(1981) Articles divers (1978-1981) « L’Avenir est notre affaire (mai 1981) » pp. 28-30

L’Avenir est notre affaire (mai 1981)bo

Comment la situation a-t-elle évolué depuis la parution de votre livre ?

Bien des choses ont changé. Prenons trois exemples : je parlais beaucoup des centrales nucléaires, de l’auto et des régions.

Les centrales nucléaires se sont énormément développées en France. En Suisse, le peuple les a acceptées à une très faible majorité, mais le vote aurait certainement été inverse s’il avait eu lieu quelques semaines plus tard, car entre-temps il y eut l’incident de Three Mile Island. L’Autriche a voté contre. Le Danemark les a interdites. Aux États-Unis, Carter a gelé le processus.

La France est partie en flèche (ce qui a entraîné des conséquences pour mon livre, les milieux officiels s’étant opposés à sa diffusion par les médias). Mais il y a une très forte opposition dans la population. L’incident le plus dramatique est celui de Plogoff, en Bretagne, où Électricité de France veut construire trois-centrales nucléaires. L’opposition de la population de cette région est telle que l’enquête d’utilité publique n’a pu avoir lieu que dans des « mairies annexes », installées par la police dans des caravanes, toutes les mairies ayant fait grève. Les habitants ont repris un procédé de Franz Weber pour sauver l’Engadine : ils ont acheté des morceaux du terrain sur lequel devaient être construites les centrales et ont édifié sur l’un d’entre eux, en deux nuits, une immense bergerie pour recueillir cinq-cents moutons venant du Larzac. La bergerie est chapeautée d’un soleil (énergie solaire), et sur les trois grandes portes, il est écrit : « L’avenir, c’est notre affaire ».

Le titre de votre livre a-t-il été utilisé ailleurs qu’à Plogoff ?

Mon titre a été beaucoup exploité. Je suis très content qu’il soit sur les portes de la bergerie de Plogoff. J’ai été ravi d’apprendre qu’au baccalauréat français de juillet 1980, dans l’Académie d’Aquitaine, une des trois questions de dissertation était une longue citation de mon livre. Mais mon titre a aussi été utilisé lors des élections françaises de 1978 par les jeunes du RPR, qui en ont fait la devise de leurs affiches, alors que leur programme ne s’inspirait pas du tout de mon livre. En revanche, L’Avenir est notre affaire a fait la couverture d’un numéro du Nouvel Observateur, au sujet d’un colloque animé par Ivan Illich, avec qui je m’entends très bien.

Vous vouliez parler de l’auto.

Oui. J’ai été confronté à la Télévision suisse romande avec un ingénieur de chez Renault et avec le président du Salon de l’Auto de Genève, et je leur ai demandé ce qu’ils feraient de leurs voitures et de leurs autoroutes quand l’essence sera à 15 francs le litre. On n’en est pas encore là, mais le prix ne cesse d’augmenter, et il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête. Alors, il n’y aura plus que les millionnaires qui pourront rouler. Les laissera-t-on faire ? Nous sommes tellement habitués à nous déplacer en voiture qu’une telle situation créerait des troubles sociaux terribles. Est-ce que c’est ça le Progrès ?

Paul Valéry a écrit : « Nous ne pouvons prévoir nos rêves ni nos projets. » L’avion, l’auto, tout ce que la technologie a réalisé, ce sont des rêves de l’homme, dont nous ne pouvions pas prévoir l’aboutissement.

Les régions, enfin.

C’est le problème numéro un en Europe. C’est un problème vital pour la Belgique, qui n’arrive pas à s’en sortir ; pour l’Espagne, qui a mieux réussi : la nouvelle constitution espagnole reconnaît expressément les « communautés autonomes, existantes et à créer ». Mais les terroristes basques font du tort à la cause des régions. En Grande-Bretagne, c’est une question très importante, pas seulement pour l’Écosse, le pays de Galles, mais même pour l’Angleterre où les populations réclament des espaces de participation civique. L’Italie a appliqué avec vingt ans de retard sa constitution, qui prévoit des régions, dont certaines sont autonomes. En Allemagne, il y a les Länder. En Suisse, les cantons. Cette émergence des régions s’est développée plus vite que je ne le pensais. En France, Chirac vient de déclarer que ce serait la nouvelle idée, l’idée principale de sa campagne électorale.

Dans votre livre, vous nous donniez dix à quinze ans au plus pour décider de la survie de notre espèce. Votre avertissement a-t-il été entendu ?

Dans les trois cas que je viens de citer, oui. Mais dans d’autres, les choses se sont aggravées. Une vingtaine de pays ont l’arme nucléaire, ce qui accroît les risques… disons d’accident…

En 1979, les dépenses militaires mondiales ont été de 500 milliards de dollars, dont le mieux qu’on puisse espérer est que cela ne serve jamais à rien.

Le sujet de la défense s’ajoute aujourd’hui à ceux que j’avais traités dans mon livre, parce que la situation politique s’est beaucoup dégradée (Afghanistan, Pologne). Le seul ennemi à redouter pour nous Européens, ce sont les Russes. Et s’ils nous font un jour la guerre, ce sera une guerre classique, car ils voudront s’emparer de nos industries. (En lançant des bombes atomiques, ils créeraient un désert sur lequel ils ne pourraient pas s’aventurer avant trente ans.) Or les Russes sont 260 millions, les Européens (avec ceux de l’Est) 520 millions. L’URSS a des dizaines de milliers de kilomètres de frontières à l’est et au sud qu’elle devrait garder. Elle ne disposerait donc pas de la totalité de son armée pour nous envahir.

S’ils occupaient nos territoires, les Russes seraient certainement surpris de voir que nous ne correspondons pas aux descriptions qu’on leur a faites. Loin de chez eux, dispersés dans chaque région occupée, ils seraient faciles à convertir. C’est pourquoi je dis que la meilleure défense pour les Européens, c’est d’apprendre le russe ! Dans mon livre, j’écrivais déjà que toute augmentation du budget militaire est inutile dans un pays qui n’a pas de santé civique. Les moyens de guerre psychologique et de paix seront beau­coup plus importants que les moyens militaires. Ce qui s’est passé ces cinq dernières années ne m’a pas contredit.

Quelle est la part du diable dans la crise ?

Il se cache. Il n’est jamais là, comme dans le récit de la Genèse : après avoir mangé le fruit défendu, Adam et Ève se cachent derrière des arbres, pensant échapper à Dieu. Quand Dieu les trouve, il demande à Adam : « Qu’as-tu fait ? » Adam répond : « Ce n’est pas moi, c’est Ève. » Et Ève : « Ce n’est pas moi, c’est le serpent. » Et le serpent, lui, n’est plus là. Ainsi, nous nous fabriquons des lois derrière lesquelles nous nous cachons. Nous les appelons par exemple « impératifs économiques » ou « techniques ». Chaque pays s’évertue à expliquer que sa balance des paiements sera en équilibre lorsque ses exportations l’emporteront sur ses importations. Or, à l’échelle du monde, il est clair que c’est impossible !

Votre livre appelle à la conversion. Vous nous appelez à faire passer le spirituel et l’affectif avant le matériel et le technique. Quand les temps sont proches, que doit faire le converti ?

Changer de valeurs, c’est déjà l’essentiel. Si l’homme peut se placer à un point de vue spirituel plutôt qu’à un point de vue de volonté de puissance ou de besoin de sécurité à tout prix, s’il atteint la liberté spirituelle, il réalise ce qu’il doit faire sur terre. Mais on ne peut pas séparer le travail que l’on fait sur soi-même du travail que l’on fait pour les autres. Sous l’angle spirituel, il n’y a pratiquement pas de différence : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. » C’est là le grand, le premier commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

La liberté correspond à une responsabilité, si elle est réelle. L’homme converti, tourné vers les valeurs spirituelles, et pour la même raison qu’il est libéré spirituellement, est responsable dans la société.

Quelle différence y a-t-il entre la peur de l’an 1000 et notre peur de l’an 2000 ?

Ce sont deux choses tout à fait différentes. La peur de l’an 1000 était magique, — dans la mesure où elle a été réelle et non pas inventée par Michelet. Aujourd’hui, nous avons hélas de bonnes raisons rationnelles d’avoir peur. Tout cela va très mal finir. Suivant les théories économiques ou militaires, cela peut durer cinquante ou cent ans. Mais on n’y coupera pas. Cela n’a d’ailleurs pas une importance capitale. Et il ne faut pas, sous des prétextes mondains, sacrifier notre vie éternelle. Nous devons nous indigner contre le mensonge, le dénoncer dans la vie quotidienne, et en particulier en ce qui concerne le nucléaire.

Je suis optimiste comme tout croyant. Mais la terre finira, comme les autres planètes, selon la loi de dégradation du cosmos. L’homme industriel contribue à accélérer la fin du monde en augmentant l’entropie, le gaspillage et la dégradation de l’énergie. Nous allons vers la mort tiède de l’univers. Les erreurs sur l’avenir sont de plus en plus graves, à mesure que nos moyens sont plus grands. C’est une question de dimensions. Voilà pourquoi je parle tant des régions, c’est-à-dire de petites sociétés, les seules où les humains peuvent encore agir comme des citoyens libres et responsables.