(1977) Articles divers (1974-1977) « Robert Schuman (1886-1963) : l’homme de la frontière (1977) » pp. 254-256

Robert Schuman (1886-1963) : l’homme de la frontière (1977)y

Cet homme dont on a pu écrire « qu’il n’avait l’air de rien », qu’il entrait dans la salle du parlement « comme un ecclésiastique qui se rend à la chaire » et qu’il « pesait longuement ses arguments comme un vieux pharmacien ses pilules », c’est bien le même qui, selon les mêmes auteurs, a accompli « une action bouleversante sans préavis », et s’est montré « l’un de ces hommes exceptionnels par lesquels l’Esprit infléchit le cours de l’Histoire ». André Philip parle à son propos « des possibilités révolutionnaires du terne », mais Konrad Adenauer qualifie la création de la CECA « d’initiative téméraire et éblouissante ».

Né au Luxembourg, le 29 juin 1886, de parents lorrains exilés ; Français d’éducation germanique contraint à la nationalité allemande, Robert Schuman s’est à plusieurs reprises, très justement, défini comme un « homme de la frontière ».

En 1914, il est allemand selon son passeport. Inapte au service militaire, il ne sera mobilisé qu’au titre « d’employé auxiliaire » d’une sous-préfecture. Il n’a donc jamais porté le casque à pointe, comme le lui reprocheront sans relâche nationalistes et communistes, toujours d’accord contre l’Europe.

En vérité, Robert Schuman n’est de naissance et de tradition ni français ni allemand, mais mosellan. Fils d’une région non d’une nation — soit subie soit choisie librement — c’est un homme de « l’Europe médiane », de cette ancienne Lotharingie devenue Bourgogne, et qui forme aujourd’hui la grande avenue centrale, l’axe vertical de l’Europe des régions transfrontalières, remontant de la mer du Nord jusqu’à Bâle.

Toute sa carrière européenne paraît préfigurée dans ces données historiques et géopolitiques. Mais elle a dû passer par la filière française, seule capable de lui prêter ces moyens de pouvoir hors lesquels point d’action internationale.

Dévoué aux œuvres sociales et religieuses de la ville où il exerce son métier d’avocat, Metz, Schuman, sur les instances de ses amis catholiques, se laisse porter à la députation dès 1919, par sens du devoir civique et non par goût, et moins encore par ambition.

J’étais alors, écrira-t-il, un juriste quelque peu candide, inexpérimenté dans l’art de la tactique et de l’opportunité politique.

Jusqu’à la guerre de 1939, constamment réélu à la Chambre, il s’y cantonnera dans son rôle de président de la Commission d’Alsace-Lorraine ; mais s’il adhère en 1931 au jeune Parti des démocrates populaires — qui sera le MRP de la Libération —, n’est-ce pas surtout parce que c’est le parti qui affirme le plus clairement une politique extérieure certes « résolument française » mais opposée aux prétentions de l’État souverain, et surtout « nettement favorable aux méthodes de la collaboration internationale » ?

Incarcéré à Metz pendant quelques mois, puis placé en résidence surveillée dans la Forêt-Noire, il s’évade en 1942. Les nazis le rechercheront à travers toute la France pendant les années d’occupation, sans jamais le découvrir. Il n’en sera pas moins l’un des premiers à proposer, à la Libération, une politique de réconciliation franco-allemande dont même la démence hitlérienne n’a jamais réussi à le faire désespérer.

Réélu député de la Moselle dès 1945, trois fois ministre des Finances (de 1946 à 1947), ministre des Affaires étrangères (de 1948 à 1952), garde des Sceaux en 1956, et deux fois président du Conseil (en 1947 et 1948) — telles sont les étapes d’une brillante carrière d’homme politique français, mais vingt autres l’auront aussi bien parcourue sans avoir pour autant fait de l’Histoire. Si nous parlons ici de Robert Schuman, c’est parce qu’un jour de mai 1950, sous l’apparence du prudent politicien et du célibataire presque timide que l’on a si souvent décrit, un homme d’État soudain s’est déclaré. Et tandis que les autres, tant bien que mal, expédient les affaires courantes, lui, parlant bas, devant un Conseil des ministres inattentif, lisant un texte inattendu, donc mal compris, et qu’on accepte à cause de cela seulement, a peut-être changé le cours de nos destins.

Cette espèce de miracle que représente la CECA, entendons l’acceptation grâce à Schuman du projet de Jean Monnet, sa mise en place rapide, et l’ampleur de ses suites, s’expliquent seulement si l’on rapporte l’attitude de Schuman lors du 9 mai 1950 aux motivations mêmes de sa personne et notamment à l’équation :


Moselle / Europe chrétienne = Région / Fédération continentale


Car la politique qu’exprime le second membre ne résulte nullement de l’évaluation plus ou moins « réaliste » des intérêts toujours « légitimes » d’une nation, mais, traduisant le premier membre de l’équation qui est le rapport origines/horizon, elle exprime l’expérience durement acquise de l’homme de la frontière, autant que ses méditations historiques et ses finalités spirituelles. Elle est inséparable de la personne même de Robert Schuman, parce qu’elle en est constitutive et lui est vraiment congénitale.

L’action de Robert Schuman, à la date inaugurale du 9 mai 1950, montre une fois de plus que l’Histoire n’est pas faite par « les masses » mythiques, mais bien par des personnes réelles. Et cela, dans le sens des forces dont ces personnes dégagent la résultante et trouvent en elle leur expression.

Mais une autre question de paternité vient se poser à l’historien du célibataire endurci que fut Robert Schuman : à qui faut-il attribuer la Déclaration du 9 mai 1950 ? Le plan Schuman fut-il en réalité un Plan Monnet ?

Il est certain que la Déclaration n’a pas été rédigée par Schuman, mais par l’équipe de Jean Monnet, dont les étoiles étaient alors Pierre Uri et Étienne Hirsch. Il est non moins certain qu’en faisant du projet « son affaire » et en engageant sur lui le sort de sa propre politique européenne, Robert Schuman a transformé un texte en acte et une épure en fait d’histoire.

Qui est le vrai père ? Celui qui conçoit le projet ou celui qui le réalise ?

Peut-être pourrait-on évoquer ici, plutôt que la relation classique entre le dramaturge et l’acteur qui fait triompher sa pièce, la coopération créatrice entre l’auteur du scénario d’un film et son cinéaste. Plus précisément, il y aurait lieu d’examiner quatre ou cinq cas célèbres de coopération « politique » plus ou moins comparables dans leurs différences et dans leurs ressemblances que l’histoire a pu voir et enregistrer : coopération entre Sully et Henri IV, à propos du Grand Dessein européen ; entre Benjamin Constant et Napoléon lors de la rédaction de l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire ; et plus près de nous, collaboration entre Coudenhove-Kalergi et Briand, puis entre Alexis Léger et le même Briand, lors de la conception, puis de la mise en forme du « Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne » présenté à la Société des Nations en 1930. Robert Schuman fut réellement l’homme du Plan qui porte son nom, parce que ce plan résultait du problème dans lequel s’était noué son drame personnel, et parce que ce plan figurait le dénouement possible de ce drame. Interrogeons sur cette affaire l’autre protagoniste principal, Jean Monnet lui-même :

L’action de Robert Schuman me paraît avoir été déterminée moins par ses souvenirs du passé qui eussent pu au contraire l’aveugler, que par sa vision lucide de l’avenir des pays de l’Europe. Il avait beaucoup réfléchi à la manière de réconcilier la France et l’Allemagne… dans une Europe unie. Quand le moyen de commencer se présenta, il sut arrêter sa méditation pour accepter de passer à l’action.

Oui, mais placé devant le même avenir et en puissance des mêmes moyens, le président du Conseil d’alors, Georges Bidault, recevant le même texte de l’équipe Monnet, « néglige de l’examiner avec toute l’attention qu’il méritait », autrement dit n’y répond pas : il n’est pas motivé par le même passé.

Et voilà qui permet de résoudre par une sorte de contre-épreuve expérimentale, le problème de la paternité politique de ce qui allait devenir l’Europe des Six, puis des Neuf, en attendant la vraie Europe — celle des peuples et non des États.

 

L’Europe des peuples, des cœurs et des esprits : c’est elle qui motiva au premier chef Robert Schuman.

Aux yeux de l’Histoire, il restera l’homme d’État grâce auquel la première Communauté européenne a pu voir le jour. Mais il s’était rêvé tout autre chose, homme de méditation et de culture, au milieu de ses huit-mille volumes de collectionneur passionné. Et c’est pourquoi il accepta de présider, pour un temps bref mais décisif, deux institutions au sort desquelles j’avais eu le bonheur de l’intéresser, le Centre européen de la culture, à Genève, puis, née du Centre, la Fondation européenne de la culture, aujourd’hui transférée à Amsterdam.

Dans quel esprit l’homme politique de premier plan qu’était devenu Robert Schuman jugeait-il la fonction de ces deux entreprises, si modestes au regard de la CECA ? Relisant le précieux recueil de textes Pour l’Europe, réunis par lui à la fin de sa vie, je trouve ces mots qu’on ne saurait souhaiter plus éclairants, et qui servent de titre à son deuxième chapitre :

L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité politique, doit être une Communauté culturelle.

Et dans ce même chapitre, je souligne cette phrase :

L’unité de l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions : leur création suivra le cheminement des esprits.

On sent bien ici que Schuman n’a jamais eu, en réalité, à « interrompre sa méditation pour passer à l’action » puisque c’est tout naturellement que sa méditation s’est poursuivie en création et n’a cessé de soutenir son action.

Voilà pourquoi cet homme d’État, d’allure volontairement modeste, aura été plus créateur que les grands ténors de ce siècle. Piéton tranquille sur les chemins de l’Histoire, il a frayé la voie vers l’union fédérale en s’y avançant le premier. Et certes, il n’a jamais entretenu l’illusion qu’il irait lui-même jusqu’au but. Il m’avait dit un jour de 1960, dans un moment de confidence :

Je suis sans doute trop vieux pour surmonter l’idée de nation souveraine, dans laquelle j’ai été élevé. Ce sera l’affaire de votre génération…