(1977) Articles divers (1974-1977) « Message de M. Denis de Rougemont (1976) » pp. 20-21

Message de M. Denis de Rougemont (1976)t

Robert Schuman, piéton tranquille sur le chemin de l’histoire a frayé la voie vers l’union fédérale en s’y avançant le premier !

L’Europe des esprits et des cœurs, c’est elle qui motiva au premier chef Robert Schuman.

Aux yeux de l’histoire, il restera l’homme d’État grâce auquel la première Communauté européenne a pu voir le jour. Mais lui-même, comme jeune homme, s’était rêvé un avenir tout différent, celui de l’homme de culture et de méditation qu’il fut, en fait, d’une manière invisible mais réelle et qui, loin d’être marginale par rapport à son œuvre politique, pourrait bien en être la source.

Personnellement, je vois la preuve de cela dans le fait qu’il accepta de présider, pour un temps bref mais décisif, deux institutions au sort desquelles j’avais eu le bonheur de l’intéresser : le Centre européen de la culture à Genève, puis, née du Centre, la Fondation européenne présidée par S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas.

Dans quel esprit l’homme politique de premier plan qu’était devenu Robert Schuman jugeait-il la fonction de ces deux entreprises, si modestes au regard de la CECA ? Relisant le précieux recueil de textes Pour l’Europe, réunis par lui à la fin de sa vie, je trouve ces mots qu’on ne saurait souhaiter plus éclairants et qui servent de titre à son deuxième chapitre :

L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité politique, doit être une communauté culturelle.

Et dans ce même chapitre, je souligne cette phrase :

L’unité de l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions : leur création suivra le cheminement des esprits.

Selon Littré, cheminement signifie « action de cheminer » et cheminer « faire du chemin, surtout en ce sens que le chemin est long et qu’on le parcourt lentement ».

On sent bien ici que Schuman n’a jamais eu en réalité à « interrompre sa méditation pour passer à l’action » (comme l’a écrit Jean Monnet) puisque c’est tout naturellement que sa méditation s’est poursuivie en création et n’a cessé de soutenir son action.

Voilà pourquoi cet homme d’État d’allure volontairement modeste, aura été plus créateur que les grands ténors de ce siècle. Piéton tranquille sur les chemins de l’histoire, il a frayé la voie vers l’union fédérale en s’y avançant le premier. Et certes, il n’a jamais entretenu l’illusion qu’il irait lui-même jusqu’au but. Il m’avait dit un jour de 1960, dans un moment de confidence :

Je suis sans doute trop vieux pour surmonter l’idée de nation souveraine, dans laquelle j’ai été élevé. Ce sera l’affaire de votre génération.

Trois lustres ont passé déjà sans que rien nous rapproche visiblement du but. Comment sauver la face de ma génération ? Il nous reste assez peu d’années. Quant à repasser le flambeau, selon le cliché, ce serait une démission, voire une abdication qui ne trouverait plus personne pour l’accepter, je le crains. Parce qu’il n’y aurait plus même d’Européens.