(1977) Articles divers (1974-1977) « Écologie, régionalisme, fédéralisme : l’avenir selon Denis de Rougemont (30 décembre 1977) » p. 6

Écologie, régionalisme, fédéralisme : l’avenir selon Denis de Rougemont (30 décembre 1977)bk

Après une trentaine d’ouvrages, tous publiés « vingt ans trop tôt », le livre de Denis Rougemont L’Avenir est notre affaire paru cet automne, est sorti au bon moment.

En juin dernier, c’eût encore été trop tôt. Mais cet été, l’opinion à laquelle il s’adresse a été réveillée par Creys-Malville, entre autres.

Après avoir vécu plusieurs années avant la guerre en Allemagne, ensuite aux États-Unis, Denis de Rougemont s’est installé dans le pays de Gex, à Ferney d’abord, puis à Saint-Genis. Il dirige à Genève l’Institut universitaire d’études européennes.

L’analyse de Rougemont part de la crise que traverse aujourd’hui le monde et de ce qu’il appelle la « religion de la croissance : ceux qui croient qu’on peut continuer ce qu’on a fait depuis vingt-cinq ans, sont en pleine utopie au mauvais sens du terme ».

Les différents éléments qui font marcher le système industriel depuis le xixe siècle et qui interagissent entre eux sont aujourd’hui bloqués : que ce soit l’énergie, le chômage, l’inflation.

La crise de l’Occident mondial a pour critère spécifique de résulter non de l’échec mais de la réalisation de l’utopie industrielle.

Déjà la croissance démographique et son corollaire, la croissance urbaine ont ralenti en Europe, après tout de même que le boom industriel sans vision, ait détruit le cadre de vie. En Suisse, la croissance démographique est négative depuis deux ans.

Prenons le cas de Ferney-Voltaire. En 1947, il y avait 1050 habitants, six cafés et treize magasins. En 1974, il y avait 6500 habitants, toujours six cafés, plus que six magasins et deux grandes surfaces ! En 1977, il n’y a plus que 5800 habitants, il y a des immeubles vides et dans certains d’entre eux cinq ou six appartements sont occupés sur trente.

Saint-Thomas

Croyez-vous qu’avec de telles mutations non contrôlées, on ne détruit pas le tissu social ? Les hommes ne se connaissent plus. Ils effectuent quotidiennement des travaux qui ne les intéressent pas, des travaux ingrats au sens exact du terme, c’est-à-dire qui ne leur apportent aucune gratification. Ils ne sont pas heureux et ils en viennent à se détester.

On sait aujourd’hui que les ressources en pétrole seront épuisées d’ici à vingt ou trente ans ; on en trouvera bien sûr toujours quelque part (on cherche même dans la région parisienne) : mais à quel prix ? Épuisé ou inutilisable, le résultat est le même.

Et pourtant on parle de relance de l’économie ! C’est une aberration totale, une absurdité. En relançant on ne parviendra qu’à accroître, à aggraver la situation actuelle. On ne résorbera ni le chômage ni l’inflation.

C’est saint Thomas qui disait que « le fini n’est pas capable d’infini ». N’en est-il pas de même pour les ressources naturelles ?

Et les hommes politiques le savent bien qui l’avouent en privé et qui, en public, prêchent la croissance sans fin. Après moi le déluge, semblent-ils dire. Ils ne pensent qu’aux élections et au programme d’autoroutes qu’ils ont promises.

L’État : le roi, c’est moi

Les xixe et xxe siècles ont été marqués par les « économies d’échelle » qui ont conduit à une concentration toujours de plus en plus grande et à partir des années 1960 aux multinationales.

Mais le tiers-monde continuera-t-il à se laisser exploiter, continuera-t-il à accepter les famines dues aux monocultures imposées par la société industrielle occidentale ? Il faut d’ailleurs noter à cet égard que la civilisation occidentale a fait plus de mal après que pendant la colonisation qui n’a duré en fin de compte que quatre-vingts ans. Le fossé s’est accru depuis la décolonisation.

Ce que Denis de Rougemont a apporté de neuf, c’est d’avoir démontré que l’État est responsable de tout, puisqu’il revendique le contrôle de tout. Et particulièrement de l’État-nation,

celui qui dit : Le roi, c’est moi. Alors qu’en Suisse quand on dit le souverain, c’est toujours du peuple qu’on parle. Ce sont les États-nations et eux seuls, qui ont géré la terre. Ils ont géré et détruit les ressources en vue de leur puissance.

Pour Denis de Rougemont, l’État ne devrait être qu’un service public, un point c’est tout. Ses propositions développées en 160 pages partent de l’homme (il fut l’un des premiers personnalistes, de la revue Esprit), de la commune et vont de la région à l’Europe. Tout le système de Rougemont est fondé sur l’autogestion politique à partir des régions, nécessaires pour l’aménagement du territoire et la lutte contre la pollution.

C’est l’Amérique qui a exporté l’inflation, née de la guerre du Vietnam, en Europe : seule une union européenne pourrait tenter de résister, pas un pays tout seul.

Alice au pays des merveilles

Les ennemis de l’écologie, des régions, de l’autogestion sont autant à droite qu’à gauche. Si le nationalisme, le pouvoir de type monarchique et le mythe de l’unité nationale sont les caractéristiques de la droite, qu’est-ce qui la différencie du Parti communiste français ? Il y a un véritable chassé-croisé des valeurs entre la droite et la gauche.

Le nucléaire pourrait-il être une solution aux problèmes d’énergie ?

Là encore, soit dit en passant, le parti communiste a opéré un virage à 180 degrés. Mais sur le fond, quelle que soit la nature du danger que présente le nucléaire (il y a des savants hostiles, les indépendants — et d’autres favorables — les « vendeurs » d’État), cette énergie représente la logique la plus extrême du système.

D’abord elle exige des investissements fabuleux et inchiffrables (l’uranium a quintuplé en sept ans). Les prix de tous les éléments varient tous les jours : cela ressemble au jeu de croquet d’Alice au pays des Merveilles où les boules étaient des hérissons et les arceaux des valets, tous se déplaçant au gré de leur humeur.

Ensuite, tout passe à travers les gouvernements. Il y a peu de temps, le gouvernement français a même décidé que l’armée pourrait être utilisée aux fins de défendre les centrales. On se livre à des enquêtes sur la vie des savants, des personnes, de leurs familles : la société nucléaire est une société policière.

« J’ai bon espoir »

L’énergie solaire, au contraire, et c’est sans doute la raison pour laquelle les États y sont hostiles, est liée au système d’autonomie jusqu’à la propre maison des citoyens.

Si le mouvement autogestionnaire, écologiste, régionaliste et fédéraliste, ne l’emporte pas rapidement, l’Europe sera sans doute complètement colonisée par les États-Unis et l’URSS et connaîtra des mouvements sociaux sans précédent.

Mais j’ai bon espoir. Les choses peuvent aller très vite. Car ce mouvement n’est-il pas le seul aujourd’hui à pouvoir mobiliser des centaines de milliers de personnes comme à Creys-Malville, contre le surgénérateur ou à Pampelune, pour l’autonomie basque.