(1969) Articles divers (1963-1969) « Le fédéralisme et notre temps (mars 1963) » pp. 15-19

Le fédéralisme et notre temps (mars 1963)c

Comme toutes les choses vivantes, organiques et intéressantes, le fédéralisme est plein de contradictions, d’oppositions et de tensions. On peut même dire qu’il est fait de contradictions, mais qu’à la différence de tous les autres systèmes politiques ou philosophiques, il ne cherche pas à les résoudre, à les neutraliser ou à les effacer par les moyens de la logique ou de la force, car il a pour passion maîtresse de les faire vivre ensemble, telles qu’elles sont.

Mais parce qu’il accepte les contradictions, les oppositions, les tensions, et cherche à les composer au sein d’un organisme vivant, n’allez pas croire que le fédéralisme soit une espèce d’éclectisme universel, ou d’opportunisme lâche qui tolère tout et ne s’oppose à rien. Le fédéralisme s’oppose en fait à deux tendances très puissantes dans le monde occidental moderne : le centralisme uniformisant, et le particularisme refermé sur lui-même.

Le fédéralisme refuse par principe et par définition l’uniformité imposée par un centre, qu’il s’agisse d’une capitale, d’un État, d’un parti, d’un pouvoir clérical, politique, ou économique. Il est donc le contraire absolu de tout régime totalitaire de tout ordre géométrique, simpliste, et par là même tyrannique. Or la tyrannie est le souverain désordre, comme le disait Vinet. Le fédéralisme veut la diversité, la pluralité des forces en compétition, et loin de fuir devant la complexité du réel, il la respecte, il croit à ses vertus, il en épouse la loi, bref, il l’aime.

D’autre part, le fédéralisme refuse avec non moins de fermeté l’esprit de clocher, les particularismes régionaux ou locaux qui prétendraient vivre en autarcie, refermés sur eux-mêmes, hostiles à toute coopération, voire à tout échange avec le monde extérieur. Car le fédéralisme, s’il aime les diversités régionales, aime aussi leur santé et celle de l’ensemble. C’est pourquoi il veut leur union, leur entraide, et même, dans certains cas bien définis, la mise en commun de leurs ressources.

Voulant donc le contraire de l’uniformité imposée par un centre, mais aussi le contraire des particularismes clos, le fédéralisme représenterait-il alors une sorte de moyen terme entre ces deux extrêmes ? Point du tout ! La santé n’est pas un moyen terme entre la peste et le choléra. Un homme qui boit de l’eau et qui se lave, n’est pas à mi-chemin entre un homme qui meurt de soif et un homme qui se noie.

De même, le fédéralisme n’est pas à mi-chemin entre la centralisation oppressive et l’esprit de clocher, à mi-chemin entre la dictature et l’anarchie. Il est sur un autre plan que ces deux erreurs, qui n’en sont peut-être qu’une seule. Oui, le fédéralisme représente la seule attitude rigoureusement contraire à celle que les deux autres ont en commun ! On aurait bien tort, en effet, de s’imaginer que la volonté de centralisation totale d’une nation et la volonté de la fragmenter en petites cellules locales jalousement closes manifestent deux tendances incompatibles de l’esprit. Car en réalité, ceux qui n’admettent aucune diversité politique ou culturelle dans la nation, manifestent le même état d’esprit que ceux qui n’admettent rien d’autre que leur manière de vivre locale, définie par la majorité locale, traitent tout le reste d’étranger, donc d’impur, et par suite, refusent de coopérer, de se lier par traités avec leurs voisins, de s’ouvrir aux échanges. Ce nationalisme local relève de la même mentalité que le totalitarisme à l’échelle nationale. Il traduit le même manque d’imagination, de vitalité, de sens des proportions, d’ouverture d’esprit et d’amour du réel.

Mais l’attitude fédéraliste ne se borne pas à reconnaître d’une part la nécessité de l’union, d’autre part la légitimité des autonomies locales. Elle exige à la fois l’une et l’autre, en dépit de leur caractère logiquement antinomique et pratiquement antagoniste. L’attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers — comme tout art ! Elle est un art de la composition qui requiert à la fois et en même temps la vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenez l’exemple d’une œuvre picturale : il n’y aurait pas d’harmonie possible sans contrastes de couleurs, et sans nuances complexes ; de même que sans une vision d’ensemble, celle de l’artiste, hors de l’unité du tableau, il n’y aurait pas de contrastes réels entre les tons, il n’y aurait que la simple juxtaposition de tubes de couleurs pures, bien mis en ordre dans leur boîte. Pour que la qualité particulière d’un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans l’unité globale d’une œuvre au sein de laquelle s’opèrent mille échanges d’une infinie complexité.

Voilà ce que j’appelle une harmonie fédéraliste. Le totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace de broyer mécaniquement toutes les couleurs, ce qui aboutit à une espèce de brun, celui des chemises brunes par exemple, de sinistre mémoire. Et voilà toute la différence entre l’harmonie fédérale, qui est libre union dans la diversité, et l’unification totalitaire, qui est réduction forcée à l’uniforme.

Ces images, qui sont autant d’évidences, suffisent à définir le fédéralisme, art de composer en un ensemble animé des diversités vivantes, et fonctionnant chacune à sa manière.

La plupart des impasses dans lesquelles se fourvoie l’organisation politique du monde moderne proviennent du fait que l’on oublie ces évidences. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : l’impasse à laquelle risquent bien d’aboutir les négociations entre la Suisse et l’Europe, représentée pour l’instant par le Marché commun. D’une part, on affirme une souveraineté globale, qui ne laisserait pas jouer la diversité des fonctions nationales ; d’autre part, on se cramponne à une souveraineté nationale qui a peur de se laisser englober dans un plus grand corps. Les uns oublient que la santé d’un corps exige le souple jeu d’organes bien différenciés ; les autres oublient qu’un organe bien différencié ne saurait vivre isolé du corps.

Quelle serait alors la solution fédéraliste ? Je vous en propose le principe : que l’Europe unie apprenne à respecter la diversité des petites nations qui la composent, sinon elle trahira sa mission dans le monde ; et qu’en même temps la Suisse apprenne à respecter dans le cadre d’une Europe fédérée, les règles que chacun de ses cantons observe dans le cadre de la Confédération, sinon elle trahira sa raison d’être.

Mais le fédéralisme n’est pas seulement un mode d’organisation politique, le seul régime de coexistence digne du nom. C’est aussi, et c’est même avant tout, une méthode de composition des valeurs diversifiées, — et voilà, me semble-t-il, une assez bonne définition de la culture !

II

Avec ces quelques précisions de doctrine — qui paraîtraient bien théoriques et bien abstraites à un public français, mais je parle après tout à des citoyens suisses, qui n’auront éprouvé aucune peine à me traduire en termes d’expérience politique très concrète —, tout est dit en principe de ce que nous aurions à dire sur les rapports entre le fédéralisme et la culture, et sur les problèmes que nous pose la vie culturelle de la Suisse romande en particulier.

Essayons pourtant d’illustrer les principes du fédéralisme en les appliquant à la culture. Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental du terme, très différent de l’asiatique — il faut une variété aussi riche que possible de créations humaines, un foisonnement d’œuvres, de langues, de moyens d’expression plastiques, de méthodes, de doctrines, d’écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres variées et qui leur offre une commune mesure ; sans quoi, nous ne saurions parler d’une culture, cohérente et vivante, de la culture. Il faut donc à la fois l’Un et le Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond d’unité essentielle. Quelle est donc, pour nous autres Suisses romands, l’unité de base, d’origine et de but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, le fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que l’Europe entière. L’Europe est la seule et véritable unité culturelle, organique et complète, à laquelle nous pouvons nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu la chance, ou le malheur, d’avoir une soi-disant culture nationale, intermédiaire entre l’Europe et nos cités.

Ici, je me permettrai de rompre une lance contre le concept aussi néfaste qu’invétéré de « culture nationale ».

On nous répète depuis un siècle que les Suisses, selon la langue qu’ils parlent, se rattachent à l’une ou à l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que le concept de « culture nationale » corresponde à des réalités culturelles. Or il ne correspond qu’à des prétentions nationales. L’idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre de « cultures nationales » bien distinctes et autonomes dont l’ensemble constituerait la culture européenne est une pure et simple illusion d’optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire. La culture européenne n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une addition de « cultures nationales ». Elle est l’œuvre de tous les Européens qui ont pensé et créé depuis 28 siècles, indépendamment des nations qui divisent aujourd’hui l’Europe, et dont la plupart n’ont même pas cent ans d’existence : il faut bien admettre que la culture s’était constituée avant elles et sans elles !

Je me contenterai, pour illustrer ce point, d’un seul exemple : celui de la musique, élément important et typiquement européen de notre culture. Dans ses grandes lignes, voici l’évolution de la musique en Europe : elle naît et se constitue au xiiie siècle dans un certain nombre de cités du Nord et du Centre de la péninsule italienne, en Provence, puis en Île-de-France. Des cités italiennes, elle se propage jusqu’aux cités flamandes, le long du grand axe commercial de la Renaissance, reliant Venise à Bruges. Une école nouvelle s’épanouit alors dans les Flandres. Elle influence bientôt la Bourgogne, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit de ses nombreuses découvertes. Plus tard, les Allemands et les Autrichiens viennent s’initier auprès des maîtres italiens. Bach copie avec application des œuvres de Vivaldi. Au xixe siècle, le centre de gravité de la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution de la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence des dizaines de nos frontières nationales actuelles. Elles relient des cités, des foyers de création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » d’un musicien ou d’un peintre, c’est simplement l’école locale dans laquelle il s’est formé.

D’où vient alors cette illusion d’optique dont je parlais, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle environ, en l’existence de « cultures nationales » ? C’est avant tout le fait de la langue qui l’entretient. Quand on dit que les Suisses romands se rattachent à la « culture française », on ne pense guère qu’à la langue française. Mais celle-ci n’est pas une propriété de la nation française actuelle, à l’ensemble de laquelle elle ne fut imposée que par un décret de François Ier, en 1543. On parle encore dans la France d’aujourd’hui sept ou huit langues différentes : l’allemand, le flamand, le breton, le basque, le catalan, le provençal, l’italien et l’arabe. Et l’on parle le français dans quatre autres nations. De même, l’allemand ne saurait définir une « culture nationale » étant la langue maternelle de populations qui vivent dans sept ou huit nations différentes.

Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques pour les amener à coïncider approximativement avec les frontières d’une de nos nations modernes. Mais il y a plus. La langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments de la culture en général. Or tous les autres éléments : la religion, la philosophie, la morale, les beaux-arts, le folklore, les sciences, la technique et l’architecture, sont largement ou même totalement indépendants des langues modernes, et ne sont, de toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire la culture européenne à chacune des vingt-quatre nations qui ont découpé leur État dans le corps de ce continent.

III

Or il se trouve que les Suisses sont, ou devraient être, préservés mieux que les autres de l’illusion des « cultures nationales », du seul fait de la composition linguistique si variée de leur État. Nous sommes en mesure de savoir mieux que les autres que la vie culturelle de nos régions et de nos cités ne dépend pas de réalités nationales, donc politiques, mais se rattache directement à l’ensemble culturel européen : elle est « immédiate à l’Europe », comme les villes libres au Moyen Âge et nos trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à l’Empire », Reichs unmittelbar, et c’était là une garantie de liberté contre les princes de l’époque — nous dirions aujourd’hui : contre les États-nations.

L’unité de base étant de la sorte identifiée, la question qui se pose est de savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent à se différencier, à s’individualiser sur cet arrière-fond commun.

Si je cherche pourquoi et en quoi les Suisses romands se différencient des Français, ou en tout cas de l’image convenue que l’État français nous donne depuis cent ans de la « culture française », bien que nous parlions à peu près la même langue, je trouve ceci :

1° la culture, dans nos cantons, n’est pas liée à l’État et n’a jamais été un moyen de puissance de l’État ;

2° la culture vit chez nous dans de petits compartiments naturels ou historiques, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut le cas des provinces françaises ;

3° nous sommes de vieilles républiques — même Neuchâtel, en dépit de ses princes — fondées sur une large autonomie des communes ;

4° le protestantisme est dominant en Suisse romande ; il détermine en grande partie nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour les cérémonies — à moins que son adoption n’ait résulté de notre tempérament particulier, mais cela revient au même ;

5° nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient l’admettre.

Tels étant nos principaux caractères spécifiques, que devons-nous faire maintenant pour rester fidèles à nous-mêmes, j’entends : pour illustrer, au plan de la culture, nos raisons d’être, pour légitimer notre accent particulier, pour nous exprimer d’une manière authentique et non pas empruntée, imitée ?

Je ne crois guère aux mesures de « défense » qu’on nous propose périodiquement : défense contre l’influence germanique d’une part, défense contre « Paris » d’autre part. La défensive n’est pas une attitude de créateurs, et la culture est d’abord création, avant d’être héritage, ou enseignement.

Si nous voulons rester nous-mêmes, continuons en toute confiance, curiosité, et ouverture d’esprit, à vivre en symbiose permanente avec l’ensemble de la culture européenne.

Nos meilleurs auteurs (pour ne prendre que cet exemple, le plus délicat, puisqu’il est lié à la langue, laquelle ne pose pas de problèmes pour le savant, l’architecte ou le musicien) ont été nos meilleurs Européens : Rousseau, Constant, Mme de Staël dans le passé, et de nos jours, parmi nos aînés, Robert de Traz, Charles-Albert Cingria, Gonzague de Reynold. Européens en ce sens qu’ils n’ont pas hésité à puiser aux sources les plus variées de la culture européenne, germanique et anglo-saxonne autant que française, sans s’arrêter à ces barrages ou à ces faux relais de paresse que représentent ailleurs les cultures soi-disant « nationales ». Et n’est-ce pas à ce caractère « immédiatement européen » que l’on reconnaît le plus vite leur commun caractère de Suisses romands, si profondes qu’aient été leurs différences de doctrine, d’esthétique ou de tempérament ?

Certains citeront alors Ramuz, à titre d’argument massue contre ma thèse. Est-il besoin de rappeler que ce grand artiste s’est formé à l’école de Paris, mais aussi à l’école de Cézanne, puis des romanciers russes, enfin de Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste (car c’était là le véritable sens de son fédéralisme mal compris). Cette erreur l’a peut-être soutenu, comme il arrive, mais n’en fut pas moins responsable de certaines limitations de son œuvre.

IV

À la question de savoir ce que les Suisses romands peuvent apporter de meilleur à la culture, je réponds donc sans hésiter que c’est surtout leur sens fédéraliste, leur sentiment direct, leur expérience du fédéralisme vécu. Nous n’avons pas produit de génies du premier ordre, à part Rousseau, mais beaucoup d’excellents ou même de grands esprits qui avaient ce sens, trop rare chez nos voisins. Cet apport très typiquement suisse à la culture européenne revêt une importance particulière dans le monde de cette deuxième moitié du xxe siècle. Il symbolise et préfigure l’apport de l’Europe au tiers-monde, tout enfiévré par les virus nationalistes que la culture du dernier siècle et notre crise totalitaire ont propagés. L’apport spécifique de la Suisse étant le sens du fédéralisme, et ce sens étant lié, nous l’avons vu, au génie de la culture en Europe, la question qui se pose maintenant est de savoir comment nous saurons illustrer notre vocation décisive dans l’existence concrète de nos vies cantonales.

Ici je rejoins le propos de l’entreprise très opportune qui nous réunit.

Deux erreurs de méthode menacent toute tentative de réveil culturel en Suisse romande : l’esprit de clocher et l’esprit d’administration.

L’esprit de clocher tend à confondre l’amour fédéraliste de la diversité avec la sauvegarde organisée, et si possible officielle, de nos particularismes les plus désuets. Il voudrait que chacune de nos cités se suffise à elle-même dans tous les domaines : université, radio, publications, etc. Et plutôt que de reconnaître que cela n’est pas possible, en plus d’un cas, il pousse à préférer des solutions médiocres, mais « bien de chez nous », aux avantages que pourrait procurer une coopération sans réserve avec d’autres cantons ou pays. Votre congrès ayant pour premier objectif de surmonter cette tendance défensive, faussement traditionnelle et autarcique, inutile d’insister sur ce point.

Mais c’est une autre erreur, inverse de la première, qui ne cessera de vous tenter : celle de l’organisation rationnelle d’activités qui par essence, ne le sont pas.

Tout le secret du fédéralisme réside dans l’art de distinguer, de cas en cas, ce qui marcherait mieux en étant centralisé et ce qui marcherait mieux en restant libre et dispersé, voire anarchique.

Il est clair que nos villes sont trop petites pour se payer chacune un laboratoire de recherches nucléaires, pour ne prendre que cet exemple. Mais qu’on ne dise pas qu’elles sont trop petites pour que s’y développent à foison des écoles de peintres, des galeries d’exposition, des troupes d’acteurs, des groupes d’écrivains, voire des petites revues qui expriment ces groupes avec l’intransigeance nécessaire. N’oublions pas que les cités qui ont fait la Renaissance en Italie, en Flandres ou en Bourgogne, étaient alors plus petites que nos villes romandes actuelles. Elles sont tout de même devenues des foyers rayonnants de créations du premier ordre. Et cela, je crois, pour les deux raisons suivantes : premièrement, la passion créatrice un peu folle de jeunes gens qui se groupaient en écoles, autour d’un maître du métier ; secondement, le sens de la dépense magnifique, le goût de la nouveauté et du somptueux, qui caractérisent tant de princes et de grands marchands de l’époque. Il est trop clair qu’à l’absence de cette passion créatrice et de ce sens du mécénat, nul comité de coordination ne pourra jamais remédier. Les comités ne peuvent faire, au mieux, que des choses raisonnables, mais la culture est faite par des passions individuelles et par de petits groupes qui ne craignent pas de passer pour extravagants ou excessifs. Les comités sont par définition prudents et économes : leur rôle est normalement de rationaliser les activités dont ils s’occupent, pour les rendre plus économiques ou plus rentables. Mais la culture vivante vit d’imprudence, et prospère dans le gaspillage des forces et des sommes. Je crains que nous soyons encore, en Suisse romande, aux antipodes de ce climat d’excitation intellectuelle et artistique. Nos habitudes utilitaires, notre notion du sérieux confondu avec le rentable, nos réflexes jalousement égalitaires, décourageant toutes les initiatives hardies et protégeant en revanche trop de médiocrité pour peu qu’elles aient été un jour inscrites à quelque budget d’État, et sous prétexte de répartition géographique équitable — ce qui n’est, soit dit en passant, qu’une parodie du vrai fédéralisme — c’est tout cela qui mérite aujourd’hui d’inquiéter les amis de la culture, et c’est aussi tout cela qui menace dans ses sources notre vitalité fédéraliste.

On parle beaucoup, ces jours-ci, du danger que le Marché commun représenterait pour notre Suisse fédéraliste. Mais ce n’est pas le fait de supprimer nos douanes qui mettrait en danger nos « raisons d’être » ! C’est bien plutôt le fait de ne plus s’intéresser qu’au niveau de notre vie matérielle, de traiter la culture en mendiante, de refuser de la faire participer à une prospérité économique sans précédent.

Nos raisons d’être et de rester Suisses ne sont pas des raisons économiques. Le fédéralisme, j’ai tenté de vous le montrer une fois de plus, vit des mêmes réalités spirituelles et morales, et prend ses sources dans les mêmes attitudes de pensée que la culture créatrice. On ne sauvera pas l’un sans l’autre.