(1973) Articles divers (1970-1973) « Deux en un, ou le fédéralisme (mars 1970) » pp. 22-23

Deux en un, ou le fédéralisme (mars 1970)b

L’unité et la multitude. Duo aut tres in unum. Erreur à exclure l’un des deux, comme font les papistes qui excluent la multitude, et les huguenots qui excluent l’unité.

Pascal

Il faut faire l’Europe, mais dans le respect des différences nationales, régionales et locales. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’autre solution à la fois désirable et praticable que l’union dans la diversité, c’est-à-dire le fédéralisme. Mais sitôt le mot prononcé, des hurlements éclatent sur tous les bancs, de la gauche à la droite et du Marais à la Montagne.

Car pour les uns, fédéraliste signifie unification aux dépens des caractéristiques nationales, et pour les autres, il signifie refus de tout pouvoir central, repli sur soi, voire séparatisme, aux dépens de l’union dans l’intérêt commun.

Un malentendu tragique et ridicule

Tel est le malentendu tragique et ridicule qui bloque depuis vingt ans tous les efforts d’union, parce qu’il paralyse la pensée politique non seulement des nationalistes et des jacobins en colère, mais de beaucoup des partisans sincères d’une « union plus étroite de nos pays », comme disaient les traités de naguère. (Plus étroite que quelle autre, antérieure, on se le demande.)

Si l’on croit que j’exagère, voici quelques exemples.

Le mot fédéralisme est tabou à Strasbourg, déclarait il y a quelques années un représentant du Conseil de l’Europe : je compris par la suite que ce haut fonctionnaire tenait le fédéralisme pour un système d’unification intégrale, sans respect pour la diversité des pays membres.

Mais alors, comment expliquer qu’un grand homme d’État belge ait pu écrire en ce temps-là (il a changé d’avis depuis) : Ce n’est pas dans le fédéralisme, ce n’est pas en se repliant sur elle-même que la Wallonie trouvera son salut ?

En Suisse même, le fédéralisme prend des sens à peu près opposés selon qu’il s’exprime en allemand ou en français. Et l’on a pu entendre le recteur d’une de nos universités cantonales condamner publiquement le principe même d’une subvention fédérale à sa haute école, parce qu’ici, disait-il, nous sommes fédéralistes !

Je n’ai cité que des européistes on ne peut plus engagés. Que sera-ce ailleurs, dans la grande presse, dans la grande masse des citoyens dont il n’est pas exclu qu’avant longtemps on l’appelle à se prononcer sur la question européenne. Je prendrai mon dernier exemple dans cette dépêche de Londres publiée par un quotidien genevois le 30 janvier :

M. Schumann a proposé un marché à la Grande-Bretagne, en qui il trouvera certainement preneur : soutien à la candidature britannique en échange d’une opposition commune au fédéralisme, ce qu’il a traduit en ces termes : « La Grande-Bretagne et la France sont toutes deux également convaincues que leur premier devoir à l’égard de l’Europe, le moyen le plus sûr de contribuer à son unité, c’est-à-dire avant tout à la définition de ses objectifs communs, est de préserver leur personnalité individuelle en tant que nation. »

Je m’assure que ce qu’a dit Maurice Schumann n’était nullement censé « traduire » un refus de la formule fédérale — bien au contraire ! Il est clair que l’erreur est le fait du journaliste, mais ce qui frappe, c’est qu’elle ait pu passer inaperçue dans un quotidien qui s’appelle précisément La Suisse.

Un système bon pour les sauvages

Dans l’espoir de sortir de tant de confusions, le francophone recourt à son Littré, dépositaire depuis un siècle du « vrai » sens des mots français, et il trouve ceci : Fédéralisme. s.m. Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif. Définition assurément moins éclairante que les deux citations qui l’illustrent :

1) Le fédéralisme était une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages. Chateaubriand, Amérique, Gouvernement.

2) Pendant la révolution, projet attribué aux girondins de rompre l’unité nationale et de transformer la France en une fédération de petits États. Aux jacobins on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins. Thiers, Histoire de la Révolution.

La cause est entendue : le fédéralisme est un système bon pour les sauvages, et en France il mérite l’échafaud, qui est le sort des traîtres à la République. Ainsi, le Français cultivé se voit naturellement porté à condamner le fédéralisme interne comme visant à la division de l’État souverain, mais chose curieuse, cela ne l’empêche nullement de condamner le fédéralisme externe comme visant cette fois-ci à l’intégration totale dans un super-État européen.

Cette deuxième « idée » du fédéralisme, inverse de la première mais non moins fausse, est la plus répandue en Amérique. Si les Vaudois se disent fédéralistes contre Berne, les Québécois que j’ai visités l’automne dernier se veulent antifédéralistes contre Ottawa. Et de même aux États-Unis, l’adjectif fédéral évoque d’abord l’autorité centrale de Washington. Fédéral : qui favorise un gouvernement fédéral fort, c’est-à-dire central, lit-on dans le Oxford Dictionnary, en référence expresse à l’histoire américaine. Toutefois, et cela change tout, ces erreurs populaires ne sont point partagées par les hommes politiques responsables de ces pays. Comme on pourra s’en assurer en lisant les ouvrages de Pierre Elliott Trudeau, Premier ministre du Canada1, et de Nelson A. Rockefeller, gouverneur de l’État de New York2.

Le paradoxe fondamental

Les essais de P. E. Trudeau illustrent tous le paradoxe fondamental du fédéralisme : s’unir non seulement dans la diversité mais pour que les diversités demeurent vivaces, et non seulement dans le respect des autonomies mais pour les sauvegarder, car, faute d’union, elles seraient vite absorbées par une puissance voisine. Le fédéralisme repose essentiellement sur un compromis et un pacte. Sur un compromis : si le consensus dans tous les domaines n’est pas désirable ou ne peut être atteint, on le réduit à certains domaines. Sur un pacte ou quasi-traité : on ne peut unilatéralement en modifier les termes. Voilà qui devrait rassurer ceux qui voyaient dans la fédération européenne l’imposition d’un volapük universel. Mais à vrai dire, c’est l’idée même d’un pacte non dénonçable au gré du Prince et des seuls intérêts de son État qui demeure inacceptable aux vrais croyants de la religion nationaliste.

Quant à Nelson Rockefeller, il écrit : Pour moi, l’idée fédéraliste suppose une conception d’ensemble de la vie politique selon laquelle un peuple souverain délègue, en vue de sa sauvegarde, une part de sa souveraineté à une organisation politique ne possédant pas un centre unique de pouvoir, d’impulsion et de création, mais plusieurs.

Il est frappant de retrouver sous la plume du gouverneur républicain d’un État typiquement capitaliste des phrases que l’on croirait tirées du Principe fédératif de Proudhon sur la souveraineté partagée, sur la distribution des pouvoirs non seulement entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire, mais « à différents niveaux » (ce qui introduit le thème des communes et des régions autonomes), enfin, sur le rôle d’impulsion réservé au pouvoir fédéral en vue non de substituer aux gouvernements d’État mais de les aider à résoudre leurs problèmes de la façon qui convient. Pour Nelson Rockefeller, comme pour Trudeau, comme pour Proudhon, l’idée fédéraliste, fondamentalement pluraliste… favorise le non-conformisme, le libre épanouissement des cultures particulières et des pensées originales et enfin un équilibre de forces qui exclut toute démesure et favorise le libre jeu des initiatives sociales créatrices.

L’attitude intellectuelle que traduit ce vocabulaire souple et précis doit-elle rester à jamais étrangère aux esprits qui se veulent « cartésiens » ? Il nous faudrait alors désespérer de toute union vivante de l’Europe. Car il n’y a pas d’union et pas de vie possibles hors du paradoxe fondamental de l’Un et du divers, hors de la volonté de maintenir ensemble et de penser ensemble ces deux termes : dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie publique comme de la vie organique, ils sont conditions l’un de l’autre.

Le refus d’assumer le paradoxe et l’incapacité de traduire ses exigences en termes de politique concrète sont causes des confusions de langage que j’ai citées et se révèlent nécessairement en elles.

« Simples questions de mots », si l’on veut. Pourtant, il serait fou d’espérer que l’Europe se fasse un jour dans l’histoire si elle ne se fait pas d’abord dans les esprits, et voilà qui implique un langage, et qu’on ne laisse pas impunies ses erreurs. Car si l’on ne fait pas attention aux mots, c’est que l’on n’a pas bien vu la chose, et comment pourrait-on la vouloir ? Apprenons donc à bien parler, voilà le principe de la bonne politique.