(1985) Articles divers (1982-1985) « URSS (1994) » pp. 457-463

URSS (1994)al

Au cours des soixante premières années de son existence, l’URSS a été dotée par les chefs du Parti communiste de quatre constitutions différentes.

La Constitution de 1918

Improvisée au cours des mois qui suivirent la révolution d’Octobre, c’est une constitution de combat, expressément prévue « pour une période transitoire ». Elle veut « établir sous forme d’un gouvernement fort, la dictature des travailleurs des villes et des campagnes ». Inversant l’ordre des étapes prévues par Marx, elle donne la primauté à la révolution politique sur l’économique. Elle organise « la République des soviets de députés ouvriers, paysans et soldats », et prive du droit de vote les commerçants, les bourgeois, les propriétaires terriens et les prêtres, ainsi que les membres de la famille impériale. Le vote populaire élit les soviets des villes qui élisent au deuxième degré le congrès des soviets de Russie, tandis qu’il y a quatre degrés pour les campagnes : le vote populaire élit les soviets de village (Conseil primaire), qui élit les soviets de canton (Conseil intermédiaire) qui élisent les soviets de province (Conseil supérieur) qui élisent le congrès des soviets de Russie. Ce dernier élit à son tour le Comité central exécutif, qui élit le Conseil des commissaires du peuple. Cette constitution pyramidale, fédéraliste en apparence, culmine dans un pouvoir absolu et centralisé, résidant à Moscou.

La Constitution de 1924

Elle traduit la formation de l’Union des républiques socialistes soviétiques, ou URSS, proclamée en 1922. Elle définit l’État soviétique comme un régime de « libre fédération de peuples égaux en droits », ouvert « à toutes les républiques soviétiques qui pourront naître ». Elle est formée au départ de quatre républiques : Russie, Ukraine, Biélorussie et Fédération transcaucasienne (qui comprend l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie). Elle comptera 6 républiques en 1924, 7 en 1929, 12 en 1936 et 15 ensuite.

Le Comité central exécutif devient le Parlement bicaméral de l’Union, constitué par le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités (sur le modèle du Congrès et du Sénat aux USA, ou du Conseil national et du Conseil des États en Suisse). L’autorité suprême réside dans le Présidium du Comité central exécutif.

La Constitution de 1936

Cette première esquisse d’une constitution fédérale, entrée en vigueur au moment de la mort de Lénine, sera remplacée plus tard par la Constitution de 1936, intitulée Loi fondamentale de l’Union des républiques socialistes soviétiques et couramment appelée « Constitution de Staline ». Elle va durer quarante-et-un ans.

Elle résulte d’une ambiguïté d’intentions soigneusement maintenue tout au long de ses 146 articles. Dans son rapport sur le projet de constitution, Staline exalte d’une part « son caractère éminemment démocratique, observé sans réserve », et d’autre part, il dit « considérer comme son mérite de maintenir le régime de dictature de la classe ouvrière et la primauté du parti communiste ».

Or, ceci annule cela, avec une vigilance sans défaut, comme le fait voir l’analyse des principaux chapitres (il y en a XIII) du texte officiel.

Le chapitre Ier sur l’Organisation sociale annonce que l’URSS est un État socialiste des ouvriers et des paysans, dont « la base politique est constituée par les soviets [conseils] de députés des travailleurs qui ont grandi et se sont affermis […] grâce à la conquête de la dictature du prolétariat » (art. 1 et 2). « Tout le pouvoir dans l’URSS appartient aux travailleurs en la personne des soviets de députés de travailleurs. »

L’art. 6 énumère la propriété de l’État, c’est-à-dire le bien du peuple tout entier. Cependant, l’art. 7 prévoit que « chaque foyer kolkhozien […] a la jouissance personnelle d’un petit terrain [attenant à la maison] et sur ce terrain il possède en propre une maison d’habitation, le bétail productif, la volaille et le menu matériel agricole ». Selon l’art. 10, « le droit à la propriété personnelle des revenus et de l’épargne, […] de l’économie domestique auxiliaire, des objets de ménage, d’usage et de commodité personnels, de même que le droit d’héritage […] sont protégés par la loi. » L’art. 11 déclare que « la vie économique de l’URSS est déterminée et dirigée par le plan d’État » en vue d’affermir l’indépendance de l’URSS et de renforcer sa capacité de défense.

Résumons : tout est « la propriété de l’État, c’est-à-dire le bien du peuple tout entier », ou inversement : tout appartient au peuple, c’est-à-dire à l’État. De même, « tout le pouvoir appartient aux travailleurs » mais c’est « en la personne des soviets de députés des travailleurs », dont on verra plus loin (art. 46 et 141) que, pratiquement, ces députés ne peuvent être proposés à l’élection que par le Parti.

Le chapitre II sur l’Organisation de l’État définit l’Union des républiques soviétiques socialistes (art. 13) comme « un État fédéral constitué sur la base de l’union librement consentie de républiques soviétiques socialistes égales en droit. » Suit l’énumération des 11 républiques qui constituaient la Russie des derniers tsars, à quoi s’ajouteront en 1940 et 1941 les provinces occupées puis annexées par l’URSS : les trois États baltes (indépendants depuis 1918) et la Moldavie, prise à la Roumanie.

Les art. 22 à 29 détaillent les subdivisions de plusieurs républiques fédératives en territoires, régions, régions autonomes et républiques socialistes autonomes. On peut voir là l’un des aspects les plus précisément fédéralistes de cette constitution.

Sont du ressort de l’Union, selon l’art. 14, les compétences caractéristiques de la plupart des pouvoirs fédéraux existants, tels que : relations extérieures, défense, transports et PTT, législation du travail, lois sur la citoyenneté fédérale, à quoi s’ajoutent dans le cas de l’URSS « la sécurité de l’État », l’établissement des plans économiques et « l’établissement des principes fondamentaux dans le domaine de l’instruction publique », ainsi que la totalité de l’organisation et de la procédure judiciaires.

Enfin, deux articles de ce chapitre méritent une mention spéciale :

— art. 17 : « Chaque république fédérée conserve le droit de sortir librement de l’URSS ».

— art. 20 : « En cas de divergence entre la loi d’une république fédérée et la loi fédérale, c’est la loi fédérale qui joue ».

Ici encore, dans la pratique, et compte tenu du rôle omniprésent du Parti à tous les échelons de l’organisation et du mode d’élection des pouvoirs locaux, régionaux, républicains, fédérés et fédéraux, l’art. 20 annule sans recours toute portée réelle de l’art. 17, lequel soulignons-le, peut sembler plus radicalement fédéraliste que tout ce que prévoient les constitutions fédérales existantes.

Le chapitre III définit les Organes supérieurs du pouvoir d’État de l’URSS. Selon l’art. 31, « le Soviet suprême de l’URSS exerce tous les droits attribués à l’Union » (art. 14) et qui « ne sont pas de la compétence des organes du pouvoir de l’URSS dépendant du Soviet suprême de l’URSS, du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, et des Commissariats du peuple de l’URSS ».

Ce tout-puissant « Soviet suprême de l’URSS », qui exerce le pouvoir législatif selon l’art. 32, se compose de deux chambres : le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités. Ce qui correspond exactement au système bicaméral des États-Unis et de la Suisse, notamment. Mais voici qui est nouveau : à l’art. 48 apparaît le Présidium du Soviet suprême de l’URSS, composé comme suit : « le président du Présidium du Soviet suprême, ses 15 vice-présidents, un par république fédérée, le secrétaire du Présidium et 24 membres du Présidium. »

Selon l’art. 49, ce Présidium convoque les sessions du Soviet suprême, interprète les lois de l’URSS, édicte des décrets, dissout le Soviet suprême et fixe de nouvelles élections, procède aux consultations populaires, annule les arrêtés et décisions du Conseil des commissaires du peuple, décerne les décorations, exerce le droit de grâce, nomme et relève le haut-commandement des forces armées, ordonne la mobilisation générale, ratifie les traités, nomme et rappelle les représentants diplomatiques.

Ce qui revient à donner tout le pouvoir réel en URSS au Présidium du Soviet suprême.

Le chapitre IV prévoit pour les Organes supérieurs du pouvoir d’État des républiques fédérées une structure qui reproduit fidèlement celle de l’URSS.

Le chapitre V définit les Organes de l’administration d’État de l’URSS. L’art. 64 porte que « l’organe exécutif et administratif supérieur du pouvoir d’État de l’URSS est le Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, responsable devant le Soviet suprême et dans les intervalles des sessions, devant le Présidium. » Il s’agit en fait du Conseil des ministres qui exerce (art. 77) toutes les compétences fédérales de l’Union (Défense, Affaires étrangères, etc.), les autres étant du ressort des « Commissaires du peuple fédéraux, républicains et fédéraux-républicains-autonomes » (chap. VI et VII).

Les Organes locaux du pouvoir d’État (chapitre VIII) reflètent les structures des républiques fédérées et des républiques autonomes, aux échelons des « régions, régions autonomes, arrondissements, districts, villes, localités rurales, hameaux » (art. 94).

Passons sur le chap. IX, concernant les tribunaux et le parquet, qui ne contient rien d’original, si ce n’est le droit de « contrôle de l’activité judiciaire de tous les organes judiciaires de l’URSS et des républiques fédérées » donné à la Cour suprême de l’URSS.

Plus original est le chapitre X qui traite des Droits et devoirs fondamentaux des citoyens.

Les citoyens de l’URSS bénéficient et sont assurés par l’État des droits suivants (art. 118 à 126) :

— droit au travail (assuré « par la croissance continue des forces productives de la société soviétique » et par « la liquidation du chômage ») ;

— droit au repos (assuré par la réduction du travail à 7 h par jour) ;

— droit d’être assurés (vieillesse, maladie, perte de capacité de travail) ;

— droit à l’instruction (gratuit à tous les degrés, supérieur compris, donné dans la langue maternelle) ;

— droits égaux des femmes et des hommes, avec protection par l’État des intérêts de la mère et de l’enfant droits égaux sans distinction de nationalité et de race ;

— liberté de conscience, c’est-à-dire « Église séparée de l’État, et l’école de l’Église » ;

— liberté des cultes ainsi que liberté de propagande antireligieuse ;

— liberté de parole, de la presse, des réunions et meetings, liberté des cortèges et démonstrations dans la rue.

Ces droits sont assurés par « la mise à la disposition des travailleurs » des imprimeries, des stocks de papier, des édifices publics, des rues, des moyens de communication et autres conditions matérielles nécessaires à la réalisation de ces droits.

L’inviolabilité de la personne et l’inviolabilité du domicile et de la correspondance sont « garanties aux citoyens de l’URSS » et « protégées par la loi ».

Le droit d’association (syndicats, coopératives, sports, culture, etc.) est également assuré aux citoyens, « alors que les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s’unissent dans le Parti communiste de l’URSS, qui est l’avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour l’affermissement et le développement du régime socialiste, et qui représente le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que d’État » (art. 126). Il paraît évident que ce privilège de noyau dirigeant accordé au Parti relativise, pour dire le moins, les autres droits.

Quant aux devoirs, ils se ramènent à celui de « service militaire général » qui est une loi mais aussi « un devoir d’honneur pour les citoyens de l’URSS ». Le trahir serait « le pire forfait », aux yeux de la loi.

Le chapitre XI, sur le Système électoral, rappelle que les élections aux soviets des treize degrés existants du Soviet de hameau au Soviet suprême, « se font par les électeurs au suffrage universel, égal et direct, au scrutin secret » (art. 134).

Cependant, l’art. 141 précise que « le droit de présenter les candidats est garanti aux organisations sociales et aux associations de travailleurs : aux organisations du Parti communiste, aux syndicats et coopératives, aux organisations de la jeunesse, aux sociétés culturelles ».

Ce qui revient en fait (voir supra, art. 126) à subordonner toute proposition de candidats à l’aval du Parti communiste, « noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que d’État ».

La Constitution de 1977

La Constitution de 1977, dite « de Brejnev », est pour l’essentiel une révision de la Constitution « de Staline », qu’elle modifie sur une centaine de points d’importance très inégale.

Les principes directeurs de la révision paraissent être : a) une volonté de rendre les textes constitutionnels de 1936 mieux compatibles avec l’usage établi ; b) le souci d’affirmer plus expressément la primauté de fait du Parti communiste, et de subordonner l’État fédératif au Parti centralisé, dès qu’on en vient aux décisions opérationnelles.

Quelques exemples suffiront à illustrer ces deux principes.

Lors des discussions publiques organisées par le pouvoir durant quatre mois avant la proclamation de la nouvelle Loi fondamentale, 750 000 propositions de rectifications ont été envoyées à la presse, 650 000 meetings d’entreprises ont eu lieu réunissant plusieurs dizaines de millions de travailleurs, et quant au PC il a organisé 180 000 meetings de ses adhérents. Il est intéressant de relever qu’au cours de ces débats, selon la presse soviétique, « certains voulaient aller trop vite », et par exemple « abolir le fédéralisme », tandis que d’autres n’avaient pas compris que « le socialisme développé n’est pas encore le communisme », et demandaient « des salaires égaux pour tous ». Le nouveau texte, publié le 4 juin 1977 par la presse soviétique, est annoncé comme « devant tenir compte de tous les changements intervenus dans notre pays depuis quarante ans ».

La principale innovation réside dans l’abandon de toute référence à la « dictature du prolétariat ». L’art. 1 proclame que « l’URSS est un État socialiste du peuple tout entier » et non plus seulement, comme dans les précédentes constitutions, « l’État des ouvriers, paysans et soldats ». En même temps, selon la présentation qu’en donnait la Pravda (26 mai 1977), l’insistance est mise sur « le rôle essentiel et dirigeant du PC ».

La contradiction fondamentale entre le fédéralisme allégué et le totalitarisme pratiqué s’exprime à nouveau dans l’art. 3 qui introduit « le principe du centralisme démocratique », selon lequel « tous les organes du pouvoir d’État, de la base au sommet, sont élus et doivent rendre compte de leur activité au peuple. Les décisions des organes supérieurs sont obligatoires pour les organes inférieurs. Le centralisme démocratique allie la direction unique à l’initiative et à l’activité créatrice locale, à la responsabilité de chaque organe d’État et de chaque fonctionnaire pour la tâche qui leur est assignée ». Il est certain — sinon clairement dit — que l’équilibre entre centralisation fédéraliste et autonomie de base est désormais rompu au profit des « organes supérieurs de l’État », comme le confirme l’art. 6 : « le Parti communiste est la force qui dirige et oriente la société soviétique, c’est l’élément central de son système politique ».

Certes, le droit de « quitter librement l’Union » est maintenu pour chaque république fédérée, mais tout comme les droits garantis aux citoyens, il est soumis à la restriction fondamentale posée par l’art. 39 : « L’exercice des droits et libertés ne doit pas porter atteinte aux intérêts de la société et de l’État ». Or le fait que le PC jugera toujours en dernier ressort des vrais intérêts de l’État, suffit à vider de toute substance cet article et tous ceux qui réaffirment les droits et libertés déjà définis en 1936, ainsi que le droit nouveau introduit en 1977 de « faire des suggestions aux organismes d’État concernant l’amélioration de leur activité et d’en critiquer les insuffisances » (art. 49) ou de « faire des recommandations aux députés », droits assortis d’une clause selon laquelle « toute poursuite pour fait de critique est interdite. Les personnes qui s’en rendent coupables ont à en répondre ».

Pouvait-on déduire de ces articles que les dissidents étaient en liberté, que les camps du goulag étaient vides, et que l’URSS était une démocratie fédéraliste ?

Bibliographie

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