(1956) Articles divers (1951-1956) « Une présence (1955) » pp. 5-6

Une présence (1955)v

Depuis le début de l’ère des dictatures, nombre d’intellectuels occidentaux et asiatiques nous répètent qu’il est impossible de résister au fanatisme politique sans devenir soi-même fanatique, de lutter contre le fascisme sans adopter la ligne communiste, ou de lutter contre le stalinisme sans adopter les procédés fascistes. Le risque est là, bien sûr, mais ce n’est qu’un risque.

Et pourtant, à certains, il apparaît si grand que par crainte de le courir ils choisissent de ne point résister du tout, et de s’inscrire par exemple aux « partisans de la paix », qui sont ceux d’une armée et de sa politique.

L’action du Congrès pour la liberté de la culture, depuis cinq ans, a démontré la possibilité de lutter librement contre la tyrannie, et de surmonter le défaitisme anxieux d’une intelligentsia trop facilement dupée par les prétextes humanitaires de la Terreur.

Nous n’avons pas opposé à la propagande des Bons Tyrans je ne sais quel « front uni » exigeant farouchement le sacrifice « temporaire » mais concret des libertés de la personne et des impératifs de la justice. Mais nous avons créé un point de ralliement pour des esprits venus d’horizons différents, et visant des buts très divers. Quoi de commun, pourrait-on demander, entre nos présidents d’honneur ? Entre Maritain et Russell, entre Niebuhr et Madariaga, entre Jaspers et Croce ? Rien de facile à définir, sans doute. Pas un slogan. Mais ce fait et ce mode d’expérience — comme l’eût dit John Dewey, leur grand aîné — qu’est l’exercice vivant et militant de la liberté de l’esprit, dans l’actualité de notre temps.

Quels furent les actes du Congrès pendant cinq ans ? On rappelle plus loin nos conférences de savants, d’écrivains, de musiciens, d’économistes et de philosophes, nos revues et publications, nos spectacles et nos débats, et les grandes réunions de Berlin, de Bruxelles, de Bombay, de Paris, de Hambourg, de Rangoon et de Milan. Je voudrais simplement mettre en relief un fait : celui de notre Rassemblement. Peut-être a-t-il contribué plus qu’on ne le croit à changer l’atmosphère de l’après-guerre mondiale. La mode était aux démissions de l’esprit devant l’autel d’une Histoire déifiée. Les hommes libres se sentaient seuls. Ils ont trouvé le lieu où l’on peut se fédérer sans renoncer à sa vocation. Ce n’est pas un ersatz d’église, ce n’est pas un parti jaloux, ce n’est pas un bastion de défense. C’est plutôt un réseau d’amitiés agissantes de Paris à Tokyo, de New York à Bombay, de Berlin-Ouest à Santiago et Mexico. C’est une volonté de justice qui se moque des opportunismes et c’est une action permanente. Quelle que soit la valeur des sourires que prodiguent désormais les césariens, le Congrès va mener plus que jamais l’offensive de la liberté, sa vraie lutte pour une paix vivante.