(1948) Articles divers (1946-1948) « Rencontre avec Denis de Rougemont (janvier 1948) » pp. 10-15

Rencontre avec Denis de Rougemont (janvier 1948)r

Vive le lettrisme !

La belliqueuse inscription, glorieux indice d’un récent combat, marque d’une tache rouge à demi effacée par une main sacrilège, l’un des murs de cette citadelle qu’est, pour la république des Lettres, l’immeuble des Éditions Gallimard.

C’est là, au dernier étage, dans un petit bureau étroit et blanc comme une cellule de moine, tout embrumé par la fumée des pipes, que je rencontre, conversant avec Brice Parain et le Père Bruckberger, Denis de Rougemont. Il laisse ses interlocuteurs penchés sur les bonnes feuilles du Cheval de Troie, et m’entraîne dans un bar voisin.

Musique en sourdine, lumières tamisées, ronronnement des conversations. Dans un coin ombreux, Jean-Paul Sartre, Koestler et Simone de Beauvoir s’entretiennent fiévreusement du sort de l’Europe. L’auteur de La Part du diable m’en parlera lui aussi, tout à l’heure. Mais, d’abord, il faut faire le point.

Denis de Rougemont a 41 ans. Petit, trapu, l’œil sombre, le poil noir, le sourcil épais, la mâchoire forte, peut-être, le croisant dans la rue, l’aurais-je pris pour un homme dur et violent. Mais, à l’entendre parler, comment sa pondération, sa générosité, son sens de l’humain pourraient-ils m’échapper ? Sa voix est douce, mais nette ; il s’exprime avec gravité. Souvent un sourire accompagne son propos, et son regard s’éclaire d’une lueur qu’il me faut bien qualifier de « mystique ». Demandez-lui ce qu’il fait :

Je n’ai d’autre spécialité, vous répondra-t-il, que de réfléchir aux conséquences générales des découvertes particulières, et aux liaisons humaines qu’elles affectent.

C’est un intellectuel. Un intellectuel qui n’a pas mauvaise conscience de sa vocation, qui ne s’en cache pas. Il intitula même un de ses livres les plus remarquables : Journal d’un intellectuel en chômage. Mais, au centre de ses préoccupations, se tient la personne humaine ; ne voulut-il pas instaurer une Politique de la personne  ? Et, pour mieux préciser encore sa position, ne nous invita-t-il pas, reprenant le précepte du vieil Anaxagore, à penser avec les mains ?

Je suis né à Neuchâtel, me dit Denis de Rougemont. J’ai fait des études de lettres en Suisse et en Autriche, à Vienne. J’ai voyagé en Allemagne et en Hongrie. Pendant un temps, je fus lecteur de français à l’Université de Francfort. En 1931, je vins en France ; j’ai vécu en province et à Paris, collaborant à Esprit , à L’Ordre nouveau , fondant la maison d’édition « Je sers », créant une petite revue au ton d’avant-garde — Hic et Nunc — qui compta douze numéros. Nous y défendions la théologie existentielle, et les noms de Heidegger, de Kierkegaard, revenaient souvent sous notre plume. Au sommaire, l’on trouvait Henry Corbin, Roger Breuil, Albert-Marie Schmitt. C’est moi qui ai signé l’un des trois premiers articles consacrés, en France, à Kafka.

La guerre rappela Denis de Rougemont en Suisse ; il fut mobilisé à l’état-major de Berne.

Lors de l’entrée de Hitler à Paris, je fis paraître dans la Gazette de Lausanne un article qui me valut d’être condamné à quinze jours de forteresse !

En septembre 1940, il était envoyé en Amérique pour y faire des conférences. Il n’en revint qu’au mois de juillet dernier. Il vécut à New York, à Princeton, où il respira une « paix claustrale ». C’est là, dans « ce cadre trop parfait, cette ambiance d’innocence, de sports et d’ombres vertes », que demeurait Albert Einstein, l’inventeur de la bombe atomique.

Nous étions voisins, me raconte Denis de Rougemont. Chaque jour, vers onze heures du matin, ce patriarche du nouvel âge, ce Moïse de la terre atomique passait sous mes fenêtres. Il portait un sweater bleu et un pantalon de flanelle, comme les étudiants de l’Université. Un soir (j’avais publié depuis peu mes Lettres sur la bombe atomique , le téléphone retentit. J’entendis une voix qui me dit : « Allô ! Ici Einstein ». Je n’en croyais pas mes oreilles ; c’est un peu comme si j’avais entendu : « Ici, Newton »… Pourtant, c’était bien Einstein. Il avait lu mon livre et désirait me connaître. Je me rendis chez lui, dans une maison de bois jaune entourée de gazon, de fleurs et d’arbres pleins d’oiseaux. Il s’avança vers moi, souriant de ses gros yeux bleus très vifs sous des arcades sourcilières étrangement élevées, un énorme nez rose, des joues grises creusées de profondes ravines et deux touffes de cheveux blancs en auréole. Il me fit asseoir près de lui dans un fauteuil de jardin, et nous nous mîmes à parler de l’Amérique, de la Russie et de la bombe atomique.

Avez-vous eu l’impression qu’Einstein se sentait responsable de sa découverte ?

Einstein est pacifiste, il est antimilitariste. Que les conséquences de sa découverte l’effrayent, c’est certain. Mais sa responsabilité ne se sent pas engagée. Sans doute, pense-t-il que, même sans lui, le secret aurait été découvert, et que par conséquent… « La bombe, m’a-t-il dit, n’a pas changé les conditions de la guerre beaucoup plus que ne l’avaient déjà fait les raids massifs d’avions. Mais la bombe a du moins l’avantage de rendre les masses plus conscientes du danger de la guerre moderne. C’est la question même de la guerre qui se trouve posée. »

Et de la Russie que pense-t-il ?

Pour lui, les Russes se savent et se sentent les plus faibles, surtout en face de l’Amérique. S’ils se cachent derrière un rideau de fer, c’est pour que leur pauvreté ne soit pas découverte. Einstein souhaite que tous les autres pays forment une organisation mondiale assez solide pour que l’URSS finisse par se rendre compte que son avantage n’est pas de s’y opposer perpétuellement et en vain, mais d’y entrer.

Je n’interrogerai pas Denis de Rougemont sur les États-Unis. Il leur a consacré de nombreux articles dans des journaux et des revues de France et de Suisse — articles qu’il a d’ailleurs rassemblés en un volume sous le titre : Vivre en Amérique . Je hasarde pourtant une question sur la littérature d’outre-Atlantique. Il me répond :

La littérature américaine est dans un certain sens plus saine que la nôtre. Les disputes autour de l’engagement de l’écrivain n’existent pas là-bas. Écrire, aux États-Unis, c’est entretenir les lecteurs des problèmes d’aujourd’hui : les noirs, les ouvriers, comme hier la prohibition. Voilà qui allait de soi en Europe aussi, avant le xixe siècle. Que faisaient Dante, Cervantès, Swift, Voltaire, Rousseau, etc. ? Et Calvin !

Mais La Fontaine, Racine ?…

À leur époque, ils accomplirent leur métier d’écrivain comme alors on le concevait. Et c’est cela qui me semble essentiel. Ils n’étaient pas des inadaptés comme, au contraire, le furent les hommes de lettres du xixe siècle, par exemple. Voyez Nietzsche, voyez Baudelaire, et Kierkegaard, dont toute l’œuvre n’est qu’immense effort pour atteindre les gens et qui est mort — oui, littéralement — qui est mort de cela. Ils demeurèrent toujours en marge de la société, parce qu’il n’y avait plus de communauté réelle entre l’écrivain d’une part, la bourgeoisie et les masses en formation de l’autre. Aujourd’hui, c’est le besoin vital de recréer une communauté qui oblige les écrivains à s’engager, à vouloir surmonter cette situation intenable…

Sartre vient de se lever pour sortir. Il passe près de Denis de Rougemont, lui serre la main et l’entretient d’un petit restaurant où ils avaient l’habitude de se rencontrer naguère, mais où, maintenant, « on ne peut plus mettre les pieds ». « Pensez, dit Sartre, la voix pleine d’indignation, l’on a tout transformé, l’on a mis des cretonnes partout. Vous voyez ça : des cretonnes !… »

À New York, reprend Denis de Rougemont, j’ai eu la visite de Sartre. Il m’a dit : « Les deux plus grands écrivains français contemporains, c’est Camus et Simone de Beauvoir. » N’était-ce pas là façon de se désigner soi-même… par personne interposée ?

Denis de Rougemont poursuit :

Ce qui m’a le plus étonné, ici, dans la littérature, c’est qu’elle soit aujourd’hui encore représentée par la génération des hommes de 40 à 50 ans. Je pensais que de plus jeunes nous relèveraient, s’imposeraient. Eh bien ! non. Ceux qui se tiennent à la pointe du combat se nomment Sartre, Bataille, Breton… Après l’autre guerre, ce n’avait pas été ainsi.

C’est, me semble-t-il, dis-je à mon tour, que le fossé creusé par la guerre de 1914 était moins profond que celui qu’a creusé cette guerre-ci. Pour les jeunes hommes d’aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de relever des ruines, mais de découvrir un monde nouveau et de l’organiser. Tout est à recréer. Ils n’ont encore rien à dire, ou ce qu’ils voudraient exprimer est encore imprécis. Ceux qui élèvent la voix, les hommes de 40 ans comme vous les nommez, ne font que poursuivre les discours commencés avant 1939. À cette époque, ils portaient déjà en eux une vision du monde, un message auxquels ils sont demeurés fidèles. La guerre, la défaite, l’exil ont pu les dérouter ; leurs idées n’en ont pas été transformées pour autant. Voilà pourquoi ce sont eux et eux seuls qu’on entend, ou du moins qu’on écoute. Les autres n’en sont encore qu’aux balbutiements.

La musique s’est tue. Les tables se vident. Dans ce bar souterrain règne toujours la même pénombre crépusculaire. Nul mouvement, nul bruit de la rue n’est perceptible ici. L’on dirait qu’on est en marge du temps. Cela donne à notre colloque une apparente gratuité qui en trahit l’objet.

Ce qu’il y a de remarquable chez les plus grands écrivains d’à présent, me dit Denis de Rougemont, c’est leur internationalisme. Il leur faut dépasser leurs frontières. Bien souvent, ce n’est pas dans leur pays d’origine qu’ils rencontrent le plus large accueil. Ils sont tentés d’aller là où ils se sentent le mieux compris, où leurs paroles acquièrent le plus d’efficacité. Mais, en conséquence, ils deviennent des errants. Je crois, quant à moi, que cette transformation de leur existence ne peut pas être sans influence profonde sur leurs pensées et leur œuvre.

Enfin, nous en venons à parler de l’Europe.

Je suis profondément européen, me déclare Denis de Rougemont. Mais je pense que notre continent ne peut être sauvé que par une organisation fédérative. Le modèle en est fourni par la Suisse dont tout le système est fondé sur une dialectique : un pour tous, tous pour un. Cela signifie d’une part l’élan des personnes et des régions vers l’union, et, d’autre part, l’aide que l’union doit apporter à chaque région et à chaque personne. Au mois d’août dernier, au congrès de l’Union européenne des fédéralistes, qui se tenait à Montreux, j’ai prononcé une conférence où je développais les principes du fédéralisme. Il ne peut naître, disais-je, que d’un renoncement à toute idée d’hégémonie organisatrice, d’abord, à tout esprit de système ensuite. Il ignore le problème des minorités (car ce qui compte pour lui, c’est la qualité, et non la quantité comme dans le totalitarisme) ; il a pour base la sauvegarde des qualités propres à chaque nation, à chaque province. Il repose sur l’amour de la complexité. Et, ce qui est non moins important, il se forme de proche en proche, par le moyen des personnes et des groupes, et non point à partir d’un centre ou par le moyen des gouvernements. C’est en dehors de ces gouvernements, contre eux peut-être, que l’organisation fédérative doit naître. Il faut provoquer les états généraux de l’Europe. C’est le seul moyen d’échapper au totalitarisme de plus en plus menaçant. Or, ce totalitarisme m’apparaît comme le pire danger auquel nous sommes exposés. Son importance donne la mesure de notre absence de présence au monde. Tout comme la guerre et la mort, il est simple et rigide. Le fédéralisme, au contraire, est complexe et souple comme la paix, comme la vie. Il ne faut pas avoir peur de ces complexités, de ces complications. Elles seules préservent notre liberté. Chaque jour, la Suisse en reconnaît les bienfaits. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’Europe ? Mais, encore une fois, il convient de se hâter, car je vois venir le temps des terribles simplificateurs.

Je demande à Denis de Rougemont quels hommes prendraient part aux états généraux de l’Europe dont il vient de me parler.

Il faut, me répond-il, que toutes les professions, toutes les classes soient représentées. Je vous le répète ; c’est dans la mesure où toutes les aspirations pourront s’exprimer que le fédéralisme européen pourra s’imposer.

Mais sa réalisation ne vous semble-t-elle pas chimérique ?

Nullement. Si nous parvenons à développer des réflexes de pensée fédéraliste, si ceux qui militent deviennent eux-mêmes intégralement fédéralistes, je vous l’assure, la partie sera plus qu’à moitié gagnée.

Voici venue l’heure de nous séparer. Nous faisons encore, côte à côte, quelques pas dans la rue. La nuit est tombée ; les passants se hâtent de rentrer. Bientôt, Denis de Rougemont quittera Paris et s’installera à Ferney, à l’ombre de Voltaire, l’un de ses maîtres. Là, avant d’entreprendre d’autres travaux, il achèvera de mettre au point le prochain livre qu’il doit publier : Les Personnes du drame .

J’y traite de Goethe, de Kafka, de Kierkegaard, de Luther, de Gide, de Claudel et de Ramuz.

Ensuite, il publiera son Journal des deux mondes , des essais sur des mythes, tels que « Le supplice de Tantale », « L’Ombre perdue », « Le nœud gordien » — textes qu’il écrivit entre 20 et 40 ans. Mais son plus important projet est de composer une morale qu’il intitulera : La Règle du jeu.

Espérons que la bombe atomique n’interrompra pas vos travaux…

La bombe n’est pas dangereuse du tout, me répond-il. C’est un objet. Les objets ne m’ont jamais fait peur, non plus que les machines. Ce qui est dangereux, horriblement dangereux, c’est l’homme. C’est lui qu’il faut contrôler.

Adieu !