(1977) Articles divers (1974-1977) « Un modèle pour l’Europe ? (1974) » pp. 144-149

Un modèle pour l’Europe ? (1974)b

Les Gaulois n’avaient peur de rien sauf du tonnerre. Les Helvètes d’aujourd’hui ne sont pas moins courageux, ils ne craignent même plus la foudre — éventuelle source d’énergie — mais seulement les idées générales. Crainte salutaire, ajouterai-je aussitôt, puisqu’elle les a si bien gardés jusqu’à ce jour, des utopies de type jacobin, bolchéviste, anarchiste, fasciste ou nazi. Mais il ne faudrait pas que cette modestie les empêche d’assumer leur vocation.

Lorsqu’il m’est arrivé de soutenir quelques idées sur le rôle de la Suisse dans le monde, ou du moins à l’échelle de l’Europe, je me suis fait répondre en haut lieu comme dans nos journaux : « Restons modestes ! La Suisse est un petit pays qui doit savoir se tenir à sa place. En proposant de grandes idées pour l’avenir du continent, elle n’aurait aucune chance d’être écoutée, ou bien se couvrirait de ridicule. » Je persiste à penser, au contraire, qu’il n’y a pas la moindre proportion de la justesse d’une idée à la taille de celui qui l’énonce ; et que l’importance ou la grandeur d’une vocation communautaire n’est pas fonction du territoire occupé par le groupe humain qui en est le porteur.


Les Suisses sont les dépositaires d’une grande idée, dont je crains qu’ils la comprennent mal, toujours plus mal, après l’avoir si bien pratiquée pendant des siècles. Cette idée est leur histoire même. Bien avant d’être leur « message » (au moins virtuel), elle a été le principe de leur union, la formule de leur identité, la condition de leurs libertés. S’unir entre groupes autonomes à seule fin d’assurer à tous une défense tout juste assez forte pour permettre à chacun de vivre à sa façon, mais non pour dominer sur les voisins : voilà le fédéralisme suisse, dans sa réalité vécue, du xiiie au xixe siècle.

Mais le mot n’est jamais prononcé avant le deuxième quart du xixe siècle. C’est à croire, dit un historien10, que les Suisses se gardent soigneusement d’en faire un concept, un système, c’est-à-dire une recette exportable. C’est le secret de leur réussite. Il faut donc le garder jalousement. Et il ne doit à aucun prix devenir un isme, transportable, imitable au-delà de leurs frontières.

Sagesse paysanne et toute païenne : n’avoue pas, ne dis pas ton bonheur, cela pourrait porter malheur ! Mais à trop bien cacher le secret d’un peuple, on expose le peuple à oublier le secret.

D’où les malentendus multipliés à l’endroit de l’attitude fédéraliste, non seulement en Europe et dans le monde, mais en Suisse même. C’est ce que je voudrais marquer d’abord.


Nous commettons généralement en Suisse, à l’école, dans la presse, au Parlement, et même au sein de notre exécutif fédéral, trois erreurs à tour le moins gênantes au sujet du fédéralisme.


Première erreur. Ramener le fédéralisme à une alliance entre États souverains, nos cantons ; et ramener du même coup la vie fédérale à la lutte pour « l’indépendance » des cantons contre les « empiètements » du pouvoir fédéral. (Être fédéraliste, pour tel Vaudois fameux, se réduisait à être « contre Berne ».)

Rien n’est moins fidèle à l’esprit et à la genèse historique des institutions dont la Suisse est issue. Il est faux de répéter, comme les manuels de mon enfance, que la Confédération a été fondée par « les trois cantons primitifs », tandis que dix-neuf autres « cantons », au cours des siècles, seraient « entrés » successivement dans le pacte de 1291. De fait, personne n’est jamais « entré » dans le pacte et celui-ci n’a pas été conclu entre des « cantons », inexistants au xiiie siècle, mais entre trois communes (Gemeinden, Stätten, Orte, universitates dans le texte original) qui n’étaient nullement des États et ne se prétendaient nullement souveraines, mais voulaient rester autonomes, ce qui est tout à fait différent.

La Suisse est née de la fédération tout empirique de communes forestières, de villes d’empire et de cités-États (comme Berne, Bâle, Zurich, Genève), de pays (comme Vaud, Argovie), de cités s’annexant des pays (comme Berne), de ligues régionales (comme les Grisons) et de principautés épiscopales ou monarchiques (comme le Valais, Bienne, Neuchâtel) sans compter les alliés de longue date et diversement intégrés, tels que Mulhouse et la Franche-Comté, ou encore les régions conquises (la Léventine, le pays de Gex) — mélange mal descriptible en termes de politologie moderne de communes, de régions et de petits États, de démocraties directes et d’oligarchies, qui n’avaient guère en commun que l’essentiel : la volonté de rester libres à leur manière — et seule l’union confédérale le permettait. Il y a très loin de cette réalité merveilleusement complexe à l’alignement schématique de vingt-cinq « cantons et demi-cantons souverains » en 1848. La formule créatrice de la Suisse a été : des communes à la fédération, et non pas : des États souverains à une alliance confédérale. (Le terme de canton comme État souverain est relativement récent : inconnu avant le xiiie siècle et fortement contaminé au xixe par le concept d’État-nation.)

Pourtant, toute la complexité baroque de notre histoire fédérale se ramène en fin de compte à une loi des plus simples : les communautés de tous ordres qui ont peu à peu formé la fédération suisse ont été motivées par la double nécessité de protéger leur autonomie et de s’unir pour affronter des tâches excédant les forces de chacune d’elles isolément. Solution optimale de ces exigences contradictoires : distribuer les pouvoirs de décision aux différents niveaux de communautés (municipalité, région, fédération) correspondant aux dimensions des tâches à accomplir. (Les chemins vicinaux à la commune, les routes au canton, les autoroutes à la Confédération…) Or c’est exactement cette solution qui serait susceptible de résoudre les principales difficultés de la société occidentale d’aujourd’hui. Mais avant de s’en faire les promoteurs, comme ils le peuvent et le doivent à mon avis, les Suisses feraient bien de l’appliquer chez eux, et d’en finir avec cette espèce de blocage au niveau cantonal de la distribution fédéraliste des pouvoirs de décision. Blocage qui explique seul, sans la justifier, la plainte des politiciens et politologues qui annoncent régulièrement « la fin du fédéralisme » dès qu’une tâche nouvelle se voit attribuée, en vertu de ses dimensions, à la Confédération et non plus aux cantons — conformément au principe même du fédéralisme vivant !


Deuxième erreur. Mais s’il existe des tâches qui débordent la capacité communale et appellent le canton, puis dépassent le canton et appellent la Confédération, il en existe aussi, et de plus en plus, qui par leurs dimensions (économiques, financières, énergétiques, spatiales) dépassent le niveau de notre État national. La saine méthode fédéraliste veut alors que ces tâches soient attribuées à des communautés de niveau supérieur, continentales le plus souvent, parfois mondiale.

C’est ainsi que le CERN est né, parce que les dimensions de la tâche (conception, construction et financement du plus grand synchrocyclotron du monde) excédaient les capacités de chacun de nos États européens et demandaient la mise en commun de leurs ressources. Cet exemple mérite de demeurer classique, tant en vertu de ses motivations que de son succès.

Le problème spécifique de la Suisse naît du fait qu’à l’instar des nations qui l’entourent, elle est de plus en plus tentée de se considérer comme un État fermé et limité par ses frontières, non seulement quant à l’état civil de ses habitants, mais aussi quant à l’économie, à l’énergie, à l’éducation et même à l’écologie. Or, dans la mesure où la Suisse bloque à ses frontières le processus fédéraliste, c’est-à-dire l’attribution des décisions aux communautés dont la taille correspond aux dimensions des tâches, elle se comporte à l’égard des pays voisins exactement comme un État-nation centralisé, et ne diffère des autres que par ses prétentions à représenter un « Sonderfall ». (Or son cas, justement, ne serait « exceptionnel » que si la Suisse se montrait insensible aux réflexes stato-nationalistes qui sont communs à ses voisins.) Pour tout dire en une phrase qui rappelle la thèse de Trotski contre Staline, le fédéralisme dans un seul pays est impraticable. Bloquer le processus fédéraliste aux frontières de notre État, c’est d’une part bloquer la vie même du fédéralisme à l’intérieur, et d’autre part faire de notre pays, à l’égard de ses voisins, un État-nation centralisé comme les autres ; simplement plus petit.

Le fédéralisme suisse, dans sa santé primitive — fondé sur les communes et non sur les cantons, sur des régions et non sur des États —, ne pourra devenir modèle européen que s’il accepte de ne pas arrêter son processus aux frontières nationales et va même jusqu’à revendiquer son extension à l’échelle continentale.


Troisième erreur. Sur quoi le Suisse moyen se récrie : « Proposer notre fédéralisme à toute l’Europe, en attendant le monde, ce serait de l’orgueil, de la jactance, pire encore, de la vanité ! Soyons modestes ! » Nous nous trouvons ici devant une confusion morale, typiquement suisse, je le crains, au demeurant des plus respectables. Elle consiste à juger d’une situation politique ou économique en termes de morale courante, j’entends de modestie ou de vanité, de prudence bourgeoise ou d’orgueil. Or il s’agit ici de choisir une politique, il s’agit donc de rigueur : penser juste devient plus important que « bien penser ».


De ce qui précède, je déduirai maintenant deux séries de conséquences politiques.

A) Nous avons à réformer de toute urgence, en Suisse, nos conceptions prétendument fédéralistes. Et ceci d’une double manière. D’abord en renonçant à la fiction récente des cantons comme États souverains, seuls sujets juridiques de la fédération. Ensuite en renonçant à bloquer aux frontières de la Suisse de 1848 le processus fédéraliste fondamental, celui qui attribue le pouvoir de décision à la communauté dont les dimensions correspondent aux dimensions des tâches à entreprendre. Sur ces deux points, nous n’aurions à offrir à nos compatriotes européens d’autres leçons que celles de nos erreurs.

La seule chance de durée de notre fédéralisme est dans son extension à toute l’Europe — de proche en proche. (Et l’on peut espérer que le reste du monde finira bien par l’imiter.)


B) Nous avons à offrir et proposer à l’ensemble des peuples de l’Europe, non pas comme on le croit généralement le modèle 1848 d’une Confédération d’États « souverains »11 mais le modèle (beaucoup moins connu) d’un exécutif indépendant des États nationaux : notre Conseil fédéral.

Il est certain que la formule napoléonienne de l’État-nation souverain, indivisible et centraliste, n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui et le sera moins encore au monde de demain. Les réalités économiques exigent d’une part des espaces beaucoup plus vastes que ceux de nos vingt-huit États européens12 et d’autre part des aménagements régionaux qui ne tiennent aucun compte des frontières politiques. Il en va de même pour les réalités écologiques : la pollution industrielle qui les met partout en danger ne connaît de frontières ni dans les airs, ni dans les mers, ni dans les fleuves. Toutes les réalités de la vie publique présentent aujourd’hui des aspects continentaux et régionaux qu’il est devenu pratiquement impossible de manipuler à l’échelle nationale, et de faire coïncider, par décret, avec les territoires délimités par les cordons douaniers. Comment, dès lors, concevoir un exécutif européen qui ne s’appuie pas sur le relai stato-national, mais qui soit capable simultanément de gérer les intérêts communs à l’échelle continentale et d’harmoniser les intérêts particuliers à l’échelle des régions ?

La solution la plus raisonnable et la plus rapidement réalisable paraît préfigurée par ces agences européennes d’un type nouveau que sont dans le domaine économique la CEE, et dans le domaine de la recherche scientifique le CERN. Des agences de formule comparable devront sans doute être créées, dans les années à venir, pour répondre aux besoins croissants de coordination continentale dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’environnement, des universités, des ressources naturelles, de la monnaie, de la défense, et des relations de l’Europe avec les autres continents. Ces agences s’occuperont des problèmes réels qui se manifestent au niveau des régions : elles pourront notamment mener à bien les recherches les plus coûteuses, que les régions ne sauraient entreprendre pour leur compte. Elles constitueront des banques de données accessibles à tous, à l’inverse du système actuel des secrets d’État, qui met la science au service des gouvernements et des états-majors. Elles seront responsables non pas devant les États nationaux, mais devant un parlement élu par tout le peuple européen. Enfin, pour assurer la cohérence d’une politique européenne, l’établissement des priorités qui l’expriment et la juste répartition des ressources communes, les responsables des agences européennes se réuniront régulièrement en un conseil exécutif européen.

Cette idée d’un gouvernement européen n’est pas seulement, je le répète, la plus rationnelle que l’on puisse imaginer aujourd’hui, mais aussi celle qui a le plus de chances de se réaliser au cours de la prochaine décennie : déjà, sur la dizaine des agences à prévoir, deux sont à l’œuvre, et la nécessité d’en créer d’urgence deux autres — pour l’énergie et la monnaie — est devenue sensible même aux stato-nationalistes les plus obtus, au cours de l’an de crise qui s’écoule tandis que j’écris.

Or, on aura reconnu dans mon esquisse d’exécutif européen tous les traits caractéristiques de notre Conseil fédéral : indépendance par rapport aux États, responsabilité devant les seuls organes fédéraux, compétences sectorielles subordonnées à la compétence politique, qui s’exprime dans la collégialité.

Je demeure convaincu que l’expérience suisse ne saurait offrir à l’Europe rien de plus valable ni de mieux éprouvé que cet exemple unique au monde d’un exécutif collégial, conçu et ordonné dans le seul souci d’administrer les choses et non de gouverner les hommes.

Car les hommes doivent de plus en plus tendre à se gouverner eux-mêmes. C’est là le but dernier du progrès politique et sa mesure la moins trompeuse.