(1956) Articles divers (1951-1956) « Fédéralisme et nationalisme (septembre-octobre 1954) » pp. 1-16

Fédéralisme et nationalisme (septembre-octobre 1954)u

Parler fédéralisme sur un plan théorique serait contraire à l’attitude fédéraliste. En revanche, confronter cette attitude avec l’obstacle principal que rencontre aujourd’hui l’idée européenne, c’est décrire activement notre méthode. L’obstacle dont je parle est le nationalisme. Faire la critique du nationalisme, c’est dégager du même coup les principes au nom desquels on le juge néfaste, et les maximes de l’action qui permettra de le surmonter.

I. Naissance et prolifération du nationalisme

Goethe, assistant à la bataille de Valmy, s’écriait : « De ce lieu, de ce jour, on datera l’ère nouvelle ». C’est en effet au cri de « Vive la Nation », clamé sur tout le front des troupes, que les Français durent la victoire. Remarquez que ce cri, à ce moment-là, ne signifie point : « Vive la France ! » — pas davantage que le cri : « Les Soviets partout ! » ne signifiera sous Lénine : « Vive la Russie ! » Il proclame un nouveau mythe. Il est comme une invocation à un dieu nouveau, une sorte de « Gott mit uns ! » aussitôt exaucé, puisque par ce seul cri la bataille sera gagnée.

La nation à l’état naissant, comme nous la trouvons à Valmy, c’est donc un idéal, une idéologie, le principe d’une nouvelle communauté non de naissance mais d’avenir et de volonté. Toutefois, cette idéologie n’est pas le fait du peuple tout entier, mais d’un parti ; et ce parti agit par le moyen de l’État.

À l’intérieur du pays, la première tâche de l’État sera d’écraser les opposants, car la nation est religion et les religions ne transigent pas. L’État se voit donc contraint de renforcer la police, de centraliser tous les éléments du pouvoir, et de transformer la justice en instrument de l’idéologie, le tout au nom de la nation. Il confond dans une même répression la réaction qui veut le renverser, et les diversités locales ou spirituelles qui demanderaient seulement des lois plus souples. L’uniformisation est sa réponse à tout. Que personne ne diffère, il deviendrait mon juge ! pense l’État idéologique, né d’une révolution sanglante, et qui se sait illégitime dans sa prétention à régner au nom de tous contre une moitié du peuple.

Mais si, à l’intérieur, l’idée de nation devient entre les mains de l’État un instrument d’oppression et de guerre civile larvée, à l’extérieur elle va devenir un instrument de guerre déclarée. Pourquoi la nation doit-elle faire la guerre ? Tout d’abord, parce que « les nations divisées en elles-mêmes conquièrent par la guerre au-dehors la stabilité au-dedans » — comme le dira Hegel. Ensuite, parce que la collusion de l’État centralisé et de la nation missionnaire produit comme résultante fatale l’impérialisme : et voici la France napoléonienne. L’idéologie de la nation est par essence conquérante : elle veut apporter la Liberté aux autres peuples, par la force au besoin. De plus, à la faveur de ces guerres que l’État présente toujours comme une « défense de nos foyers », l’instinct patriotique est mis en jeu et bientôt il se voit réquisitionné et mobilisé par l’État : nous assistons à la première en date de toutes les « nationalisations », celle des patriotismes locaux !

Notons au passage que la guerre, qu’elle soit civile ou étrangère, froide ou déclarée, justifie toujours le sacrifice « temporaire » de certaines libertés. Or il n’est presque aucune de ces mesures d’urgence, prises par l’État, qu’on ait vue rapportée une fois la paix revenue. Ainsi, le mécanisme de l’État-nation non seulement conduit à la guerre, mais trouve en elle les conditions du renforcement continuel de son pouvoir.

Mais voici que la guerre nationale menée par les soldats « libérateurs » de la Révolution et de l’Empire, loin de faire triompher dans toute l’Europe l’idéologie unitaire des jacobins, va susciter des nationalismes rivaux. Et c’est dans le pays qui aura subi le plus durement l’agression napoléonienne, c’est en Prusse, que la philosophie du nationalisme va se constituer. Hegel est la contrepartie réflexive de Napoléon.

Hegel, conformément à l’esprit de Valmy, se représente la nation comme une croisade pour l’idée. « Ce ne sont pas les déterminations naturelles de la nation qui lui donnent son caractère, mais c’est son esprit national. » (On voit donc que nation et Patrie diffèrent pour lui comme esprit et nature.) Cet esprit national est « un dans la marche de l’Histoire ». Il se fait par sa propre activité, s’épanouit, atteint sa pleine vigueur (surtout en s’opposant, donc par la guerre), puis fatalement décline et meurt. « Chaque peuple mûrit un fruit ; son activité consiste à accomplir son principe, non à en jouir… Chacun a son principe auquel il tend comme à sa fin. Une fois cette fin atteinte, il n’a plus rien à faire dans le monde. » Et encore : « À chaque époque domine le peuple qui incarne le plus haut concept de l’Esprit. »

Voici donc les peuples élevés à la dignité d’intentions particulières de l’esprit mondial, mais en même temps, les voici privés sous peine de « nullité politique » de la permission de vivre en paix, de « végéter », précise Hegel, dans le bonheur et sans histoire. Nous assistons au transfert décisif de l’idée de vocation, passant des personnes aux nations.

Mais cet État-nation, une fois doué de toute la personnalité dont il tend à priver les hommes réels, comment va-t-il se comporter dans le monde ? L’idéal primitif de la nation, confisqué par l’État français, lui-même confisqué par un Corse — patriote humilié et récemment conquis —, a conduit à des guerres d’agression. Celles-ci ont fait surgir d’autres nationalismes, qui vont revendiquer à leur tour le droit de dominer l’époque, après s’être arrogé (au nom de la liberté) le droit de régner absolument sur leurs sujets. À cette fin, chacun prétendra qu’il incarne « le plus haut concept de l’esprit ». Pour la Prusse, l’idée de l’État définie par Hegel et Fichte. Pour l’Angleterre, la maîtrise des mers. Pour la Russie, un messianisme despotique. Les petits pays se borneront à invoquer leurs traditions, leur folklore, ou même leur langue : c’est ainsi qu’on a vu dans notre siècle, la Norvège, la Turquie, l’Irlande et Israël se livrer au jeu pénible de restaurer artificiellement leur « langue nationale », parfaitement oubliée depuis longtemps, afin de mieux prouver leur raison d’être. Nationalisme de reflet, d’imitation, parfois plus proche du vrai patriotisme, mais tout aussi jaloux et même hargneux que celui des grands voisins. Aucun de ces « concepts de l’esprit » ne parvenant à s’imposer, aucune nation ne dominera longtemps, mais aucune n’en tirera la conclusion, une fois vaincue, « qu’elle n’a plus rien à faire au monde », comme le disait Hegel. Les guerres seront menées au nom de l’esprit national. L’Allemand tuera le Français au nom de la « Kultur », le Français, l’Allemand, au nom de la « civilisation » ou du « droit », etc. Jusqu’au jour où seront proclamés certains « concepts de l’esprit » plus redoutables : encore la « race des maîtres », le « Herrenvolk », le « prolétariat » et sa dictature…

Hegel avait vu juste, objectivement parlant. À partir de Napoléon, les nations de l’Europe vont se conduire comme des « individus » sans foi ni loi, au détriment de la grande communauté de civilisation qu’était l’Europe. Chacune se dira « souveraine », à l’imitation des rois absolus qui n’avaient de comptes à rendre qu’à Dieu seul — mais il n’y a plus de Dieu au-dessus des nations. Le droit divin se traduit donc par le droit de l’État le plus fort. Celui-ci ne connaît plus d’autres obligations que les contrats passés avec ses concurrents, alliances ou traités de commerce révoqués dès qu’ils ne payent plus. C’est ainsi qu’une demi-douzaine d’« États-gangsters », follement susceptibles, dépourvus de tout scrupule communautaire, main dans la poche, prêts à tirer, vont essayer de faire la loi en Europe. On parlera beaucoup de « concert des nations », et de « droit international », mais il est clair que ces États-nations-Individus rendent tout ordre international impossible en principe et par définition, puisqu’ils n’acceptent aucune instance supérieure à leurs « droits » et limitant leur « absolue souveraineté ». Pendant cent ans, l’Europe qui se croit rationnelle vivra sur cette absurdité fondamentale. En 1914, elle en mourra.

Mais comment cette absurdité a-t-elle pu triompher pendant un siècle et plus ? En singeant la religion et son enseignement, en devenant elle-même une source de « sacré ». L’Aigle, les Trois Couleurs et le Petit Chapeau jouent au début le rôle du labarum, du crucifix et de la mitre. Les cérémonies viendront plus tard, avec les monuments aux Morts et le culte du Soldat inconnu. Pour la piété et la morale nouvelle, les poètes populaires et l’instruction publique obligatoire se chargeront d’en rédiger les hymnes et le catéchisme. Cette religion nationale, que l’on a comparée très justement au shintoïsme, n’attaquera même pas le christianisme, elle se contentera de l’annexer dans les occasions décisives. Lorsqu’un Maurice Barrès célèbre l’union « sacrée » de la nation dans laquelle catholiques, protestants et agnostiques « oubliant ce qui les divise » doivent se sentir « Français d’abord », nulle Église ne proteste contre cette subordination méprisante de sa foi à l’esprit national. On n’y voit qu’une manière de parler… Et cependant cet esprit national est un dieu bien réel, et que l’on croit vraiment, puisqu’il peut exiger le sacrifice de la vie même du citoyen. Mais que nous offre-t-il en échange de nos vies ? Une certaine communion vague et puissante, qui permet à l’individu de dépasser son horizon restreint, de s’affranchir de ses soucis privés (en temps de guerre) et de se sentir comme transporté dans une espèce de transcendance. À vrai dire, il s’agit encore d’un égoïsme, mais tellement élargi qu’il en devient vertu. On l’enseigne dans les écoles sous le nom de « patriotisme ». Il est admis que tout orgueil, toute vanité, et jusqu’aux vantardises les plus stupides deviennent licites et honorables, dès qu’on les met au compte de la nation où l’on a pris la peine de naître. Ce que nul n’oserait dire de son moi, il a le devoir sacré de le dire de son nous.

Pourtant, cette religion nationale demeure bien incapable d’animer l’existence tout entière de l’homme. « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne » remarque Simone Weil. Cette petite phrase dit tout. La nation est un dieu lointain, qui demande beaucoup plus qu’il ne donne, infiniment plus, à l’absurde. Principe de haine, plus que d’amour, la nation revendique des absolus dont il est manifeste qu’elle est spirituellement indigne et matériellement incapable : celui de la souveraineté sans limites, par exemple, qui est un des attributs de Dieu ; ou celui de l’éternité, au mépris de toute vraisemblance. « La France éternelle », « l’Allemagne immortelle » sont des expressions courantes en temps de guerre. Cette rhétorique émeut des millions d’hommes, qui en oublient du même coup leurs rudiments d’Histoire.

Ces contradictions essentielles — entre la souveraineté absolue et l’ordre européen, entre l’État-nation et la liberté, entre la religion nationale et la foi chrétienne, entre la nation et la paix — ont éclaté en 1914. Et l’Europe depuis lors se trouve devant ce choix, dont nous devons la rendre consciente : ou bien aller vers la formule fédéraliste, qui traduit seule notre réalité une et diverse, et cela suppose briser le carcan de l’État-nation, recréer des pouvoirs locaux, dévaloriser les frontières ; ou bien il faut aller jusqu’au bout de la logique instituée par les jacobins, et soumettre alors toute l’Europe à une nation unique, totalitaire, assumant au mépris des personnes ses prétentions d’Église sans Dieu, et réclamant non seulement la mort en masse mais la totalité de la vie des hommes. Voilà le grand dilemme de notre temps.

II. Critique fédéraliste du nationalisme

Appliquons maintenant notre analyse fédéraliste à quelques-uns des éléments du nationalisme choisis parmi les plus typiques et les plus vivants encore dans nos esprits, ou tout au moins dans nos réflexes acquis sur les bancs de l’école primaire.

La souveraineté nationale, tout d’abord. On a remarqué, lors des débats sur la CED, que les adversaires du traité confondaient sincèrement et réellement les concepts de patrie réelle, de nation et de souveraineté. M. Herriot, par exemple, s’écria solennellement que la CED était « la fin de la France », parce que la CED prétendait limiter la souveraineté de l’État dans le domaine militaire. À ses yeux donc, une France non absolument et totalement souveraine n’était plus la France. La seule évocation d’une atteinte possible à la souveraineté absolue lui paraissait suffisante pour trancher le débat. Vouloir limiter la souveraineté, c’était évidemment trahir, attenter à l’honneur du pays ; c’était se déclarer cyniquement antifrançais. Tout se passe donc comme si, en touchant à la souveraineté, on touchait au Sacré. Le très laïque M. Herriot est en réalité un fanatique de la religion de la nation. S’il n’était pas aveuglé par la superstition jacobine, il verrait comme nous tous que la souveraineté absolue n’est qu’un mythe, inventé par les prêtres de la nation dans le dessein d’asservir les esprits à l’État. La souveraineté absolue n’existe pas, et cependant la France existe bel et bien.

On a défini la souveraineté comme « la faculté pour un État d’agir à sa guise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans les limites posées par le droit applicable à chaque domaine ». Or il n’est pas un seul État européen qui, de nos jours, ait conservé la faculté d’agir à sa guise à l’extérieur. Il n’en est pas un seul qui soit capable de déclarer la guerre ou de conclure la paix comme il l’entend, d’assurer seul sa prospérité, de se défendre seul pendant plus de quelques heures contre une attaque des Russes ou des Américains, bref de vivre en vase clos ou de jouer au pirate. Ces limites décisives à la souveraineté ne sont point posées par le droit, mais par les circonstances réelles du siècle, techniques, économiques et politiques. Il en résulte que la souveraineté nationale, vis-à-vis de l’extérieur, n’a plus d’autre existence que celle d’une illusion pseudo-religieuse et obsessive. Où la voit-on à l’œuvre ? Non pas dans les faits, mais seulement dans les discours des adversaires de la CED ou de toute autre forme d’organisation de l’Europe. Non pas comme une réalité, mais bien comme un prétexte à refuser les évidences. Refoulée du domaine des forces réelles et des pouvoirs concrets, elle est devenue le réceptacle où se recueillent pêle-mêle nostalgies de gloires passées, orgueils déçus, rancunes et préjugés hérités d’une Histoire faussée par l’école, agressivité frustrée, et surtout angoisse de perdre son identité. Elle a donc pris les caractères cliniques d’un complexe. D’où la difficulté, pour ceux qui en sont victimes, de s’adapter aux réalités changeantes du siècle, et même de les apercevoir. D’où la prise qu’ils offrent aux manœuvres les plus grossières du communisme, jouant sur leur affectivité inquiète comme Iago sur la jalousie d’Othello. D’où enfin, l’extrême confusion et les éclats de passion saugrenus qui caractérisent les polémiques sur la souveraineté nationale.

Le fédéraliste ne peut donc adopter, devant la croyance à la souveraineté nationale absolue, qu’une attitude de scepticisme intégral, tempérée par un souci de clinicien : le nationaliste, en effet, n’est pas simplement un homme qui a tort, ou qui persiste méchamment dans son erreur. C’est bien plutôt un homme qui souffre de la crainte morbide de perdre une puissance magique qui n’existe pas ! Il s’agit beaucoup moins de le réfuter que d’éviter d’exciter sa névrose. Nous reviendrons sur les conséquences à tirer de ce diagnostic.

Un autre élément du nationalisme profondément induré dans les esprits, depuis quatre ou cinq générations, par les soins de l’instruction publique, c’est la confusion établie entre « Patrie », « État », « Nation » et « Langue ».

La Patrie, pour le fédéraliste, est une réalité d’instinct et de sentiment, un fait de naissance, comme le mot l’indique, une implantation géophysique, locale et peu extensible.

La Nation, au contraire, est une réalité idéale ou idéologique. D’où la différence foncière que voici : on peut annexer des peuples à une nation, des territoires à un État, mais on ne peut rien annexer à une Patrie.

Ensuite, l’État est une structure administrative et politique, artificielle par définition, rarement influencée et jamais déterminée par la nature de la patrie concrète, encore moins par ses limites naturelles. Il suffit de constater que la forme de l’État est à peu près la même de nos jours dans les patries et les nations les plus diverses. D’autre part, l’État n’entretient avec la nation que les rapports d’usurpation et de confiscation que j’indiquais plus haut.

Quant à la Langue, elle ne correspond historiquement et géographiquement ni à la Patrie, ni à la Nation, ni à l’État. Ces évidences accablantes n’empêchent pas le nationaliste moyen de revendiquer l’annexion à son État, au nom de son propre sentiment patriotique, de peuples qui ont l’honneur de parler sa langue, quand celle-ci se trouve être celle d’une majorité dans les frontières actuelles de l’État en question.

La confusion Patrie-État-nation-Langue, résultat d’une ignorance crasse, sévit dans plusieurs chapitres des traités de Versailles, Trianon et Saint-Germain, pour ne citer que ceux-là. Elle sert de prétexte au premier nigaud venu pour mettre en doute la possibilité d’une Europe unie. Dissocier ce conglomérat monstrueux, réfuter cette confusion séculaire, la ridiculiser et l’extirper de l’enseignement, voilà qui me paraît l’une des toutes premières tâches du fédéralisme appliqué à l’Europe.

Mais le nationalisme, si incroyable que cela paraisse, a poussé plus loin dans l’absurde. Non content de prétendre forcer dans le lit de Procuste des mêmes frontières administratives, patries locales, nation et langue, il a voulu imposer ce carcan aux réalités économiques. C’est ainsi que le charbon est devenu français ou allemand selon qu’il se trouvait d’un côté ou de l’autre de la frontière linguistique, idéalement prolongée dans le sous-sol muet.

La tendance à l’autarcie économique n’est qu’une transposition particulièrement insensée de la volonté d’isolement à la fois anxieux et agressif que représente l’État-nation. Nulle part, l’État ne trahit mieux que dans ce domaine son mépris foncier des hommes. Car l’autarcie implique que le bien-être des hommes soit sacrifié à la puissance de l’État, et leurs libertés concrètes à sa liberté abstraite, qu’il nomme indépendance nationale. Le nationalisme a réussi à faire croire aux masses et aux élites modernes que l’indépendance nationale est la suprême valeur humaine, puisqu’en fait on lui sacrifie la santé d’un pays et son niveau de vie, la liberté économique et la justice elle-même. « Buy british ! », « Achetez français ! ». Cela rend un son patriotique et vertueux (au sens jacobin). C’est pratiquement idiot, mais on ne s’en aperçoit que si c’est dit dans une langue étrangère, ou par un lointain Mossadegh, ruinant son peuple au nom de l’indépendance. Ajoutons que l’autarcie économique est irréalisable au xxe siècle, et n’existe pas, même en URSS. Tout comme la souveraineté absolue, elle ne représente rien d’autre qu’une tendance psychologique morbide, un prétexte à refuser toute mesure réaliste de coopération et à autoriser les tricheries les plus effrontées dans le domaine commercial et financier : tarifs douaniers arbitraires, industries parasites protégées, cours forcés des devises, inflations et dévaluations, et autres formes légalisées mais non moins démoralisantes du vol à main armée.

Enfin, l’État-nation, ayant renoncé au cujus regio, ejus religio, non par esprit œcuménique mais par mépris pour la religion, l’a remplacé par le concept de « culture nationale ». On prétend que les idées ne connaissent pas de frontières, mais l’instruction publique a changé cela. (Et l’Université, en dépit de son nom, a pareillement abdiqué devant l’État.) Au « Buy british ! » répond le « Pensez français ! » (ou pensez allemand, ou même suisse). Les encyclopédies et les revues parlent couramment de « science française », de « science allemande », etc. (variétés que les Soviets englobent d’ailleurs sous le titre diffamant de « science bourgeoise »). Sous Hitler, on parlait également de mathématiques allemandes, et sous Staline, d’une biologie marxiste. Ces excès doivent nous rendre attentifs à l’usage courant qu’ils prolongent. Si nous croyons qu’il est une « culture nationale », française ou danoise, par exemple, comme la culture comprend en fait les sciences aussi bien que les lettres, les arts et la philosophie, pourquoi n’y aurait-il pas une biologie soviétique et une algèbre allemande ? Ce que l’on donne au nationalisme, chez nous, au nom de quoi le refuserait-on ailleurs à des systèmes qui ne s’en distinguent nullement par les principes, mais uniquement par une plus grande rigueur ?

La volonté fondamentale de l’État-nation : imposer les mêmes frontières au patriotisme, à l’administration, à la langue, à l’économie, et à la culture, nous jette donc finalement en plein délire totalitaire, seul achèvement possible du nationalisme. Et ceci nous permet, par contraste, de décrire l’attitude fédéraliste comme un simple retour au respect des libertés et des réalités, comme une référence au bon sens.

III. Deux modes de penser

Il y a dans notre Europe du xxe siècle, deux types d’esprit et de sensibilité politique : les nationalistes (dont les plus conséquents se nomment totalitaires) et les fédéralistes. Quelles ont été les manifestations que l’on peut rapporter sans conteste à l’un ou l’autre de ces types d’esprit, dans le passé récent de l’Occident ?

Le nationalisme a représenté au xixe siècle le seul principe de communion civique qui ait survécu au raz-de-marée rationaliste et jacobin ; et aussi l’agent principal de l’expansion européenne. Ce sont en effet les États-nations, et non pas l’Europe comme telle, qui ont conquis des débouchés à nos produits matériels et culturels, en Asie et en Afrique, par le moyen du colonialisme. Mais dans le même temps qu’il portait à son apogée la puissance mondiale des Européens, le nationalisme développait les germes de notre décadence.

D’une part, chez les peuples lointains qu’il venait de coloniser et d’humilier, il suscitait un esprit de révolte et d’« indépendance nationale » qui allait se dresser contre lui au nom de ses propres principes, tout comme la Prusse s’était dressée contre la France impérialiste.

D’autre part, il épuisait l’Europe en y provoquant des guerres de plus en plus totales, à mesure qu’il se faisait lui-même de plus en plus totalitaire. Si l’Europe, entre 1914 et 1954, a connu la décadence rapide, la chute de potentiel, le recul mondial que l’on sait, elle le doit, à un double titre, au nationalisme : à celui qu’elle a suscité contre elle au-dehors, à celui qu’elle a pratiqué au-dedans.

En revanche, le fédéralisme a produit deux témoignages exemplaires de sa vitalité : les USA et la Suisse. Ces deux pays ont été à la fois les plus prospères et les plus pacifiques de l’ère moderne : ils n’ont provoqué aucune guerre. Toutes les dernières guerres, sans aucune exception, ont été déclarées par les pays où régnait sans conteste la religion nationaliste et ses dogmes unitaires, absorbant et dénaturant le sentiment patriotique. Aux yeux de l’Histoire, la cause paraît jugée. Qu’en est-il au regard de l’avenir ?

Le nationalisme apparaît en pleine contradiction avec l’évolution technique du xxe siècle, et avec les intérêts majeurs de l’Europe, tant spirituels que matériels. En s’opposant à l’ouverture indispensable d’un grand marché continental, il entretient dans les pays protectionnistes une économie malsaine, de plus en plus inapte à soutenir la concurrence des voisins et des autres continents. Les conquêtes techniques du siècle, l’énergie électrique puis atomique, l’aviation, la radio, les armes nouvelles, échappent à tous égards aux cadres nationaux, et cela par leur nature, ou par leur portée, ou par leur coût de production, ou enfin par les échanges que ces techniques multiplient sans limites entre les hommes, dans la plus parfaite indifférence aux frontières des États-nations.

Le nationalisme n’est donc pas seulement une dernière résistance que le sentiment patriotique dénaturé et l’égoïsme politique mal compris opposent à l’union de l’Europe ; il est devenu au surplus une forme de pensée réactionnaire, un système de références démodé et rétrograde, et cela un siècle et demi seulement après son apparition révolutionnaire dans notre Histoire.

À l’inverse, le fédéralisme se trouve en pleine consonance avec l’évolution technique et les nouvelles formes de la pensée scientifique. La pensée fédéraliste, en effet, se représente la société européenne comme une constellation de foyers créateurs, non comme un puzzle formé de pièces rigides et définies d’abord par leur contour. Elle conçoit les rapports humains et politiques comme un complexe de tensions normales entre des pôles opposés mais valables, non comme la juxtaposition de monades ou d’autarcies qui ne cessent de s’ignorer que pour s’entrechoquer brutalement. Nos coutumes et nos styles contrastés, nos confessions rivales et nos systèmes philosophiques en perpétuelle polémique ne lui apparaissent pas comme autant de contradictions insupportables, qu’il faut tenter de réduire à l’uniformité si l’on ne peut les isoler par des cloisons étanches, mais comme autant de valeurs « complémentaires », dont le dialogue fait la richesse de l’Occident. Or nous voyons que la science actuelle pense également par champs de forces en interaction, non par entités statiques, et qu’elle a substitué au principe de non-contradiction qui bloquait le progrès des sciences physiques, le principe de complémentarité. Qu’il s’agisse de la théorie des jeux appliquée par von Neumann à la politique et à l’économie, ou de l’organisation technique des entreprises, la science actuelle dépasse la logique des incompatibles en s’appliquant à la recherche des optima. Or cette méthode est typiquement fédéraliste, puisqu’elle consiste à rechercher le meilleur équilibre « en tension » de deux groupes différents, sauvegardant de la sorte à la fois leur individualité et leur relation créatrice. Il serait bien utile de prolonger ce parallèle dans le domaine de la biologie et de la psychologie : je le suggère à des esprits plus compétents.

J’entendais simplement marquer cette convergence : le fédéralisme correspond à une vision du monde qui est précisément celle que la science moderne a conçue ; et il suppose un monde de relations libres et décentralisées qui est précisément celui que la technique moderne rend habitable.

Mais il y a plus. Le fédéralisme n’est pas seulement en prise avec l’époque, si je puis dire, il est aussi dans le droit fil des traditions les plus fécondes de l’Occident.

On sait que l’Orient et l’Occident s’opposent comme le monisme et le pluralisme. Le pluralisme des allégeances politiques et spirituelles a toujours été la condition des libertés personnelles en Europe. Mais c’est aussi le principe vivant du fédéralisme. Être d’une patrie locale en tant qu’on y est né, mais d’une religion universelle en tant qu’on y croit ; se rattacher par la langue à une communauté plus vaste que l’État dont on est le citoyen ; pouvoir au surplus s’affilier à une telle école de pensée, d’art ou de doctrine politique, proche ou lointaine dans le temps ou l’espace, selon ses goûts et sa vocation, c’est pratiquer l’éthique et la liberté fédéralistes. Le nationaliste n’y voit qu’une dispersion qui l’angoisse et où il craint de perdre son identité. Le fédéraliste au contraire y voit une possibilité d’enrichissement de la personne. (J’ai souvent défini la liberté comme le droit d’appartenir à plusieurs clubs !) Ce pluralisme redouté par le nationaliste, interdit par le totalitaire, est le secret des pouvoirs créateurs et de la santé mentale de l’Occident.

Enfin, je rappellerai que le fédéralisme est dans la ligne de la pensée chrétienne, alors que le nationalisme est foncièrement païen, idolâtre et antichrétien. L’idée même de nation est étrangère au dogme et à la foi chrétienne. Le Christ est mort pour le salut des hommes personnels, non pour le salut des nations ou des collectivités. Les plus grands penseurs politiques du catholicisme et du calvinisme sont unanimes à condamner le nationalisme au nom de leur foi, et à préconiser en revanche une organisation personnaliste et fédéraliste de la société et de la communauté des peuples.

Là encore, la cause est jugée. L’Histoire, la science et la théologie, le progrès et la tradition sont du côté de la pensée fédéraliste, et condamnent sans appel le mythe nationaliste, destructeur de l’Europe et de sa paix.

IV. Stratégie et tactique du fédéralisme

Et cependant, il nous faut bien admettre que ces nationalistes condamnés en principe, et qui se trompent radicalement, sont encore là, sont même, en fait, plus nombreux que nous en Europe. Il nous faut faire l’Europe en dépit d’eux, mais nous ne pouvons la faire sans eux. Voilà le problème concret qui se pose aujourd’hui.

Les nationalistes ont sur nous les avantages du nombre, d’une routine centenaire (qu’ils prennent à tort pour la tradition), du sentimentalisme cocardier, encore si puissant sur les foules, et de l’appui d’intérêts privés décidés à payer ce qu’il faut. Mais nous avons sur eux l’avantage important de défendre une cause qu’ils n’osent pas attaquer : celle de l’union européenne.

Il est clair que tous les obstacles à cette union viennent de l’esprit nationaliste, jacobin et paratotalitaire. Mais il est clair aussi que les nationalistes n’osent pas se déclarer contre l’union. Ils la sabotent, en fait, sous différents prétextes, mais ils lui rendent l’hommage d’une adhésion de principe. M. Herriot est l’un de ces hommages que le nationalisme rend à l’Europe unie. Et M. Molotov lui-même propose un plan…

Certes, on ne peut espérer faire l’Europe qu’en appliquant le fédéralisme, c’est-à-dire en tenant compte à chaque pas de cette double nécessité : instituer une union réelle, sauvegarder nos diversités. Sans union, l’Europe disparaît, annexée ou colonisée. Mais si l’on opprime ses diversités, l’Europe cesse d’être elle-même. Ces deux exigences, bien moins contradictoires que « complémentaires », commandent la stratégie fédéraliste. Quant à la tactique, elle doit tenir compte du fait que nous ne sommes pas seuls en Europe, et que les nationalistes ne cesseront pas de sitôt d’opposer leurs « solutions de rechange » à notre volonté constructive. Quelles seront les maximes de notre lutte, dans cette situation de fait ?

J’envisagerai trois exemples typiques, l’un concernant la politique, le second l’économie, le troisième la culture.

1° — Il y a d’abord la fameuse querelle de la souveraineté nationale. Faut-il la sacrifier ? Suffit-il de la limiter ? Ou bien peut-on la conserver tout en faisant l’Europe ? Certains nationalistes, comme M. Herriot, nous disent qu’ils veulent bien d’une Europe unie, à condition qu’elle respecte les souverainetés nationales. Ce qui revient à dire : « Je veux bien me marier, mais à condition de rester célibataire ! » Logiquement, cette attitude est absurde ; pratiquement, elle conduit à refuser toute proposition concrète d’union — on vient de le voir par le rejet de la CED.

Ceci dit, les fédéralistes doivent-ils engager la bataille sur le thème de « l’abandon des souverainetés » ? Je ne le crois pas, pour deux raisons. La première, c’est que la souveraineté nationale est encore un mythe puissamment agissant sur les primaires de la presse, des parlements, et de tous les degrés de l’enseignement. Dès qu’on y touche, on provoque une opposition passionnelle qui met fin à tout dialogue raisonnable. La seconde raison, c’est que les souverainetés nationales n’existent plus, comme je l’ai rappelé tout à l’heure.

J’estime donc que les fédéralistes doivent refuser le faux dilemme : souveraineté ou fédération. Et sur la base d’une expérience historique probante, je leur propose une solution pratique.

Parmi les fédérations réussies, on peut citer la Suisse sans soulever d’objections. Chacun sait que son régime politique est l’un des plus stables du monde, depuis un siècle. Ce que l’on sait moins, c’est la manière dont ce régime fédéraliste parvint à se faire accepter par les 22 cantons qui étaient encore, au début de 1848, des États parfaitement souverains. Tout le monde admettait, à ce moment, que les alliances qui existaient depuis des siècles entre les cantons souverains étaient trop lâches : elles ne permettaient pas une défense commune efficace. Tout le monde admettait que les cordons douaniers séparant les cantons étouffaient l’économie. Mais toute proposition de pacte fédéral plus étroit se heurtait au veto des cantons, jaloux de leur souveraineté sacrée. La solution qui s’imposa finalement, au lendemain de la guerre civile dite du Sonderbund (1847), fut la suivante : loin d’exiger des cantons une renonciation à leur souveraineté, la Constitution suisse de 1848 garantit expressément cette souveraineté, en même temps qu’elle en délègue partiellement l’exercice au pouvoir fédéral. Voici les textes :

Article premier. — Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance… forment dans leur ensemble la Confédération suisse.

Article 3. — Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la constitution fédérale, et comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.

Article 5. — La Confédération garantit aux cantons leur territoire, la souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple… (etc.)

Ratifiés par la majorité du peuple et des cantons, ces articles ont résolu le problème à la satisfaction générale depuis cent-six ans. On peut les qualifier soit d’habile compromis, soit d’échappatoire, selon qu’on a le tempérament pragmatique ou doctrinaire. Un fait demeure : il n’est pas de constitution plus fédéraliste que celle de la Suisse, et pourtant elle garantit la souveraineté de ses membres ! Souveraineté plus ou moins fictive, direz-vous ? Raison de plus pour ne point s’épuiser à la combattre. Laissant aux nationalistes un terme vide, la Constitution suisse a gardé le concret : elle a créé une souveraineté nouvelle et bien réelle au niveau de la fédération. Tout cela me paraît plein d’enseignements pour l’Europe d’aujourd’hui. Tout cela nous indique une voie : nous devons désormais concentrer nos efforts sur la mise en discussion et sur la ratification d’une Constitution fédérale de l’Europe, afin que l’Europe recouvre, entre les grands empires, une souveraineté qui échappe de toute manière à ses nations.

Nous savons bien comment vont réagir les nationalistes. Là encore, ils vont soulever une controverse purement verbale. Ils vont réclamer, au lieu de la fédération, une simple confédération, croyant dissimuler derrière ce petit préfixe leur qualité d’adversaires réels de l’union. Mais là encore, je demande que les fédéralistes refusent de se battre pour des mots trompeurs. C’est le contenu et la visée fédéraliste du traité, non pas son étiquette, qui nous importent. Rappelons-nous que la Suisse elle-même s’intitule Confédération ! Eh bien, si l’on nous fait une Europe aussi réellement fédéraliste que la Suisse, on pourra la nommer comme on voudra, Confédération, Alliance, ou même Ligue pour la protection des nationalismes intégraux, — je serai content.

2° — Dans le domaine économique, également, cherchons la réalité derrière les étiquettes. Le fédéralisme n’est pas plus libéral que planificateur, et il doit refuser ce faux dilemme, pour la même raison qu’il refuse de choisir entre les autonomies régionales absolues et l’unification forcée. Politiquement, le fédéralisme est une manière souple et sans cesse réajustée de distinguer entre ce qui doit être mis en commun pour mieux fonctionner, et ce qui doit rester autonome pour mieux vivre et créer. Économiquement, cela se traduit par la dichotomie qu’ont préconisée Robert Aron et Arnaud Dandieu, méthode qui consiste à distinguer dans les activités humaines la part des automatismes nécessaires et celle de l’invention libre, la part des fonctions étatiques collectivisées et celle des risques personnels.

Les nationalistes, incapables de nier la nécessité d’une coopération continentale, ne proposent que des marchandages entre autarcies nationales un peu améliorées et assouplies. Nous demandons au contraire des services fédéraux organisant toutes les activités de production, d’investissement et de transport qui, par nature, débordent la capacité d’un seul pays ; et nous demandons la libération correspondante ou complémentaire des entreprises dont l’optimum de production reste local ou régional. Ici, comme sur le plan des structures politiques, le fédéralisme va du local à l’européen, non point du national à l’international.

Je ne puis ici qu’indiquer sommairement cette direction de recherches économiques. Mais je tenais à marquer son articulation solide avec les nécessités du siècle d’une part, et avec nos conceptions fédéralistes et personnalistes d’autre part.

3° — Deux mots enfin sur le problème de la culture.

Il est une phrase que je retrouve dans tous les plans et projets « culturels » élaborés par les États, par l’Unesco, et même par Strasbourg : il s’agit, nous dit-on, « d’organiser des échanges culturels entre nations ». Une sensibilité fédéraliste s’irrite immédiatement à ce langage, révélateur des plus dangereux réflexes nationalistes.

S’il existait vraiment des cultures nationales, il y aurait intérêt à favoriser leurs échanges. Mais notre culture occidentale n’a jamais coïncidé avec les frontières de nos États actuels, pour l’excellente raison qu’elle existait bien avant eux. Elle a précédé de mille à deux-mille ans la tentative de morceler notre héritage commun en « cultures nationales », tentative barbare et d’ailleurs avortée, qui n’a guère qu’un siècle et demi d’âge en France, moins d’un demi-siècle en Norvège, quelques dizaines d’années en Turquie et en Irlande. Jamais la culture en Europe ne s’est développée par des échanges contrôlés et officiels de nation à nation. Elle est née dans des foyers locaux qui ne correspondent à aucun de nos États-nations — la Lombardie, l’Ombrie, les Flandres, la Rhénanie, la Bourgogne, le Languedoc par exemple, puis Florence ou Paris, Bâle ou Oxford. Elle s’est propagée librement de l’un à l’autre de ces foyers. Et grâce à cette interaction perpétuelle, toutes ses formes nous sont communes, qu’il s’agisse de la symphonie ou du concerto, du roman ou du sonnet, de l’équation ou de la théorie des groupes, de la fresque ou du tableau de chevalet, du vocabulaire ou des catégories philosophiques, et en général de toutes les théories et procédés scientifiques.

À quoi servirait, dès lors, de « multiplier les échanges culturels » comme on dit, entre la Suède et l’Espagne, par exemple ? Faire connaître aux Espagnols des œuvres d’art en tant que suédoises ne présente qu’un médiocre intérêt. Ce n’est pas en tant qu’Italien que Raphaël m’intéresse, ni Shakespeare en tant qu’Anglais. Et je ne suis pas du tout sûr qu’il faille « apprendre à nos peuples à se mieux connaître » par le truchement d’œuvres d’art nées sur leur territoire actuel. Les artistes les plus typiques de l’esprit national d’un peuple sont en général les plus mauvais. Ce n’est pas Mallarmé, ni Renoir, c’est Déroulède et Detaille qui représentent valablement la Troisième République comme telle. Et les peuples ont bien moins besoin de se connaître personnellement que d’être enfin débarrassés de l’enseignement nationaliste, qui leur inculque dès l’enfance la méfiance et la haine de leurs voisins.

Il résulte de ces brèves remarques que préconiser comme on fait des échanges culturels de nation à nation, c’est essayer de consolider les mythes nationalistes, c’est reconnaître aux États le droit d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation des idées et des œuvres, c’est donc aller diamétralement à l’encontre du but allégué.

Seule une Europe fédéraliste peut résoudre, en le supprimant, le problème mal posé des échanges culturels. La culture est par essence un phénomène d’échanges libres ; elle meurt d’être enfermée dans des cadres administratifs ou nationaux ; et ce n’est pas une libération surveillée des échanges de prison à prison que nous devons exiger mais l’élargissement immédiat et sans condition du prévenu — j’entends : la suppression totale des mesures de discrimination nationales et des barrières douanières imposées à la vie culturelle de l’Europe et à ses produits. Les États — et demain le Pouvoir fédéral européen — n’ont qu’un moyen d’aider la culture : c’est d’offrir à ceux qui la créent et la transmettent les moyens de vivre décemment. Et quant à ceux qui feignent de redouter que la suppression des frontières « culturelles » entraîne un affreux mélange de nos vertus et caractères nationaux, nous leur dirons : qu’est-ce que votre « génie national » s’il a besoin d’être entouré par des douaniers pour ne pas se perdre ?

Conclusions

J’ai tenté par ces quelques exemples, de montrer comment l’analyse fédéraliste, en même temps qu’elle rend compte des causes nationalistes de la décadence de l’Europe, dégage les principes d’une méthode et les maximes d’une action seules susceptibles de conduire à une union vivante de nos peuples.

Dans chaque cas, mes conclusions ont été pareilles : elles tendent toutes à nous persuader que, désormais, le fédéralisme européen doit concentrer tout son effort sur un seul objectif décisif : la Constitution fédérale de l’Europe.

La méthode proposée par les Anglais et baptisée « fonctionnelle » n’était pas incompatible en théorie avec une tactique fédéraliste. Mais elle a conduit à l’échec. Elle a servi de prétexte à trop de marchandages entre les vraies forces d’union et les répugnances nationalistes, plus ou moins avouées comme telles. Finalement, c’est le nationalisme le plus franc qui a triomphé, lors du refus de la CED.

Nous voyons donc qu’il n’est pas plus facile de faire l’Europe par pièces et morceaux, que de la faire dans un seul élan. Tourner un à un les obstacles multipliés par les sceptiques, les méfiants, et les saboteurs sournois, n’est pas plus facile que d’attaquer de front, franchement, une fois pour toutes, ce qui inspire toutes les résistances à notre union : l’esprit nationaliste.