(1956) Articles divers (1951-1956) « Les foyers de culture et l’Europe (octobre 1952) » pp. 7-14

Les foyers de culture et l’Europe (octobre 1952)h

Je vais limiter mon exposé à un seul thème, un thème-cathédrale : l’Europe.

La thèse que je vais développer rapidement pourrait s’exprimer de cette manière, sous sa forme la plus brutale : l’Europe égale les foyers de culture, ou : les foyers de culture sont l’Europe. Je précise tout de suite que je prends le terme foyer de culture au sens le plus général, le plus large ; je vous dirai aussi que les foyers de culture qui ont fait l’Europe jouaient, à d’autres époques, un rôle différent de celui qu’ils auraient maintenant.

Je ne ferai pas de longues incursions dans le passé, mais je rappellerai la leçon de l’histoire ; avant le Moyen Âge, l’Europe s’est faite à partir des seuls foyers de culture existants : les couvents.

Comment la culture devenait-elle vivante ? D’abord elle naissait dans la méditation, puis cette méditation était transcrite, formulée en œuvres écrites ; elle circulait ensuite, enseignée dans les écoles et plus tard dans les universités, formant les clercs, les hommes de culture, chargés d’élaborer les doctrines de l’Église, qui servaient de règles aux hommes publics : princes, magistrats, légistes.

À un stade nouveau, l’éducation du peuple était faite par ces institutions, les sermons entendus à l’Église, et tout un courant de connaissances orales, car les textes écrits n’avaient pas de circulation publique.

On passait donc ainsi du foyer de culture à la masse de la population par une série de maillons successifs que je vous rappelle : la méditation se formulant en écrits, l’enseignement formant des clercs, ceux-ci créant les institutions et répandant la sagesse commune, la connaissance populaire par transmission orale.

L’unité de croyance fondamentale créait l’unité de culture entre toutes les classes de la population ; une commune mesure existait entre les riches, les clercs et le peuple.

Tout est changé aujourd’hui. Nous sommes devant une situation complètement différente. La culture actuelle est élaborée par des individus — plus rarement par de petites équipes de chercheurs ; puis coulée dans des moules uniformes : [par]i l’école, le livre, la revue, le journal, elle est transmise à la masse et ces moyens mêmes de diffusion la rendent abstraite.

Elle se heurte à des obstacles qui sont : la division de la population en classes sociales ne parlant pas le même langage, la division en nations, qui existe depuis une centaine d’années, la division en langues, qui joue un rôle beaucoup plus vaste qu’au Moyen Âge.

Il n’existe guère aujourd’hui dans nos pays qu’une seule forme de culture commune à tout le monde, sans distinction de classes, de pays, de langues : la culture par l’image : cinéma, télévision, « comics” illustrés des journaux. C’est une forme de diffusion facile, qui ne connaît pas de frontières et ne nécessite aucune traduction. Vous reconnaîtrez que c’est peu — ce n’est même rien — pour former l’homme et le jugement personnel.

Le résultat de ces cloisons horizontales ou verticales par classes, nations et langues est de faire perdre le bénéfice des moyens de diffusion de la culture et d’empêcher son unité. Des conceptions différentes se forment ; le même terme change de sens en passant d’une classe sociale à l’autre. Finalement, la culture humaniste, née comme une création commune de l’Europe, se fragmente en toutes sortes de petits morceaux. On ne peut plus dire : l’Europe, c’est une forme de culture, la substance de la culture est ignorée de la masse des populations, comme l’est le sens de l’Europe.

Pourtant, cette culture existe, elle se poursuit. Comment pourra-t-elle retrouver aujourd’hui sa fonction éducatrice : former des hommes et des communautés ? Comment faire renaître « L’Europe-Culture ». Là, se pose le vrai problème de vos foyers de culture. Un foyer constitue le lieu de rencontre entre l’essence de la culture et une situation locale bien définie, les problèmes d’urbanisme, d’éducation populaire, de questions sociales y sont évoqués par des hommes de classes différentes et de niveaux intellectuels divers, mais réunis par des préoccupations communes.

Ainsi je vois l’activité des foyers de culture s’insérer dans ce grand phénomène historique, capable, vu à distance, de dominer tout le xxe siècle : la création de l’Europe unie, contre les dictatures et contre l’anarchie.

L’homme européen doit pouvoir réaliser sa vocation particulière dans le groupe humain où il se retrouve inséré. Faire l’Europe, c’est d’abord former des hommes. Tout le reste est affaire d’ingénieurs ou d’hommes politiques et ne nous intéresse pas ici.

Je voudrais maintenant vous présenter un certain nombre de thèmes :

Il n’est pas possible que la culture puisse agir — c’est-à-dire former ou modifier la réalité — en se limitant à un groupe local. La culture est par essence internationale, universelle et non pas nationale ni régionale. Elle suppose des échanges multiples entre les classes sociales et les peuples. Née historiquement de ces échanges, fruits d’une grande circulation commune à toute l’Europe, elle est destinée, sans eux, à mourir à bref délai.

Il n’y a pas de culture vivante sans une incarnation, une implantation locale.

Un foyer local ne peut être appelé foyer de culture que s’il réalise à la fois cette possibilité d’incarnation de la culture et cette ouverture aux échanges universels. Il n’y a pas d’Europe vivante sans ces deux courants.

Je reviens toujours à ces réalités : pour faire l’Europe, il faut que les foyers par centaines et par milliers, si possible, apportent leur coopération active. Eux, et eux seuls, peuvent donner un contenu humain à la construction de l’idée européenne ; vie et chaleur lui viendront de la réalité quotidienne.

Il ne faut pas que l’Europe se fabrique comme un immense trust super-étatique, construction sans âme, bureaucratie, incompréhensible aux masses, qui prépare pour l’avenir une sorte d’uniformité du cadre de la vie matérielle. Cela risque d’arriver avec la Haute Autorité du charbon et de l’acier, très difficile à comprendre. Contre cette uniformité, qui peut devenir tyrannique et stérilisante, les foyers doivent défendre les droits de leurs diversités locales.

J’insiste sur ce double mouvement, il faut que les foyers collaborent à la constitution de l’Europe, mais aussi qu’ils défendent la diversité européenne contre le germe de tyrannie que peut contenir l’aspiration à l’unité. C’est le paradoxe du fédéralisme, au sens doctrinal ; le fédéralisme est une tension permanente — pour ne pas dire une contradiction — entre le mouvement vers l’union et les autonomies locales qui défendent leurs particularités ; paradoxe même de la vie, lutte permanente entre deux dynamismes contraires également valables, condition nécessaire à la construction de l’Europe.

Nous devons être en garde constamment d’une part contre une espèce de mystique régionaliste, d’autre part contre une tentation d’internationalisme qui voudrait supprimer toutes diversités. Nous lutterons contre ces déviations de l’esprit par une pratique de la circulation des idées et des personnes entre les communautés locales et l’ensemble de l’Europe. Vous remarquerez que je saute à dessein le stade national, intermédiaire ; la culture ne s’est jamais faite par les nations, c’est une plaisanterie, une thèse sans fondement racontée dans les livres d’école depuis cent ans. Il n’existe pas de culture nationale, aucun historien sérieux ne peut défendre cette idée. La culture a toujours été internationale. Il s’agit de passer de l’ensemble européen aux implantations locales, et du foyer local directement à l’Europe.

Pour en venir à des propositions plus pratiques, je proposerai que s’établisse un réseau européen de distribution de livres, de brochures, de revues, de journaux, de films, et d’orateurs, réseau qui pourrait être constitué, et constamment alimenté par cette Communauté européenne des foyers de culture, dont nous avons adopté le nom avant-hier.

Je verrais les choses de cette façon ; chaque foyer, quelle que soit sa forme, sa structure, se donnerait pour tâche — et je voudrais qu’il le fasse expressément par un vœu formulé si possible ici — de devenir un centre de diffusion locale de ce matériel européen, si vous permettez cette expression. Chaque foyer serait une sorte de haut-parleur diffusant l’idée de l’Europe, et, en même temps, un champ d’expérience pour des réalisations concrètes. Pour être valables, celles-ci ont besoin d’être essayées dans le vif, passées au crible de la vie quotidienne, puis modifiées dans leur pensée, si cela est nécessaire.

De cette manière, l’idée européenne pourrait vraiment s’incarner.

Pour préciser encore, je voudrais que ce même réseau de distribution, de diffusion et de critique soit alimenté par le plus grand nombre possible d’organisations au niveau européen, comme le Conseil des communes d’Europe, par exemple ; le Centre européen de la culture peut mettre à la disposition de cette Communauté européenne des foyers de culture tout d’abord ses plans de causeries — je crois qu’on vous les a remis. J’explique en quoi ils consistent : ce sont de petits plans de 5 ou 6 pages, englobant une vingtaine de sujets différents concernant la vie européenne et contenant chacun un thème, quelques arguments, quelques chiffres, quelques rappels historiques permettant à une personne de faire, sans préparation, une causerie suffisamment documentée, d’une heure ou d’une demi-heure. En collaboration avec la Campagne européenne de la jeunesse, nous avons pu mettre en circulation 22 ou 23 de ces plans ; nous sommes prêts à en rédiger de nouveaux, correspondant aux désirs exprimés par vos foyers. Nous serions très heureux de recevoir vos suggestions et de les étudier à Genève.

Ensuite, nous pourrions mettre en circulation d’une manière périodique une sorte de fiche bibliographique comportant des listes d’ouvrages récemment parus, avec les moyens de se les procurer gratuitement si possible, ou à prix réduit.

Nous vous offrons aussi de faire circuler dans vos foyers des listes de conférenciers, choisis dans tous les pays européens, avec le temps dont ils disposent, les horaires qu’ils ont déjà prévus.

Ces conférenciers ne seraient pas des professeurs d’éloquence ni des hommes politiques, mais des écrivains, des explorateurs, des cinéastes, des pédagogues, des médecins, des psychologues, des ingénieurs et, pourquoi pas, des sportifs.

Au Centre de la culture, nous avons en préparation une Commission d’hygiène et de psychologie sportive. Quelques personnes compétentes — dont d’anciens champions du monde — sont prêtes à faire le tour des foyers de culture, si on les y invite, pour parler de leurs expériences et lancer des groupes intéressés par ces questions passionnantes d’hygiène et de psychologie sportives.

Quatrième proposition : nous pourrions faire circuler parmi les foyers une sorte de lettre circulaire d’information sur l’état actuel de l’organisation européenne, les positions à prendre sur différents sujets et les possibilités d’action à mener. Nous offrons d’établir des contacts entre la Communauté européenne des foyers de culture et notre organisation, qui comprend des associations des guildes du livre, des clubs européens, et des festivals de musique. Ceux-ci groupent, à l’heure actuelle, 15 des plus grands festivals de musique européenne. En nouant des liens avec eux, il serait possible de monter des représentations gratuites pour jeunes ou membres de nos foyers. Je signale également notre Association des instituts d’études européennes, dont les résultats sont remarquables.

Enfin, il y aurait lieu d’étudier, me semble-t-il, une sorte d’organisation de voyages et d’échanges, comme celle établie par le Centre d’échanges internationaux en France. Je vous signale que d’autres associations viennent nous voir de temps en temps, demandant à entrer en relation avec les foyers de culture, celle par exemple du Chantier européen, qui établit des sentiers allant du nord de l’Écosse au sud de l’Italie ; il serait intéressant de jalonner ces sentiers de foyers où les voyageurs pourraient s’arrêter. Voici une belle idée de circulation à travers l’Europe — et pas seulement pour les jeunes, car il y a aussi des vieillards qui marchent —, avec comme relais les foyers de culture.

Voici ce que le Centre européen de la culture se propose de mettre à votre disposition. En retour, il voudrait bien que chacun de vous prenne l’habitude de lui écrire pour suggérer des actions pratiques ou formuler des critiques fécondes. On risque toujours de tomber dans l’abstrait ; et nous avons besoin de votre opinion pour orienter notre action d’alimentation selon vos besoins. Le Centre européen de la culture voudrait être la plaque tournante de vos foyers, leur forum.

Un dernier mot : on a parlé tout à l’heure de culture populaire. Je ne crois pas qu’il y ait une culture populaire, comme je ne crois pas aux cultures nationales. Il y a la culture, qu’il s’agit d’implanter dans des sols différents avec des méthodes qui peuvent différer, être populaires ou universitaires. C’est une grande tâche des foyers de contribuer à effacer cette distinction, à faire que le mot « Culture » ne soit plus synonyme d’académisme, de propriété bourgeoise, de luxe intellectuel. Il faut qu’ils coopèrent dans un effort général pour donner au mot culture un contenu de vitalité humaine, de création, d’ouverture vers l’avenir, de liberté. Hier, j’ai reçu une lettre parlant des foyers où l’on disait : « j’espère que dans un foyer la maison seule ne compte pas, ni la mystique locale, c’est la culture qui doit être le principal locataire… »

J’ai beaucoup aimé cette formule et me suis dit que je vous la retransmettrai.

Je ne veux faire de peine à personne, mais les maisons de culture sont là pour « bâtir l’Europe », non pour organiser les tournois de ping-pong. Elles sont là pour des activités récréatives, bien entendu, mais surtout pour des activités créatrices, créatrices de quoi ? d’hommes à la fois libres et responsables !

Je voudrais que vous soyez très ambitieux pour vos foyers de culture, et très ambitieux sur ce terme de culture, car, à mon sens, l’Europe de demain, l’Europe unie, vaudra exactement ce que vaudront ces centaines et ces milliers de Foyers de Culture dont vous représentez un grand nombre.

Je dirai, en terminant, que j’ai grande confiance depuis que je vous vois ici rassemblés et surtout depuis que je vous ai vus approuver ce mot de Communauté.