(1973) Articles divers (1970-1973) « Fédération ou confédération ? (juillet-août 1971) » p. 20

Fédération ou confédération ? (juillet-août 1971)v

Le général de Gaulle estimait que les deux mots ne différaient que d’une syllabe insignifiante et qu’il n’y avait pas lieu d’en disputer.

Il est bien vrai qu’aucune raison logique ou sémantique ne saurait justifier la distinction des termes par la distinction des concepts. « Fédérer » signifiant associer par un pacte, « con-fédérer » ou « associer ensemble » ne peut rien dire de plus dès lors qu’on ne saurait s’associer avec soi seul, ni se fédérer isolément.

Pour Littré, la Confédération est « l’union entre plusieurs États qui, tout en gardant une certaine autonomie, s’associent pour former un seul État à l’égard des puissances étrangères » et il donne comme exemples « la Confédération suisse, la Confédération des États-Unis ». Il définit ensuite l’adjectif fédéral comme ce « qui a rapport à une confédération d’États », ainsi, par exemple, « la Suisse et les États-Unis sont des gouvernements fédéraux ». D’où l’on conclut en bonne logique qu’une seule et même réalité correspondant aux deux mots, ceux-ci sont équivalents, comme deux quantités égales à une troisième le sont entre elles. Mais la définition de fédération, qui suit, comme « union politique d’États », est défectueuse puisqu’elle ne mentionne que l’union et ne dit rien de l’autonomie. Or, une union qui ne respecterait pas l’autonomie des parties constituantes n’aurait pas lieu d’être appelée fédérale. Ce serait simplement une union.

Donc, point de différence aux yeux de Littré, et nous pourrions nous en tenir là, et déclarer le problème inexistant, s’il n’y avait dans le même Littré ces deux précisions mémorables ajoutées à l’article « Fédéralisme », et à lui seul — l’une affirmant que ce régime était en Amérique, selon Chateaubriand, « une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages », l’autre rappelant qu’en France, le fédéralisme fut le « projet attribué aux girondins de rompre l’unité nationale ». D’où le Français lettré conclut que Louis XIV et Napoléon, en centralisant l’Hexagone, l’ont sauvé de la sauvagerie (qui règne encore en Suisse, sans doute) et que les fédéralistes, en France, sont des traîtres.

Le mot se trouve ainsi « taboué » pour tous ceux qui ont appris leur histoire au lycée. Et voilà qui repose tout le problème.

Telle étant la situation de fait, en France, il fallait bien lui donner un statut de droit. C’est à quoi Louis Le Fur s’appliqua, vers 1900, dans une thèse qui précise en mille pages la distinction, désormais classique, entre nos deux termes.

Pour Le Fur, « les deux notions de fédération et de confédération se distinguent en ce que la première seule de ces deux formes possède la souveraineté, manifestée par le droit du pouvoir central de déterminer librement sa compétence… La confédération d’États, au contraire, constitue non un État mais une association d’États ; la souveraineté y réside non dans le pouvoir central, mais dans les États confédérés. » Il apparaît alors que confédération, loin de renforcer le sens de fédération, l’affaiblit, et que « fédérer ensemble » des États, c’est beaucoup moins que les fédérer tout court.


On aime à répéter que l’exemple suisse conseillerait la prudence et la lenteur aux « Européens trop pressés ». Il aurait fallu, nous dit-on, six-cents ans pour mûrir la fédération suisse, et vous, vous prétendez faire la grande Europe en dix ans ?

La vérité historique, c’est qu’il a fallu cinq à six siècles pour ne pas fédérer les communes, cités, principautés et pays suisses ; mais, au terme de cette expérience confédérale, après une dernière guerre civile, il n’a fallu que neuf mois, à un jour près, pour concevoir, élaborer et mettre en œuvre la Constitution de 1848, qui transformait une ligue d’États dénuée de tout pouvoir central en une solide fédération.

Enfin, l’on peut tirer de l’expérience suisse de 1848 une formule qui me paraîtrait susceptible de faciliter l’union de l’Europe d’aujourd’hui, comme elle a rendu possible la fédération si rapide des cantons suisses. La voici dans son astucieuse simplicité.

Loin d’exiger que les cantons renoncent à leur souveraineté, la Constitution de 1848 porte à l’article 3 que « les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale, et comme tels exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral » ; cependant que l’article 5 « garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple, ainsi que les droits et attributions que le peuple a conférés aux autorités ».

Ainsi, la force garante des autonomies locales est celle qui naît précisément de la mise en commun d’une partie de leurs souverainetés réaffirmées !

On me dira que c’est un tour de passe-passe. Je réponds qu’il a bien réussi. Et j’observe qu’un pouvoir fédéral européen, constitué selon la même formule, serait seul capable de garantir effectivement l’autonomie de chacun de nos peuples, autonomie ou « souveraineté » relative que rien ne protège aujourd’hui — sauf le « parapluie » que l’on sait.


Toute confédération étant une forme instable de compromis entre ceux qui veulent l’union et ceux qui s’y résignent simplement par une nécessité qu’ils espèrent temporaire, je pense que les fédéralistes européens peuvent accepter le mot s’il facilite la chose, — quelles que soient, par ailleurs, les vraies dispositions et intentions des hommes d’État.

Ceci dit, les fédéralistes européens ne sauraient se contenter du modèle suisse transposé à l’échelle européenne, c’est-à-dire du passage probable de la future confédération d’États à un État fédéral européen.

Car, d’une part, la Suisse demeure juridiquement une association d’États, alors qu’il s’agit aujourd’hui d’associer bien plutôt des groupements sociaux, économiques, écologiques et culturels constitués en régions organiques ; d’autre part, l’État fédéral suisse limite à ses frontières politiques le processus de fédéralisation, si bien que, sauf pour sa neutralisation, il se comporte vis-à-vis de l’extérieur comme un État-nation de type xixe siècle.

Le fédéralisme intégral va bien au-delà de cette formule, il consiste à répartir les fonctions étatiques et les organes de décision de telle manière que la nature et les dimensions des tâches à entreprendre correspondent à la nature et aux dimensions des communautés les plus aptes à les gérer. Ainsi, pour ne donner que ces exemples simples : aux municipalités les chemins vicinaux et les écoles primaires, aux régions les plans d’aménagement et les universités, à la fédération européenne les transports continentaux et les grands centres de recherches.

Dans ce système seulement, la fausse alternative « confédération ou fédération » sera définitivement transcendée ; elle reste liée par nature à l’existence des États-nations de formule napoléonienne ; or ceux-ci feront toujours échouer la confédération à l’extérieur, par les mêmes prétentions qui auront écrasé le fédéralisme à l’intérieur de leurs frontières.

Tout se ramène donc, en fin de compte, à la seule alternative sérieuse du siècle : État-nation fermé ou société fédéraliste ouverte.