(1961) {Title} « L’avenir de la liberté (17 septembre 1955) » pp. 1-4

L’avenir de la liberté (17 septembre 1955)i

Il est bien naturel de souhaiter qu’un congrès se termine par des « conclusions concrètes », comme on dit, ou au moins par un manifeste. Et pourtant, ce n’était pas notre but cette fois-ci. Nous l’avons expliqué sans équivoque dans la préface du programme imprimé dont je vous relis ces quelques lignes :

La conférence que nous organisons n’est pas conçue comme une manifestation, mais plutôt comme un séminaire de recherche. Elle ne vise pas à dégager des directives d’action ou de propagande, mais d’abord à détecter les faux problèmes qui empoisonnent nos polémiques, puis à poser les vraies alternatives de la liberté dans ce siècle.

Dans quelle mesure avons-nous réussi ? Pour les faux problèmes, ceux qui résultent des slogans habituels sur les systèmes économiques dans le monde communiste et dans le monde libre, ils ont été, me semble-t-il, très remarquablement élucidés. Dans ce domaine, la conférence de Milan représente un progrès considérable. Mais dans le domaine philosophique, j’avouerai qu’elle me laisse devant une grande question. Une question qui dépasse sans nul doute l’objet précis de nos travaux. Une question que nous ne pouvions discuter — car on ne peut pas parler de tout à propos de n’importe quoi, c’est entendu — mais qui n’en subsiste pas moins dans la plupart de nos esprits et qui éclaire à la fois les limites et l’horizon lointain de nos efforts. C’est cette question que je voudrais évoquer à l’aide des brèves remarques que je vais vous soumettre.

On a cité, au début de nos travaux, une pensée de Georges Bernanos dont voici la substance sinon la forme exacte : Quelles que soient vos institutions, vous n’aurez pas de liberté si vous n’avez pas des hommes libres !

Avouons que cette phrase ne manque pas d’ironie au terme d’un congrès qui semble avoir admis comme hypothèse de travail — il en faut bien — que les meilleures institutions économiques correspondent aux meilleures garanties de liberté.

Or, s’il est vrai que de mauvaises institutions peuvent étouffer la liberté, il n’en résulte pas que de bonnes institutions créent automatiquement de la liberté. Ceci pour deux raisons dont la première relève de la simple logique. En effet, la liberté ne peut pas résulter nécessairement d’une situation quelconque car dans ce cas il n’y aurait plus de choix possible, et par suite, pas de liberté. La seconde raison est celle qu’indiquait Bernanos : c’est que les meilleures institutions du monde ne peuvent pas créer ces hommes libres sans lesquels il n’y a pas de liberté vivante.

Mais alors, si les institutions ne peuvent pas créer des hommes libres, qui le pourra ? Voilà la grande question que je désirais soulever. Notre congrès ne se proposait pas de la discuter : il avait d’autres buts précis. Mais elle se pose en fait, irrésistiblement, comme l’une des plus gênantes — admettons-le — et l’une des plus fondamentales de notre temps : comment fait-on pour créer des hommes libres ?

Je lis dans le rapport d’un de nos amis de l’Inde, Eric da Costa, que la lutte pour la liberté doit s’appuyer d’abord sur des individus courageux et que ceux-ci à leur tour doivent puiser leur courage dans une tradition d’indépendance individuelle.

Fort bien. Mais sur quelles traditions d’indépendance individuelle vivons-nous actuellement dans le monde libre ? J’en vois deux.

La plus apparentée est celle qui a été illustrée par la Révolution française. La Déclaration des droits de l’homme définit la liberté de l’individu comme totale, et n’admettant d’autres limites que celles posées par la liberté d’autrui. Il s’agit donc d’une liberté revendicatrice, qui n’est arrêtée dans son expansion naturelle que par les revendications égales des autres, telles que les autorise la loi. Comment ne pas voir qu’en dépit des cadres légaux sans cesse multipliés et précisés, une liberté de cette nature conduit nécessairement à des conflits amers, à des incidents de frontière quotidiennement renouvelés, et trop souvent enfin, au triomphe légal de la liberté du plus fort ?

Mais il existe une autre source de la liberté des personnes, une autre tradition bien plus ancienne et plus profondément enracinée dans l’homme. Pour elle, la liberté n’est pas seulement un droit, mais l’essence même de l’homme en tant qu’humain. Dans la mesure où j’y crois, les autres hommes ne sont plus des « voisins inévitables » dont l’existence gène et limite ma liberté, mais ils sont au contraire des prochains, que je puis aider et qui peuvent m’aider en retour, des hommes dont j’aime et dont je veux la liberté parce que sans elle, ma propre liberté ne sera jamais que mon égoïsme, mon impérialisme déchaîné ou réfréné, c’est-à-dire un asservissement. Selon cette seconde tradition, la liberté est quelque chose qui se démontre et se manifeste avant tout dans l’acte même d’aider les autres à devenir libres.

Cette tradition est celle des plus hautes religions de nos différents continents. En elle peuvent communier l’hindou et le bouddhiste, le chrétien et le musulman. Et c’est elle qui inspire à l’esprit cette passion de se libérer de soi-même et de ses propres entraves, qui peut seule créer des hommes libres.

C’est elle aussi qui, aujourd’hui, et concrètement, peut inspirer, soutenir et justifier la plus radicale résistance aux prétentions de l’État totalitaire. Car en affirmant l’existence d’une réalité transcendante à la société, au mouvement dialectique de l’Histoire et à la raison d’État, elle pose, du même coup, une possibilité d’appel et de recours contre les décrets de l’État, de la société, et de l’Histoire. Cette possibilité d’appel au transcendant constitue à mes yeux la suprême garantie de la liberté individuelle dans notre temps.

Qu’on ne pense pas pour autant, que je propose au Congrès d’annexer le Bon Dieu à sa cause !

Qu’on ne pense pas non plus que je préconise je ne sais quel « retour » au passé plus ou moins idéalisé. Je n’ai pas l’intention de justifier les bûchers et les persécutions. Je ne suis pas non plus l’avocat d’une sacralisation de la société ni surtout de la vie politique, — au contraire ! Je voudrais constater simplement l’un des faits capitaux de notre époque : nous assistons à la renaissance intellectuelle de quelques-unes des plus grandes religions de l’humanité, en Asie et en Occident, et cela au moment précis où se dresse devant nous, contre nos libertés, un système qui se dit purement rationaliste, mais dont l’appel, en fait, est de nature religieuse, ou au moins simili-religieuse. Je dis que nous serions insensés de ne pas tenir compte, dans notre lutte commune, des forces vraiment religieuses, et de cette foi qui permet seule aux hommes un recours radical, je le répète, contre la prétention totalitaire au gouvernement des esprits.

Nous serions insensés de ne pas voir, et de ne pas reconnaître ici, même si nous sommes des incroyants, que l’avenir de la liberté, s’il dépend vraiment des hommes libres, dépend aussi de ce qui forme et qui inspire la conviction la plus profonde des hommes. L’avenir de la liberté, je le vois pratiquement lié à l’avenir de ce que Freud nommait une illusion, de ce que les communistes tentèrent d’éliminer et tentent maintenant de confisquer à leur profit, et de ce que beaucoup d’entre nous, Orientaux et Occidentaux, tiennent pour la forme originelle et le but suprême de la recherche de la vérité, — cette vérité qui seule nous rendra libres.

Un dernier mot. Parmi les combattants de la liberté, et je parle surtout de l’Occident, beaucoup, et des meilleurs, se déclarent incroyants. Cela ne signifie pas qu’ils soient sortis de l’héritage intellectuel du christianisme, qu’ils n’aient pas hérité de ses structures mentales et des attitudes affectives élaborées par tant de siècles de pensée et de foi chrétienne, ou disons plus exactement judéo-helléno-chrétienne. L’appel aux sources vives de cette grande tradition ne saurait constituer à leurs yeux un danger de « réaction » quelconque. C’est en fait un appel à la passion première qui a porté, avant toute raison, les élans de la liberté. Face aux totalitaires, dans le dialogue qu’ils nous offrent (ou feignent en tout cas de nous offrir) et que nous devons accepter avec confiance, — cette passion sera plus forte que tous les arguments. Certes, les arguments de la raison et de la science nous sont absolument indispensables, et nous n’en manquerons pas — surtout après ce congrès. Mais rappelons-nous que les Grecs n’en manquaient pas non plus devant les Romains et les Barbares ; et que Byzance en avait tant qu’elle en est morte.