régions écologiques qui ne seront pas du tout les mêmes que des régions économiques, bien que leurs rapports puissent être très proches. Il faut distinguer deux choses : la fonction écologique et la fonction civique. Certaines régions sont dictées par la géographie : le bassin genevois ; d’autres par la tradition linguistique, ethnique : l’Alsace. Les régions doivent se superposer de toutes sortes de manières, librement, — la question étant uniquement celle de leur représentation. La pluralité des allégeances est ma théorie favorite. Par exemple, je suis né dans le canton de Neuchâtel qui est ma patrie. Je me trouve donc automatiquement citoyen suisse. Mais j’appartiens à la Suisse qui parle français et je fais partie de la communauté francophone : la France, une partie de la Belgique, de la Suisse, du Canada, de l’Afrique et quelques îles de l’Océanie. C’est ma communauté en tant qu’écrivain. Je suis protestant et j’appartiens donc aussi à une autre communauté qui est mondiale et n’a pas de frontière délimitée. J’appartiens à l’école personnaliste et à diverses associations…

Si un fou venait me dire : tout cela ne peut pas continuer, il faut donner la même frontière à toutes ces activités, là, je crierai « au fou ! » Mais ces fous existent : Staline, Hitler et d’autres qui veulent que la même frontière soit donnée à toutes ces dimensions normales de l’être humain ! C’est impossible… Pour l’Europe, je vois donc une fédération de régions, une fédération continentale européenne qui, à son tour, peut se fédérer avec d’autres fédérations.

Dans votre livre, vous avez résumé trois schémas d’organisation : le schéma français, le pire… Vous dites « la France, pays modèle de toute révolution étatique, nationale, puis stato-nationale… La Terre entière copie les plus brillantes aberrations de leurs théoriciens politiques : la formule de l’État-nation a conquis le monde en moins de deux siècles… » Les deux autres schémas sont celui de la Confédération helvétique et celui de la fédération des États-Unis. Vous démontrez très bien la différence d’esprit entre ces dernières en expliquant comment l’on devient citoyen de l’une ou de l’autre.

Oui, par l’intérieur pour devenir Suisse, et par l’extérieur pour devenir Américain. Mais l’Amérique n’est plus vraiment une fédération parce qu’elle est beaucoup trop grande. Toutefois, les Américains ont gardé un plus grand sentiment de la communauté qu’en Europe.

Un autre exemple nous est offert par l’Afrique de l’Ouest, notamment dans la région du Sahel. Certains territoires tribaux qui constituaient et constituent toujours ethniquement et culturellement une vaste unité, sont aujourd’hui morcelés entre trois ou quatre pays qui divisent des familles entières qui, si elles ne parlent plus la langue originelle, ont du mal à communiquer entre elles parce que la colonisation leur a imposé l’anglais ou le français…

Oui, toute l’Afrique est mutilée par des gens qui, revêtus de leurs manches de lustrine, ont pris une carte de l’Afrique et ont tracé des frontières toutes droites de 300 km de long au tire-ligne. Un jour où j’en parlais avec un ministre de la Haute-Volta, il me dit :

Vous ne connaissez pas le pire. Quand la décolonisation s’est faite, nos jeunes gens étaient prêts à se faire tuer pour cette frontière devenue leur « frontière à eux », le symbole de leur libération. Pourtant, elle tranchait pile deux empires traditionnels, trois ou quatre royaumes et beaucoup de tribus.

Au fond, c’est exactement le même réflexe qui a dû se produire sous les jacobins et faire si facilement de la France un État-nation de citoyens-soldats. Nous pouvons donc observer, sous nos yeux, le phénomène vivant qui a dû se déclencher avec 1789.

Paul Valéry disait déjà que toute politique se base sur une certaine conception de l’homme. Je suis pour la région à cause de ma conception personnaliste de l’homme. Mais aussi à cause des conséquences de l’État-nation actuel qui est né des guerres révolutionnaires, des guerres de Napoléon qui l’a consolidé et centralisé en vue de la guerre et de la mobilisation. Cette formule de l’État-nation jacobin, napoléonien, est la cause de toutes les guerres aujourd’hui. Il s’y est ajouté la divinisation de l’État avec sa « souveraineté absolue » et c’est ainsi que l’on voit une guerre imbécile comme celle des Malouines, pour un troupeau d’îles désertes…

Avec beaucoup de pétrole dessous et quelques milliers de tonnes de crevettes autour !

L’exploitation du pétrole serait fabuleusement chère… La vraie raison de cette guerre, c’est que la souveraineté nationale a été atteinte. L’honneur de l’État-nation a été atteint. Donc, toute la structure des États-nations conduit à la guerre comme on le voit aujourd’hui… Au contraire, comme les régions divisent le pouvoir, elles empêchent la création de puissances, de super­puissances. Les régions désarment la guerre.

Comment définissez-vous la liberté ?

La notion de liberté marche de pair avec celle de responsabilité. C’est fondamental. Au contraire, les individualistes s’imaginent qu’ils seront libres s’ils n’ont pas de responsabilités. Malheureusement, cette idée est d’un de mes compatriotes, Benjamin Constant. C’est ce qu’il a nommé « le libéralisme ». Pour lui, la politique devait être faite par des gens payés pour cela, comme des domestiques. Malheureusement aussi, c’est ce qui conduit tout droit à l’État totalitaire. J’ai écrit dans un de mes livres : « C’est avec la poussière des individus que l’État fera son ciment ». Si chacun devient une personne, impossible d’en faire du ciment ! Alors, il est très clair qu’à partir de la notion de personne, on peut tout reconstruire. Et faire une critique virulente de l’État-nation comme notre école l’avait fait dans les années 1930, pendant la poussée du nazisme, du stalinisme… L’État-nation est beaucoup trop grand pour être un véritable animateur des affaires quotidiennes dans le carcan des frontières, et trop petit à l’échelle du monde.

Vous avez écrit aussi « une région, comme telle, ne sera jamais compétitive ». L’esprit de compétition relève de l’individu, sans doute, et pas de la personne. Il se traduit donc aussi directement par un esprit de compétition entre les États-nations ?

Oui, c’est exactement ce que je pense. La compétition relève de ce qui n’est pas la vocation. À ce sujet, il ne faut pas s’imaginer la vocation comme une force qui vient vers nous et qui nous commande. Nous ne sommes pas « aimantés », mais « aimés ». C’est complètement différent. Il n’y a pas déterminisme, mais responsabilité.

Cette notion d’amour est très importante ; c’est l’amour qui unit les personnes. L’État-nation ne déclenche pas d’amour pour ses bureaux, vous l’avez, vous aussi, souvent dit !

Les États-nations ne sont que des individus égoïstes qui sont des criminels à l’échelle mondiale, des gangsters… Il n’y a pas d’amour là-dedans. Ce n’est pas comme la patrie.

Ne pensez-vous pas que l’on a « bluffé » les citoyens en introduisant une énorme confusion entre « patrie » et « État », du moins dans la langue française ?

Oui, c’est exact et c’est en français que la confusion a été la plus grave entre l’attachement à la patrie et l’obligation de servir l’État-nation. L’école personnaliste est constamment revenue sur cela. La patrie, c’est quelque chose qui vous vient de l’intérieur tandis que l’État-nation, c’est un truc qui vous encadre de force, qui vous vient de l’extérieur. Et qui peut vous conduire à vous exiler.

Les régions doivent se faire à travers les frontières. La région de Bâle-Wurtemberg-Alsace est un exemple d’entité régionale séparée en trois États-nations dont deux, France et Allemagne, la maltraitent parce qu’elle se trouve à leurs confins. En réalité, c’est même le cœur géographique de l’Europe. Ils veulent se mettre ensemble car ils ont l’impression d’une centralité continentale, ce qui est vrai à tous points de vue.

Dans votre livre, vous disiez qu’il faut aller à la fois vite et lentement pour constituer cette Europe des régions.

Je ne vois l’Europe possible que sur la base des régions. C’est ce que j’avais proposé à Ecoropa : des régions qui se forment spontanément un peu partout. Spontanément, c’est très important. Elles ont envie de se connaître. Elles nomment des délégués pour un congrès annuel des régions : régions écologiques, religieuses, économiques, linguistiques, etc., toutes les définitions possibles. Tous ces délégués se réunissent comme le font les délégués de ceux qui ont des problèmes professionnels en commun. Aucune réglementation nationale ne peut empêcher ces rencontres. Pour discuter ensemble et choisir ensemble telle ou telle agence spécialisée. Rien n’empêchera ces associations de prendre très au sérieux les avis des experts, alors que les circulaires qui viennent de la capitale ne sont jamais lues : on ne les a pas demandées. Peu à peu des liens se créeront, des ministères fédéraux apparaîtront, un sénat qui se constituera tout seul parallèlement aux structures de l’État-nation.

La vraie révolution vient d’en bas. Ce qui me donne un peu confiance dans le nouveau régime français c’est que les deux hommes qui s’en occupent, Defferre et Rocard, sont d’origine huguenote et les protestants ont toujours été opposés au centralisme. Cela va paraître énorme aux Français !

Vous avez dit à un journaliste suisse qu’il faudrait au moins trois générations à la France pour se relever du centralisme de Monsieur Napoléon. Moi, je trouve que trois générations, c’est être très optimiste car, de nos jours cela fait 20 ans x 3 = 60 ans. C’est très court pour une durée moyenne de vie de 75 ans en Europe.

Mais suffisamment pour que cela commence à devenir un réflexe. C’est le minimum requis pour effacer la résistance formidable qu’il y a dans les esprits français, formés par l’école. C’est le minimum non pas pour que la situation redevienne normale, mais simplement possible. Quand j’ai commencé à reparler systématiquement des régions, cela a beaucoup énervé des gens comme Pompidou pour qui c’était le retour à la féodalité ; et cela représentait donc l’horreur complète pour le Français moyen, mais qui n’en a aucune idée exacte : Debré a traité mon livre de « livre infâme » !

Pour conclure, je vais vous citer une phrase que j’ai écrite et que j’aime beaucoup : « la puissance, c’est le pouvoir que l’on prend sur autrui ; la liberté, c’est le pouvoir que l’on prend sur soi-même. »

Vous avez aussi parlé de « la peur d’être libre »…

C’est la maladie de notre société actuelle. C’est de cette peur que sont nés les États-nations et les États totalitaires. Je ne cesse de répéter que la seule force des États totalitaires, c’est la somme de nos faiblesses.