(1981) Articles divers (1978-1981) « Une Europe unie et diverse (27 août 1979) » pp. 1-2

Une Europe unie et diverse (27 août 1979)ao

Tous nos États se donnent pour but suprême la croissance industrielle sans limites, alors que notre terre et ses ressources sont limitées, et ils obtiennent en fait l’inflation et le chômage. Tous prétendent exporter plus qu’ils n’importent, ce qui est rigoureusement impossible à l’échelle mondiale et simultanément. Tous croient que le « développement » matériel est synonyme de « Progrès », alors qu’il se traduit en réalité par des inégalités toujours plus grandes et une escalade de la violence entre classes, entre nations, entre Nord et Sud.

Tous croient encore que le bonheur des hommes dépend de la « santé de l’Économie » et que, celle-ci dépend de la quantité d’Énergie consommée. Les chefs d’État et les ministres déclarent sans cesse à la TV que renoncer au nucléaire équivaudrait à augmenter très fortement le chômage. Ne se seraient-ils jamais demandé comment il se fait qu’à une consommation d’énergie quintuplée depuis dix ans corresponde un accroissement sextuplé du chômage dans les pays de la Communauté ?

Cette question me paraît fondamentale, décisive. Personne encore ne s’est risqué à y faire face, du côté de nos gouvernants. C’est qu’il faudrait, pour y répondre, dépasser le cadre national et accéder à la notion de fédération continentale. Dans la lutte contre le chômage, par exemple, aucun pays n’osera jamais prendre seul les mesures qui s’imposent, comme les 35 heures : il craindra toujours que ses voisins n’en profitent et n’en abusent. À une crise de civilisation comme celle que nous vivons, il n’est de solution qu’à l’échelle d’une grande unité de culture, c’est-à-dire d’un continent au moins, l’Europe dans notre cas, celle qui va de Gibraltar aux pays baltes et de l’Écosse à Chypre ; celle, surtout, qui pendant près de trois millénaires, à partir de ce que symbolisent les noms d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, mais aussi des communautés germaniques et du rêve celtique, a formé les désirs et les besoins des hommes de ce continent, et donc déterminé en profondeur les formes et les buts de leur Économie.

Point de solutions nationales non plus, et c’est encore plus évident, dans le domaine de l’Environnement. Là, tous les problèmes qui se posent concernent des réalités qui ne connaissent pas de frontières, étant beaucoup plus vastes ou beaucoup plus locales que la superficie de nos États-nations. Le Rhin, pollué par cinq pays et transformé en poubelle de l’Europe médiane ; la couche d’ozone qui protège toute vie contre les rayons ultraviolets ; le cancer causé à 60 %° ou 90 % par notre environnement industriel ; la destruction des forêts à 25 % dans le monde et du plancton des océans, qui fabriquent l’oxygène que nous respirons ; la destruction des sols par la progression du béton et de la culture mécanisée ; la pénurie d’eau potable et l’extinction de centaines et de milliers d’espèces animales et végétales — tout cela s’opère à travers toutes nos frontières, mais trop souvent la « Souveraineté absolue » de nos États s’oppose aux mesures de défense efficace. Seules, des solutions européennes — parfois même mondiales, comme dans le cas de la protection des océans — pourraient prévenir les catastrophes qui nous menacent à très court terme.

Les solutions possibles aux problèmes économiques, énergétiques ou écologiques de la société occidentale ne coïncident jamais avec le territoire d’un de nos États-nations, mais appellent toujours des entités plus grandes (continentales, mondiales) ou plus petites (régionales, locales).

S’il est nécessaire de dépasser nos États-nations par le haut : fédération européenne, il est vital de les dépasser également par le bas : régions autonomes. D’ailleurs les deux mouvements sont en interdépendance étroite : on s’est mis à parler de régions tôt après l’inauguration de la Communauté européenne de Bruxelles.

La réalité des régions — dont seul, parmi les chefs d’État européens, de Gaulle avait vu l’importance historique — c’était encore une utopie voici dix ans. C’est devenu l’un des problèmes capitaux d’aujourd’hui dans la plupart des pays de l’Europe. La nouvelle constitution de l’Espagne garantit les droits des communautés autonomes existantes ou à créer. Le projet de constitution belge suppose des communes autonomes groupées en « fédération de pays » ou sous-régions, et en trois régions linguistiques plus Bruxelles. Le problème de la « dévolution » du pouvoir central au pays de Galles, à l’Écosse, à d’autres régions même anglaises, provoque des remous profonds en Grande-Bretagne. La RFA, l’Autriche, la Suisse sont déjà fédéralisées, l’Italie est déjà divisée en régions autonomes et semi-autonomes. Et tout cela s’explique par la même dynamique fondamentale dont j’ai proposé la formule : « Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir ».

Je voudrais souligner surtout ce grand fait : l’aide que nous pourrions et devrions apporter au tiers-monde implique l’union sincère de tous nos pays. La crise mondiale est née de la passion qu’a le tiers-monde de copier les traits les plus dangereux de notre civilisation matérialiste. Pour lutter contre cette contagion, un seul moyen : instituer et réussir chez nous un modèle de fédération continentale à base de régions dépassant les égoïsmes nationalistes et les cadres stato-nationaux. Rien d’autre que la fédération de nos peuples ne convaincra les peuples du tiers-monde, car, ainsi que le disait Albert Schweitzer, « l’exemple n’est pas le meilleur moyen d’agir sur autrui. C’est le seul ».

On demande souvent si l’élection d’un parlement privé de pouvoir législatif mérite un sérieux intérêt. Je répondrai que le Parlement des Neuf possède d’ores et déjà la compétence de voter le budget de la Communauté. Voilà qui suffit bien à décider d’une politique, car le budget, contrairement aux discours, dit la vérité quant aux choix authentiques d’une assemblée et les impose.

Avec ou sans compétences ajoutées, la nouvelle assemblée européenne pourra se prévaloir de la volonté des peuples. Elle pourra même parler, pour la première fois, au nom du peuple européen. Aussi bien est-ce au peuple européen que s’adresse aujourd’hui le rapport dont je viens de vous exposer les vues.

N’est-ce pas à lui que s’adressait Victor Hugo, le visionnaire, lorsqu’il écrivait il y a cent ans :

Hors de nous les gouvernements tentent quelque chose, mais rien de ce qu’ils tâchent de faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-les faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. Le suprême avenir est en vous… Vous êtes un seul peuple, l’Europe, et vous voulez une seule chose, la Paix.