(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Une éducation européenne (13 mai 1973) » pp. 1-3

Une éducation européenne (13 mai 1973)c

Le sort de l’an 2000 se joue dans nos écoles, pour autant qu’il n’est pas déjà compromis par les conséquences, peut-être irréversibles, d’une croissance urbaine incontrôlée, de la pollution de notre planète, et du bétonnage systématique du sol sacré de nos patries, que, par une incroyable étourderie, nous ne défendons qu’aux frontières, — là justement où personne ne les attaque plus.

Nous ne ferons jamais l’Europe sans un immense effort d’éducation des futurs citoyens européens.

Dans cet esprit, j’ai accepté la charge de provoquer et d’animer les débats de la commission sur « une éducation européenne ».

Il m’a paru que ce titre avait deux sens possibles : 1° une éducation à l’européenne, spécifiquement européenne, et 2° une éducation pour l’Europe.

J’ai soumis à la commission la thèse suivante : l’éducation européenne (en tant que telle) va de l’initiation à l’initiative.

Alors que dans les civilisations traditionnelles et dans les régimes totalitaires, toute l’éducation se résume dans un immense catéchisme, et dans l’apprentissage des règles et des réponses, l’éducation européenne comporte aussi un apprentissage de la mise en question des règles elles-mêmes, un entraînement de l’esprit critique.

Son rôle est donc double : d’une part initier l’enfant et l’adolescent aux règles et au savoir accumulé du passé, d’autre part, le préparer à prendre des initiatives personnelles.

Or, du fait que le passage de l’initiation à l’initiative s’opère par l’esprit critique, il résulte que les chances d’accord sur un type idéal d’éducation sont très faibles, et c’est bien ce qui s’est amplement vérifié dans notre commission ! Cela ne facilite pas la tâche d’un président, mais c’est normal et somme toute réjouissant : car si nous tombions tous d’accord sur le type idéal, exclusif et par conséquent obligatoire d’éducation, il ne s’agirait plus d’une éducation européenne, mais d’un endoctrinement totalitaire !

Mais « éducation européenne » peut signifier aussi : éducation pour l’Europe. Ici, la question immédiatement posée a été la suivante : éducation pour quelle Europe ?

On peut imaginer de nombreux types d’union, allant des États-Unis centralisés à la fédération la plus souple : tous, quels qu’ils soient, se heurtent à l’obstacle majeur que constitue l’État-nation, tel que l’a créé Napoléon, en vue de la guerre, et tel que l’ont imité dans le monde entier, avec des bonheurs variables, plus de cent-vingt États, ce qui est beaucoup, depuis un siècle et demi, ce qui n’est rien au regard de l’histoire humaine.

À partir de là, nos débats se sont orientés vers des conclusions positives.

Nous nous sommes tous trouvés d’accord pour condamner le nationalisme, dont l’école aux trois degrés a été la principale propagandiste depuis un siècle. Et pour demander que l’enseignement de l’histoire, de la géographie, de l’économie et de l’instruction civique ne soit plus enfermé dans le cadre national et dans ses mythes, mais parte des réalités quotidiennes, qui vont de la commune et de la région à la communauté continentale — du local à l’universel.

Mais nous avons été d’accord, aussi, pour récuser toute espèce de nationalisme européen, et pour demander au contraire que les Européens prennent conscience de leurs responsabilités à l’égard du monde, et de la nécessité de s’unir précisément pour faire face à ces responsabilités.

Nous avons tous été d’accord pour déclarer que l’éducation civique comporte une éducation écologique, et commence par le respect de l’environnement.

Enfin, il a été suggéré — et approuvé — que la meilleure formation du citoyen est beaucoup moins celle qu’on lui donne par l’enseignement que celle qu’il acquiert en l’exerçant, — par une participation effective aux affaires publiques. Et voilà qui suppose, à mon sens, une fédération européenne basée sur les régions, elles-mêmes basées sur les communes, c’est-à-dire sur le cadre naturel de toute participation civique.

Pour certains, c’est une pure utopie : l’État-nation, disent-ils, est encore un obstacle inébranlable, soyons « réalistes », acceptons-le.

Pour d’autres, les plus jeunes, l’État-nation n’existe plus. Pourquoi lutter contre un fantôme du passé ?

Pour moi, l’État-nation reste un mythe formidable, et la tâche politique de cette fin de siècle, et de toute l’éducation européenne, est de nous préparer à le dépasser.

Oui, les obstacles sont réels, mais le vrai « réalisme » est dans la volonté de les surmonter.